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Le samedi 23 avril 2022

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Finance : l’éthique et la solidarité en prime

L’auteur invité est Bernard Bayot, directeur du Réseau Finance Alternatif (Belgique)

La crise financière qui a éclaté l’année dernière a au moins eu un mérite : celui de mettre à bas le mythe d’une finance désincarnée, qui semblait flotter, indifférente à la pesanteur, se moquant de l’activité des hommes et de leurs préoccupations. On affirmait même, sans rire, que cette finance créait de la richesse par elle-même. Une sorte de pierre philosophale des temps modernes ! La réalité est évidemment différente et l’éclatement de la bulle financière en a fourni une éclatante démonstration.

Parmi les questions que la crise a mises en évidence figure celle de la recherche du profit qui, pratiquée sans retenue, nous a conduits à l’impasse. Revient dès lors au goût du jour une autre approche de la finance, qui entend traiter l’argent et ses multiples facettes (épargne, investissement, crédit, gestion d’un compte) non plus sous un angle de stricte rentabilité économique, mais en y adjoignant des considérations d’éthique et de solidarité. Comprenons l’éthique comme un ensemble de règles morales et de conduite qui vont guider notre comportement professionnel ou personnel, et la solidarité comme la conscience d’une responsabilité et d’intérêts communs au point d’entraîner, pour les uns, l’obligation morale de porter assistance aux autres. Une finance qui est soumise à l’intérêt général plutôt que de lui porter atteinte, voilà une idée qui sonne tendance dans cette atmosphère post-crise. Pourtant, la réflexion et les pratiques relatives à l’éthique et à la solidarité financières ne datent pas d’hier mais sont, au contraire, ancrées dans notre tradition économique et sociale.

Aux origines

L’éthique, essentiellement religieuse, a très tôt été introduite dans les pratiques d’investissement. Les investisseurs religieux de confession juive, chrétienne et islamique ainsi que de nombreuses cultures indigènes ont longtemps mêlé argent et morale, prenant en considération les conséquences de leurs actions économiques et refusant les investissements qui entraient en contradiction avec leurs convictions profondes.

Ce fondement religieux, qui est loin d’avoir totalement disparu aujourd’hui, s’est arrimé, dans le contexte des États-Unis des années 1970, à un fondement beaucoup plus large, davantage citoyen et politique, qui trouve son origine dans les bouleversements sociaux et culturels des années 1960, en particulier les mouvements de lutte pour les droits civiques, les mouvements féministes, consuméristes, environnementalistes ou encore le mouvement de contestation contre la guerre au Vietnam. Ces préoccupations ont donné naissance à une véritable conscience publique au sujet des problèmes sociaux, environnementaux et économiques ainsi que de la responsabilité des entreprises à leur égard.

La composante solidaire est, quant à elle, davantage liée à la difficulté que certaines couches de la population rencontrent pour accéder à un crédit adapté. Dès le XIXe siècle, la crise économique de 1847-1848 a entraîné l’émergence de différents modèles de crédit populaire. D’abord une forme de crédit mutuel est née dans le monde rural à une époque où l’émancipation paysanne eut pour conséquence une liberté et une autonomie économiques telles qu’elles n’avaient encore jamais existé. Comme la population rurale était totalement inexpérimentée en matière économique, elle tomba très vite aux mains d’usuriers sans scrupules, s’endetta immodérément, perdit ainsi ses propriétés et sombra dans la misère. Pour lutter contre les méfaits de l’usure et la gravité de l’endettement des paysans, Friedrich Wilhelm Raiffeisen créa en Rhénanie, le 1er décembre 1849, la première véritable société de crédit aux agriculteurs, la « Société de secours aux agriculteurs impécunieux de Flammersfeld ». Son intuition était que la charité ne permettrait pas d’améliorer durablement le sort des gens mais qu’il fallait apprendre aux pauvres à se prendre en mains. Point de charité, mais l’auto-assistance.

Les caisses Raiffeisen vont se multiplier, fondées sur les quatre principes suivants :
• opérer dans une région limitée, telle une commune ou une paroisse,
• redistribuer l’épargne locale sur place,
• octroyer des crédits à moyen terme (plusieurs années) et à faible taux d’intérêt,
• se baser sur la responsabilité individuelle, solidaire et illimitée de tous les membres de la caisse.

C’est sur ce modèle qu’en 1892 sera créée la première des caisses Raiffeisen en Belgique. Celles-ci se développeront ensuite, essentiellement en Flandre, pour devenir CERA près d’un siècle plus tard.

La deuxième forme de crédit populaire est davantage urbaine. Peut-être sous l’influence de Hermann Schulze-Delitzch qui est, avec Raiffeisen, le promoteur du crédit populaire en Allemagne au XIXe siècle, apparaissent dès 1864, sous la direction de personnalités libérales de la région liégeoise, comme L. d’Andrimont et A. Micha, des banques populaires, associations de crédit mutuel qui ont pour objectif de permettre l’accès au crédit des couches sociales moyennes ou populaires, restées étrangères au développement de la banque dans le deuxième tiers du XIXe siècle.

