L’auteur invité est Harvey Mead, fondateur de Nature Québec, organisme qu’il a présidé presque continuellement de 1981 à 2006. De janvier 2007 à janvier 2009, Harvey Mead a agi à titre de Commissaire au développement durable au Bureau du vérificateur général du Québec.
L’exploitation de la forêt publique québécoise est en crise depuis plusieurs années et les causes de cette situation sont nombreuses. Pour mieux la comprendre et réagir de façon appropriée, il faut faire un bilan de cette exploitation, non seulement sur ses actifs – les emplois pour des milliers de personnes, entre autres – mais également sur ses passifs.
Ces derniers sont environnementaux, concernent la perte de biodiversité et la dégradation de la forêt elle-même. Nous parlons ici des changements au régime hydrique provoqués par les pratiques de coupe, de leurs impacts sur l’écoulement des rivières ayant leur origine en forêt, de l’érosion et des conséquences du flottage du bois. Les passifs sont également sociaux, étant associés surtout à la déstructuration des nombreux villages qui dépendent, souvent de façon exclusive, des opérations en forêt, de l’opération d’une scierie ou d’une usine de pâtes et papiers.
Ces impacts sont bien connus. Mais contrairement aux crises économiques, dont les enjeux sont chiffrés par les compagnies forestières, les gouvernements et les communautés qui les subissent directement, les « externalités » ne sont jamais ou très rarement chiffrées, et leurs coûts manquent au bilan. Par exemple, la disparition des forêts vierges, d’immense qualité comme écosystèmes naturels et pour une multitude d’utilisations, est un premier élément de ce bilan. La globalisation introduit, hélas, une nouvelle donne dans ce portrait, alors que d’autres forêts vierges de nombreux pays en développement n’ayant pas connu une exploitation antérieure sont ouvertes à une exploitation la coupe à blanc.
Dans le processus d’allocation des droits de coupe au Québec, la situation reste inscrite dans un contexte où l’économique et le social priment souvent sur le maintien de la base écosystémique dont ils dépendent. Le calcul de l’indicateur du progrès véritable (IPV) vise à ramener le débat à ses fondements, et procède via une évaluation monétaire du manque de bien-être lié à la dégradation de la forêt et de ses infrastructures, aux impacts associés à l’exploitation de la forêt et aux pertes associées à la décision de donner le bois gratuitement aux entreprises.
La « dégradation » de la forêt publique comme ressource économique
Le prix du marché de la forêt privée est la référence pour les exploitants de la forêt publique, et tout le système gouvernemental pour déterminer la redevance à exiger vise une parité dans les conditions marchandes d’exploitation des deux forêts. Le calcul de la redevance demandée aux entreprises en forêt publique se fait selon une vingtaine de critères, tous comportant la reconnaissance d’un coût dans l’exploitation et une déduction correspondante de la redevance. Le Tableau 1 fournit certains détails du calcul pour 2008-2009, assez typique de toutes les années depuis 2000. Il conclut à la dernière ligne avec le coût pour fournir un mètre cube de bois à une scierie, en forêt publique, via la redevance payée au gouvernement, en forêt privée, via le prix payé au propriétaire. Presque toute la différence entre ces deux prix, qui constitue ce que nous appelons la « dégradation » en termes économiques, provient des transports : le réseau de chemins forestiers en forêt publique est en grande partie dédié exclusivement à l’exploitation; l’infrastructure industrielle représentée par les scieries est souvent loin de la matière première; la distance des scieries des marchés finaux est grande.
L’établissement de la redevance tient compte de ces coûts dans les opérations forestières et dans les scieries; ces coûts sont plus élevés qu’ils ne l’auraient été dans une forêt « d’origine » et même dans la forêt privée d’aujourd’hui. Le fait que les coûts de la récolte dans la forêt privée et la forêt publique sont sensiblement les mêmes, voire moins dans la forêt publique, semble suggérer que la qualité comme « matière ligneuse » de la forêt régénérée dans le sud est environ la même que celle de la forêt vierge du nord de la province où les arbres sont petits.
Si la forêt publique d’aujourd’hui était composée d’arbres de plus grand diamètre et volume, comme l’était la forêt ancestrale, si les scieries étaient plus proches des parterres de coupe et de leurs marchés, comme c’était le cas d’antan, l’exploitation actuelle de la forêt québécoise comporterait beaucoup moins de coûts. Si la forêt privée d’aujourd’hui était celle d’antan et si l’insertion d’un tissu social partout sur le territoire ne l’avait pas morcelé, son exploitation serait également plus rentable. On constate, en ce sens, une dégradation nette de la forêt québécoise et de ses infrastructures qui s’est opérée depuis longtemps.
