L’auteur invité est Bernard Émond, réalisateur du film La Donation
Allocution prononcée par M. Bernard Émond, cinéaste, lors de la remise de son doctorat honorifique lors de la cérémonie de clôture de l’année universitaire de l’Université Saint-Paul, à Ottawa, le 18 avril 2010.
Monseigneur le Chancelier,
Je remercie l’Université Saint-Paul pour ce doctorat honorifique. Je ne sais pas s’il est courant qu’une université catholique récompense ainsi un mécréant, mais je reçois cette distinction avec gratitude, car j’ai un attachement profond à la tradition religieuse dans laquelle j’ai grandi, ainsi qu’au caractère subversif du message évangélique. J’ai souvent dit que je n’aurais aucune peine à voter pour un parti politique qui aurait pour programme le Sermon sur la Montagne. Il serait, me semble-t-il d’un socialisme assez radical.
Je suppose qu’il est de coutume d’adresser aux diplômés qui s’apprêtent à entreprendre leur vie publique un message plein d’optimisme. C’est une chose dont je suis malheureusement incapable, tant je crois que l’époque actuelle se caractérise par un recul désastreux des valeurs humaines et spirituelles.
Le Canada et le Québec, imitant d’ailleurs en cela la plupart des grandes démocraties occidentales, se sont donné les gouvernements les plus à droite depuis deux générations et ces gouvernements font quotidiennement reculer l’idée même de bien commun, aux grands applaudissements des nantis et de leurs éditorialistes de service. Il faut remonter au 19e siècle pour retrouver pareille progression des inégalités sociales et pareille arrogance des puissances d’argent.
Au même moment, la culture de masse, d’inspiration largement américaine, triomphe partout. La logique du marché favorise la prépondérance du divertissement le plus futile et l’endoctrinement publicitaire ne connaît plus de limites, faisant paraître le prosélytisme religieux d’antan comme du travail d’amateurs. Le rapport à la culture du passé se fragilise et l’époque contemporaine refuse l’idée même d’une hiérarchie des valeurs et des oeuvres. Tout est maintenant affaire de préférence individuelle, et comme les goûts ne se discutent pas, l’amnésie, l’hédonisme et le narcissisme sont en passe de coloniser la culture contemporaine.
« L’homme, nous dit Marcel Gauchet, n’existe que dans et par une culture, mais il refuse aujourd’hui l’autorité nécessaire à sa transmission ». C’est, me semble-t-il, le diagnostic le plus terrible qu’on puisse faire sur l’état du monde actuel, car si nous laissons la culture commune péricliter faute de transmission, nous vivrons dans un avenir prévisible dans une jungle où ne compteront plus que l’intérêt individuel, la force des puissants et la satisfaction immédiate des appétits les plus violents.
Devant ce constat qu’ils partagent, plusieurs intellectuels de ma génération, voyant reculer les idéaux de leur jeunesse, se sont enfermés dans le confort et l’indifférence, préférant profiter des avantages que leur confère leur statut. Défaitistes, enfermés dans leur tour d’ivoire, ou pire, mettant cyniquement l’épaule à la roue en soutenant activement un ordre qu’ils réprouvaient, ils se consolent en s’enorgueillissant de leur lucidité.
Mais la lucidité n’implique pas nécessairement le fatalisme. Le grand cinéaste Roberto Rossellini, que l’on accusait de faire des films noirs, répondit un jour : « Je ne suis pas pessimiste, car voir le mal là où il se trouve tient à mon avis de l’optimisme. » Voir le mal là où il se trouve, comme le faisait Rossellini, c’est le contraire du cynisme, dont l’intelligence désabusée s’arrange plutôt bien de la misère du monde. Voir le mal là où il se trouve, c’est refuser le défaitisme, et croire, peut-être naïvement, qu’on peut apporter quelque chose au monde et que l’indignation n’est pas inutile.
À vous qui quittez aujourd’hui le milieu protégé de l’université, je dis : résistez! Les valeurs d’humanité auxquelles nous tenons sont aujourd’hui menacées et elles ne vivront que si nous les défendons et que si nous les transmettons.