Les banques populaires essaiment : 9 sont créées de 1864 à 1873, 11 de 1874 à 1892, elles réunissent 14 000 sociétaires en 1899. Fruits d’une deuxième vague coopérative, les sociétés d’assurance et d’épargne voient le jour dès la fin du XIXe : la Prévoyance Sociale, Coop-Dépôts (CODEP), les Assurances Populaires, la Coopérative Ouvrière de Banque (COB), qui deviendra ensuite la BACOB, constitueront très vite l’épine dorsale des mouvements socialiste et chrétien. En 1908, les banques populaires sont au nombre de 45 dont 34 comptent 24 000 adhérents. Ce n’est que durant la période d’entre-deux-guerres que ce secteur touchera le monde ouvrier par la multiplication des caisses d’épargne liées au mouvement ouvrier, tant socialiste que chrétien.

Face à l’exclusion bancaire, les pouvoirs publics ne sont pas en reste. Le 8 mai 1850 est adoptée une loi qui institue une caisse générale de retraite, auprès de laquelle des personnes prévoyantes peuvent se constituer une petite pension pour leurs vieux jours, au moyen de versements volontaires, sous garantie de l’État. Ensuite, la loi du 16 mars 1865 créera la Caisse générale d’épargne, avant que les deux institutions ne fusionnent sous le nom de Caisse générale d’épargne et de retraite (CGER). La création de la CGER constitue une intervention frappante de l’État libéral de l’époque dans le domaine des caisses d’épargne. Les libéraux doctrinaires, avec Frère-Orban comme chef de file, défendaient en effet cette mesure interventionniste d’un point de vue idéologique, politique et surtout financier et économique. Ils arguaient avant tout en faveur de la création d’un climat propice aux investissements par l’élargissement du crédit, au profit de la bourgeoisie.

Jusqu’à la fin des années 1950, la CGER jouira d’un quasi-monopole de fait dans la collecte de la petite épargne. Avec la modernisation des techniques de gestion (notamment, la création de réseaux de terminaux bancaires), la politique d’expansion des agences bancaires, l’amélioration du niveau de vie de la population et la croissance économique des golden sixties, les banques se sont intéressées de près à cette catégorie d’épargnants dont le marché leur est apparu plein de potentialités. Depuis lors, la concurrence n’a fait que s’exacerber, non seulement entre les banques privées et la CGER, mais aussi entre la CGER et d’autres institutions publiques telles que le Crédit communal.

Où en sommes-nous ?

On connaît l’évolution du marché bancaire de ces 15 dernières années. KBC, dans son état actuel, est issue de la fusion en 2005 de KBC Bancassurance Holding et de sa société mère Almanij. KBC Bancassurance Holding était elle-même issue de la fusion, en 1998, de la Kredietbank, ABB-assurances et la Banque CERA, toutes détenues par Almanij. Le secteur bancaire coopératif du pilier socialiste ne pourra davantage être maintenu : après une fusion de Codep avec la Banque Nagelmackers, la nouvelle entité sera finalement cédée, en 2001, au Groupe Delta Lloyd. De son côté, en 1997, BACOB a absorbé Paribas Belgique, renommée par la suite Banque Artesia. Le processus de restructuration s’est poursuivi en 1999 avec la création d’une entité entièrement intégrée sur le plan des services financiers : Artesia Banking Corporation SA, qui réunissait la banque « retail » BACOB, la compagnie d’assurances Les AP Assurances, la banque d’affaires d’Artesia ainsi que diverses filiales spécialisées. Enfin, en juillet 2001, Arcofin, actionnaire de référence de ce groupe, a conclu une fusion entre Artesia Banking Corporation et Dexia. Cette transaction a permis à Arcofin de devenir le principal actionnaire de Dexia, à côté notamment du Holding Communal.

Le groupe Fortis a quant à lui acquis la CGER entre 1993 (50 %) et 1997 (100 %), mais aussi le Crédit à l’industrie en 1995, MeesPierson en 1997 et la Générale de Banque en 1999, avant de connaître les déboires de l’année dernière qui ont requis une nouvelle intervention de l’État par le biais, cette fois, d’une prise de capital au moyen de l’argent public.

Cette évolution structurelle du marché bancaire qui a gommé autant que possible les différences entre les banques commerciales et les banques de développement est la conséquence de l’évolution du marché mais aussi de sa régulation. C’est en effet à partir de la fin des années 1970 qu’a été initiée l’intégration ou la libéralisation du marché bancaire avec l’adoption de la première directive bancaire européenne le 12 décembre 1977. Toutes les particularités dont bénéficiaient les banques de développement, comme des facilités fiscales, des garanties publiques… et qui leur permettaient de remplir leurs fonctions de développement local, ont en grande partie disparu.