Le coût de la dégradation
Cette « dégradation » mérite d’être monétarisée, pour établir un bilan plus juste de la contribution de la foresterie à notre bien-être collectif, et surtout à celui des communautés rurales qui en dépendent. Nous résumons ici les passifs de ce bilan.
D’une part, l’accès à la forêt nécessite la construction et le maintien d’un réseau de chemins forestiers. Ce réseau comporte la perte définitive d’une partie du territoire forestier, que nous estimons à environ 5 %; cette perte constitue un coût de base pour l’ensemble des opérations. Les recettes représentent donc seulement 95 % du potentiel de la forêt en termes du volume des arbres sur place au moment de débuter l’exploitation, et l’IPV soustrait donc dans son calcul 5 % de la valeur ajoutée forestière.
La différence entre le prix de vente en forêt privée et la redevance en forêt publique représente une première indication d’une perte de valeur de cette dernière. Il s’agit d’une évaluation, en bonne partie, des coûts de l’éloignement progressif de la forêt commerciale de l’État. Chaque mettre cube coupé comporte cette perte.
La redevance chargée aux détenteurs de droits de coupe vise uniquement à financer le programme gouvernemental de traitements sylvicoles. Ce programme de reboisement représente une deuxième reconnaissance formelle et chiffrée d’un coût inhérent dans l’exploitation de la forêt québécoise, soit des dépenses pour maintenir le flux de services fournis par la forêt et qui n’est pas assuré par la régénération naturelle.
Par ailleurs, les statistiques sur la coupe en forêt publique montre des variations importantes dans le rendement sur les territoires coupés, d’environ 90 m3/ha dans les années 1980 et 1990 mais avec des rendements sensiblement plus élevés depuis 2003 et montant jusqu’à 124 m3/ha en 2007. Même si le rendement est clairement fonction des peuplements, qui varient beaucoup quant à leur potentiel, il y a lieu de croire que ces variations représentent aussi une décision de couper dans les meilleurs peuplements disponibles pour chercher le meilleur rendement monétaire optimal dans un contexte de crise.
La forêt Montmorency
Une telle approche à l’exploitation, si elle s’avérait fondée, compromettrait les rendements à long terme. Une façon de prendre en compte cette question, peu importe l’explication des variations dans la forêt publique pour la période 1987-2008, nous vient de la longue expérience de la Forêt Montmorency, station de recherche de la Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique de l’Université Laval. Elle produit du bois pour les marchés depuis 1964. La Forêt a pu mettre un accent sur la productivité de la forêt, dans le respect d’importants critères d’aménagement en fonction de rendements sur le long terme mais également de protection environnementale et de reconnaissance de valeurs sociales.
La plus récente évaluation de la possibilité des rendements dans la Forêt Montmorency montre que ceux-ci sont de 2,54m 3/ha/an pour l’ensemble du territoire de 6 664 hectares. Convertis en fonction d’un cycle de 60 ans pour la forêt, cela représente un rendement de 152 m3/ha lors d’une coupe « totale ». L’IPV prend ce rendement comme représentatif d’un rendement moyen potentiel pour la forêt publique dans l’hypothèse d’une approche plus sensible au long terme et moins influencée par le marché et l’accent à court terme. […]
Les coûts des activités de l’industrie forestière
Les activités de l’industrie forestière amènent des impacts sur le milieu et sur les communautés qui y sont associées, dans la production des « flux » de bénéfices à partir de l’exploitation du capital naturel. Les impacts se font sentir tout d’abord en forêt et incluent des changements dans les écosystèmes eux-mêmes, soit dans la composition en termes d’essences, soit dans la composition de la biodiversité du milieu plus généralement. Un des indicateurs de ces changements est le comportement des insectes ravageurs et les épidémies qu’ils causent. […]
Le coût de l’absence d’une rente pour le bois de la forêt publique
Il y a un recours incessant à de nouvelles forêts au Québec, puisque l’exploitation ne s’est pas encore rendue à la coupe des dernières forêts vierges « commerciales ». Ceci a rendu problématique l’établissement d’un territoire sur lequel l’exploitation aurait été obligée de s’établir en permanence. Cette situation mettait davantage à risque les communautés déjà établies et dépendant de la forêt; celles-ci se trouvent souvent entourées de forêts coupées et éloignées des activités actuelles en forêt. L’État n’a pas prévu profiter d’une rente pouvant compenser pour cette exploitation de la ressource; l’exploitation s’est faite à peu près comme celle des ressources non renouvelables.
