L’auteur invité est Anne-Marie Grozelier, du Laboratoire social d’action, d’innovation, de réflexion et d’échanges (Lasaire)
Intervention à la Conférence internationale sur le modèle social européen organisée par EURISPES et la Fondation Friedrich Ebert à Rome, 20-21 novembre 2008
Réfléchir à ce que pourrait être un nouveau contrat social, c’est se poser la question d’un autre équilibre dans la répartition des concessions et des contreparties réciproques. Après tout, la capacité à négocier des compromis acceptables constitue historiquement une des spécificités du modèle social européen. La redéfinition d’un nouveau pacte passe en effet par une interrogation sur les présupposés qui ont conduit aux politiques d’austérité exigées par les critères de Maastricht. Faut-il poursuivre la logique des ajustements productifs qui nous ont conduits là où nous sommes aujourd’hui ? La crise actuelle nous fournit l’occasion de se poser toutes ces questions.
Il y a convergence sur un même constat. Les débats de la 9e biennale de Lasaire ont bien montré que la crise financière et économique trouvait en grande partie son origine dans le décrochage important des salaires dans la répartition de la valeur ajoutée ; le déséquilibre écrasant entre les salaires et la rémunération du capital. D’où une réduction très forte de la solvabilité des ménages et donc de la consommation. Lasaire n’est pas isolé sur cette position.
L’OIT, et même l’OCDE qui ne nous avait pourtant pas habitué à ce genre d’analyse, la partagent.
Lors de la biennale, nous avons débattu de la question des salaires et de la négociation. Les courbes sont impressionnantes pour l’Allemagne qui détient maintenant le record des bas salaires. La situation est semblable en Italie et en Espagne qui offrent des salaires à 1000 euros à leurs jeunes, diplômés ou pas (cf les milleuristas). La France s’en sort un peu mieux.
Bien que touchée également par les bas salaires, le décrochage y est moins accentué. Ce n’est pas que les syndicats y soient plus efficaces mais c’est l’effet protecteur du SMIC. En revanche, en Allemagne et en Italie, les syndicats pourtant plus puissants qu’en France n’ont pas pu empêcher une situation qui voit de plus en plus de salariés non couverts par les conventions collectives, notamment dans les services, les petites entreprises, etc. d’où un très fort accroissement des inégalités entre ces salariés et ceux qui relèvent de secteurs qui ont pu négocier des conventions collectives de bon niveau. On comprend alors qu’en Allemagne, la question du salaire minimum, commence à se poser pour pallier l’absence des syndicats dans certains secteurs, chose impensable il y a encore peu de temps.
Revenons à gros traits sur l’évolution des choses. Il importe de rappeler la prégnance dans les esprits du modèle néolibéral, devenu synonyme d’une modernité prônant la dérégulation du marché du travail érigée en dogme par Margaret Thatcher et depuis largement diffusée par les faiseurs d’opinion et les experts officiels. On n’a pas assez souligné que pour rendre le marché du travail plus flexible il était nécessaire de limiter le pouvoir des syndicats, donc de les affaiblir, de fragmenter les collectifs de travail et de décentraliser la négociation au niveau de l’entreprise, voire de l’atelier. Barry Bluestone, Professeur à Harvard, avait d’ailleurs développé une analyse semblable, ici même à Rome, en 2001, à l’occasion d’une de nos biennales.
En conséquence, pour rendre le marché du travail plus flexible et limiter le rôle des syndicats, le système productif s’est transformé. Les entreprises se sont fragmentées en petites unités sous-traitantes dépendant du donneur d’ordre. Ce faisant, ces dernières, se sont trouvées exclues du champ d’application de la convention collective d’origine. C’est par ce phénomène d’éclatement de l’entreprise au travers de l’externalisation que se sont multipliés, au sein de ces petites structures, les salariés privés de conventions collectives. L’assise des syndicats s’en est trouvée réduite avec pour corollaire bas salaires, stagnation des rémunérations, précarité et conditions de travail médiocres.
Il y a donc urgence à redéfinir un pacte social qui puisse redonner aux organisations syndicales la possibilité de discuter de l’organisation du système productif. Les syndicats doivent trouver le chemin de sortie des logiques d’accompagnement dont ils se sont longtemps contentés et se doter des moyens d’affirmer une pensée autonome sur ces questions. Dans cet esprit, les travaux de la biennale de Lasaire, à contre-courant des préconisations officielles, pourraient éclairer les syndicats dans l’optique d’une relance de l’économie par l’augmentation du pouvoir d’achat. Il s’agirait d’augmenter les salaires de manière coordonnée dans tous les pays de la zone euro et au-delà. C’est là désormais une option qui a cessé d’être un tabou.