Parallèlement, se sont développées des banques éthiques en Europe. C’est le cas d’institutions d’inspiration anthroposophique comme la GLS Gemeinschaftsbank qui fut créée en Allemagne en 1974, ou la Banque Triodos née aux Pays-Bas en 1980. La première utilise l’argent de ses épargnants pour octroyer des prêts à des écoles et crèches libres, des fermes écologiques, des initiatives de soins de santé et thérapies sociales, des projets pour des chômeurs, des magasins de produits sains et des projets de vie communautaire, mais aussi à des projets commerciaux. La seconde, qui dispose de succursales à Zeist (Pays-Bas), à Bristol (Royaume-Uni), à Bruxelles (Belgique) et à Madrid (Espagne) ainsi qu’une agence à Francfort (Allemagne), finance des entreprises qui apportent une valeur ajoutée sociale, environnementale et culturelle grâce aux fonds que lui confient les épargnants et investisseurs désireux d’encourager le développement d’entreprises novatrices et durables.

C’est également le cas de banques coopératives qui s’inscrivent dans la tradition des banques populaires. Il en va ainsi de la Banca Etica qui est née en juin 1995 en Italie pour concrétiser l’idée d’une banque conçue comme point de rencontre entre les gens qui partagent l’exigence d’une gestion plus responsable et transparente des ressources financières. Le but est d’encourager des initiatives socioéconomiques s’inspirant des principes d’un modèle de développement humain et social durable, où la production de la richesse et sa distribution sont fondées sur des valeurs de solidarité et de responsabilité vis-à-vis de la société civile.

On recense actuellement une bonne trentaine d’institutions de ce type en Europe, même si toutes n’ont pas le statut bancaire. C’est le cas de six coopératives de crédit actives en Belgique : Crédal, Hefboom et Netwerk Rentevrij qui accordent du crédit à l’économie sociale de notre pays, et Alterfin, Incofin et Oikocredit qui financent des instituts de microfinance dans les pays en développement.

À côté de ces institutions, se sont développés des produits financiers offerts par les banques classiques sous la dénomination d’investissement socialement responsable (ISR). D’aucuns parlent d’« investissements éthiques », d’autres d’« investissements durables », « socialement responsables », voire « soutenables ». Derrière ces variations sémantiques, l’on retrouve toujours le même socle fondateur, généralement en phase avec l’évolution des préoccupations citoyennes : la prise en compte de considérations éthiques et sociales, au-delà des objectifs financiers traditionnels, dans les décisions d’investissement ou de placement. L’ISR consiste donc à placer son épargne dans des entreprises ou États qui, au-delà de critères financiers traditionnels, respectent des valeurs sociales et environnementales précises. La sélection des entreprises ou États se fait soit par des organismes spécialisés indépendants, soit par une cellule de recherche interne au promoteur du produit, sur la base de critères d’exclusion ou de critères positifs. […]

Il est enfin à noter que le public privilégie les produits ISR de bonne qualité. Si la qualité moyenne des produits ISR proposés est globalement bonne, avec une évaluation à hauteur de 73 %, cette moyenne recouvre toutefois une réalité contrastée si l’on examine chaque produit individuellement. Une évolution globale vers une qualité meilleure encore devrait donc s’accompagner d’un mouvement d’harmonisation sur le plan qualitatif, si l’on veut éviter que la qualité médiocre de certains produits ne vienne injustement entacher la réputation des autres produits ISR.

Aiguillon du monde financier dominant ?

Nous l’avons rappelé, le paysage bancaire belge a largement perdu sa diversité systémique au cours des quinze dernières années avec la disparition des caisses d’épargne et banques coopératives. Certes, des acteurs nouveaux, bancaires et non-bancaires, qui portent des valeurs de responsabilité et de solidarité dans leurs activités, ont vu le jour. Même s’ils se développent de manière significative, ils ne représentent toutefois, à ce jour, qu’un segment marginal de marché.[…] Deux observations nous offrent un début de réponse.

D’une part, cette évolution s’inscrit dans un contexte qui voit les pouvoirs publics jouer un rôle croissant dans le domaine de l’ISR. Des chantiers importants sont en cours, dont l’aboutissement devrait influencer considérablement le marché ISR : la définition d’une norme ISR minimale qui protège le consommateur et lui garantisse une qualité minimale, l’introduction d’une exigence ISR pour bénéficier des incitants fiscaux liés à l’épargne-pension et une gestion des deniers publics selon des critères ISR.

D’autre part, au-delà du marché ISR, la prise en compte de l’impact social et environnemental fait tache d’huile et contamine l’ensemble du marché, que ce soit à l’initiative d’opérateurs, comme KBC ou Dexia assurances, qui conditionnent des pans entiers de leur activité à des critères ISR, ou que ce soit à l’initiative des pouvoirs publics qui interdisent le financement des entreprises impliquées dans les armes controversées. La poche, encore marginale mais en plein développement, de l’ISR semble donc s’inscrire dans un mouvement plus large de responsabilisation des marchés financiers. Une tendance que la crise financière que nous venons de subir semble conforter mais qui devra toutefois se confirmer dans les prochaines années.

On peut lire le texte complet (avec les notes) sur le site belge FINANcité

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