L’État maintient l’exploitation forestière par un processus de tarification dont l’objectif premier est d’assurer la rentabilité des opérations des entreprises en forêt et en scierie et ainsi le maintien des emplois pour les communautés en région. L’objectif d’assurer pour la société une rente pour l’exploitation de son capital naturel reste très secondaire, voire inexistant. La gestion de cette ressource renouvelable ne comporte pas toujours une marge de manœuvre pour des crises comme celles qui sévissent actuellement, marge qui existait autrefois. Par ailleurs, il y a lieu de craindre qu’il n’y ait encore moins de marge de manœuvre à l’avenir pour gérer les coûts d’exploitation associés aux transports, alors que ceux-ci risquent d’exploser dans les prochaines années, avec la hausse du prix du pétrole.
Établir une redevance juste et équitable
Les fermetures de scieries et d’usines de pâtes et papiers entraînent une diminution des opérations forestières elles-mêmes. L’ensemble laisse les communautés dans une situation difficile, dans certains cas, presque certainement devant leur fermeture. Nous abordons cette question en constatant que l’État propriétaire de 90 % de la forêt québécoise ne cherche aucune rente pour son capital forestier lorsqu’il le met « en vente »; la redevance ne cherche à couvrir que le programme de traitements sylvicoles.
On peut comprendre qu’il considère que le fait de maintenir en vie les communautés dans les régions forestières représente déjà une rente, mais comme nous venons de voir, cette vie communautaire était à risque. Par ailleurs, une telle approche ne tient nullement compte de la recherche de bénéfices économiques permettant aux populations d’acquérir des biens qui contribuent à leur bien-être. Il nous paraît tout à fait inapproprié pour un propriétaire de donner – littéralement – son capital, strictement dans le but de maintenir des populations au travail, le temps que le travail durera. C’est une vision beaucoup trop réduite du progrès recherché par la société.
L’IPV prend le prix de vente du bois de la forêt privée comme un prix de référence pour établir la rente qui pourrait être exigée selon les droits de coupe en forêt publique, et soustrait le montant de l’écart entre la redevance et le prix de vente. Ce montant a déjà été utilisé pour évaluer la perte de valeur de la forêt publique et de ses infrastructures, suivant les modèles forêt et usine du MRNF. Le travail du MRNF montre clairement que, en raison de cette perte de valeur, il serait impossible d’exiger une telle rente pour l’exploitation de la forêt publique, mais la différence entre la rente de la forêt privée et ce que l’État se sent en mesure d’exiger comme « limite économique » dans le calcul de la redevance fournit un estimé raisonnable d’une telle rente qui devrait être recherchée, en principe, pour la forêt publique.
Les passifs omis dans le calcul du bilan d’exploitation forestière (ici, la valeur ajoutée) permettent un regard nouveau sur la situation. Les coûts inhérents dans la décision de continuer à exploiter la forêt publique du Québec frôlent le niveau des bénéfices.
À la recherche d’une nouvelle industrie forestière
Les travaux du MRNF montrent les fondements d’un élément des crises qui sévissent et que nous essayons de mettre en évidence. L’élaboration de l’IPV pour le secteur de la forêt suggère que la ressource a perdu plus ou moins toute sa valeur économique directe au fil des décennies, voire des siècles, et que les activités entourant l’exploitation de la forêt pour alimenter les scieries (et même les usines de pâtes et papiers) ne sont tout simplement plus rentables.
L’IPV ajoute un élément de compréhension au constat de crise, mettant une valeur monétaire à la perte de valeur du capital naturel qu’est la forêt ainsi qu’aux coûts des externalités des activités de l’industrie forestière, longtemps négligés. L’État a décidé de maintenir les activités en amont pour que les activités industrielles en aval puissent elles-mêmes être maintenues. Le bois de la forêt a été considéré comme un coût à minimiser pour permettre les autres activités en aval. Ce paradigme semble être en train de changer, notamment par la mise en place du nouveau régime forestier.
Le travail sur l’IPV enrichit les bases pour une nouvelle réflexion sur le rôle de ce secteur de l’économie. Il y a lieu de proposer une réorientation du soutien de l’État, qui tienne compte de la dégradation progressive de la forêt publique; cette réorientation pourrait cibler une occupation du territoire autrement qu’en fonction d’un effort de l’insérer dans la globalisation.
Sachons le reconnaître : les communautés n’attendent que cela, une nouvelle industrie forestière, à haute valeur ajoutée, à impacts environnementaux très réduits et à qualité sociale indéniable.
On peut lire le texte complet (avec les tableaux) sur le site de GaïaPresse
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