Lasaire a présenté un mémorandum résumant ses propositions au président de l’UE. Nous avons notamment suggéré l’organisation d’un sommet social du type de Val Duchesse dont l’objectif serait de mettre en place des mécanismes permettant une évolution coordonnée et maîtrisée des salaires, une évolution du partage de la valeur ajoutée équilibrée entre investissement, salaires et rémunération du capital. Bref, nous préconisons la négociation d’un pacte européen qui donne un cadre à une évolution salariale par pays, en fonction de différents indicateurs. Les acteurs sociaux et les gouvernements auraient ensuite la responsabilité de décliner ce pacte dans leur pays. A chacun d’entre eux de rechercher, avec ses critères propres, un meilleur équilibre dans l’affectation des profits entre salaire et rémunération du capital.
L’Europe et son modèle social, cela va sans dire, restent des biens à préserver. La crise qu’elle traverse, comme le reste du monde, devrait être maintenant comprise comme une occasion de rebattre les cartes, c’est-à-dire de retrouver le chemin entre l’économie et la démocratie.
Encore faut-il, pour assurer celle-ci, qu’elle sache mettre en correspondance les espaces économiques, les espaces sociaux, les espaces politiques. L’essence même de la démocratie se trouve dans l’agencement cohérent de ces trois espaces. Les tensions économiques trouvent un écho dans la sphère sociale qui elle même retentit dans la représentation politique, laquelle agit en retour sur l’économie et la société. Le moins qu’on puisse dire est que l’Europe n’en constitue pas actuellement un terrain favorable. Si les frontières économiques et financières sont largement ouvertes, en revanche les règles sociales restent nationales de même que les politiques appliquées : il a été impossible jusqu’à présent de mettre en place une politique fiscale commune. Beaucoup des désordres que nous observons découlent donc de cette dissociation entre le social et le politique qui restent dans les frontières nationales tandis que l’économie et la finance se situent à l’échelle européenne et au-delà.
L’UE a pourtant la responsabilité de constituer un repère dans la mondialisation. Pour ce faire, une première étape serait de rééquilibrer les pactes sociaux, déverrouillant ainsi la possibilité d’une remontée générale des salaires en Europe et, par un effet d’entraînement, dans le reste du monde.
Les dernières négociations de pactes se sont traduites par des concessions de la part des salariés, portant notamment sur l’allongement de la durée du travail ou la diminution des salaires, ou les deux à la fois, en échange du maintien des emplois (et encore pour une durée déterminée). Comment échapper à cette spirale descendante qui ne peut conduire qu’à la diminution des emplois qualifiés et des savoir-faire valorisés, c’est-à-dire à la désindustrialisation progressive de l’UE ? Pour créer les conditions d’une remontée des salaires, l’UE doit se protéger des formes de concurrence déloyales dès lors qu’elles proviennent de pays qui ne respectent pas des normes minimales pour ce qui est du niveau des salaires et des conditions de travail. En d’autres termes, l’Europe du travail ne peut entrer en concurrence qu’avec des économies régulées. Aussi longtemps que les frontières de l’UE resteront en l’état, les salaires seront tirés vers le bas et la demande intérieure ne pourra que se réduire. A l’inverse, l’augmentation dans chaque pays des salaires ne pourra que favoriser une relance par la demande intérieure européenne. Il sera de moins en moins possible de négocier des pactes sociaux équilibrés, malgré les bonnes intentions des uns et des autres, tant que les délocalisations hors de l’UE constitueront une menace croissante pour les emplois européens, ou alors ce ne sera jamais qu’un marché de dupes.
L’Europe, dans ce domaine, dispose encore d’une marge de manoeuvre. D’une part, elle continue à équilibrer ses échanges extérieurs et reste le principal pôle commercial du monde.
Elle a les moyens de financer ses importations d’énergie et de matières premières. Elle exporte des biens d’équipements et des compétences dont le monde extérieur ne peut se passer.
Il est urgent de considérer cette crise comme une possibilité offerte aux acteurs sociaux de reprendre la main sur la scène européenne, ou plus exactement dans les lieux où se prennent vraiment les décisions économiques. Ne serait-ce pas là un moyen d’exercer un contrôle démocratique sur les ressources publiques injectées dans l ‘économie ? N’est-il pas grand temps que les pays qui ont gaspillé dans les mirages de l’économie financière les profits tirés de leur efficacité industrielle comprennent qu’il y a plus à gagner d’une relance de la demande intérieure en Europe qu’à un aventurisme irréfléchi au-delà de ses frontières ?
On peut lire le texte original sur le site de Lasaire
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