De tout temps, la jeunesse généreuse s’est portée à la défense des opprimés et des exploités, et je sais que cela n’a pas changé aujourd’hui ; c’est d’ailleurs ma principale raison d’espérer. Mais permettez-moi de vous rappeler un principe qui me semble avoir échappé aux contestataires de ma propre génération. Dans L’Enracinement, la philosophe Simone Weil écrivait : « Un droit ne saurait exister sans la reconnaissance d’un devoir qui lui correspond. » C’est une évidence qui crève les yeux et pourtant l’idée de devoir a presque disparu du monde contemporain. Ma génération a fait avancer les droits des femmes, des homosexuels, des minorités de toute sorte et réalisé sur ces fronts des progrès nécessaires, mais elle était allergique à l’idée de devoir et obnubilée par sa propre liberté. Je ne suis pas loin de penser que nous avons été l’avant-garde inconsciente de la droite néolibérale.
Tout est aujourd’hui affaire de droits et de libertés et nombreux sont nos concitoyens qui réclament, par exemple, de meilleurs services en santé et en éducation tout en tâchant par tous les moyens de se soustraire au devoir de payer l’impôt. Pire, une mentalité de client-roi se répand dans nos hôpitaux, dans nos écoles, dans nos rapports avec l’État. Un individualisme malsain se généralise et menace le bien commun.
« La liberté, pour quoi faire? » écrivait en 1948 Georges Bernanos. Là est toute la question. La liberté est un bien précieux, qu’il faut chérir et défendre, mais si elle ne sert qu’à justifier nos envies, elle nous asservit et nous rend complices d’un ordre injuste et délétère. L’idée de liberté a été détournée et dénaturée par les publicitaires et les gérants de la culture de masse qui s’en servent comme argument de vente. Cette liberté-là n’est plus que révolte sans objet et culte du moi.
Or la liberté, comme l’écrivait Pierre Vadeboncoeur, « ne procède pas nécessairement d’un refus, mais bien plus fondamentalement d’une adhésion ». Il ajoute : « La liberté ne tient pas forcément les principes pour des obstacles, mais au contraire, elle recherche le principe. » Il y aurait donc quelque chose de plus grand que nous, quelque chose qui soit digne de foi, quelque chose qui vaille qu’on y sacrifie son intérêt personnel, quelque chose que notre liberté devrait servir. Qu’on me comprenne bien : je ne propose pas un retour aux obéissances d’antan. Seulement, je crois que la défense des valeurs d’humanité et du patrimoine culturel commun passe par la reconnaissance d’une nécessaire tension entre droits et devoirs, ainsi que par une réflexion sur le sens de la liberté.
Avant de vous quitter, j’aimerais vous faire part d’une autre de mes raisons de ne pas désespérer. Aux dernières nouvelles, le néolibéralisme n’avait pas encore réussi à éradiquer la bonté, et des gestes de générosité gratuits continuent à être perpétrés chaque jour partout sur la planète, par centaines de millions. George Orwell parlait souvent de common decency. Le terme se traduit mal en français, mais il désigne une espèce de respect spontané de l’autre, de reconnaissance de sa dignité, de solidarité instinctive, une sorte de pragmatisme des valeurs qui vient de l’expérience commune et qui rend l’expérience commune vivable. La common decency n’a pas disparu : des jeunes gens continuent à céder leur place dans l’autobus aux vieilles dames ; il reste encore des comptables honnêtes, des travailleurs qui ont l’amour de «la belle ouvrage» et des citoyens qui ne fraudent pas le fisc ; chaque soir des travailleurs de rue prêtent secours aux naufragés de nos villes et il se trouve même des gens qui, sans réfléchir et au mépris de leur sécurité, vont se jeter dans une rivière glacée pour sauver un inconnu qui se noie.
Dans un monde qui se déshumanise, chaque geste de générosité est un acte de résistance et de liberté. Mais des gestes isolés, même nombreux, s’ils rendent le monde moins insupportable, ne vont pas à la racine du mal. Il reste à leur donner une dimension politique et sociale. Cela s’appelle l’engagement.
On peut lire le texte complet sur le site de l’Université Saint-Paul
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