L’auteur invité est Bernard Bayot, animateur du Réseau Finance Alternative (Belgique)
L’investisseur, en sa qualité d’actionnaire, dispose d’un droit de vote aux assemblées générales des entreprises dans lesquelles il a placé ses économies. Et il peut ainsi tenter d’améliorer le comportement éthique, social et environnemental de celles-ci en favorisant le dialogue avec les dirigeants, en exerçant des pressions, en soutenant une gestion responsable, en proposant et en soumettant au vote des assemblées générales annuelles des préoccupations sociétales… C’est ce que l’on appelle « l’activisme actionnarial ».
Cette pratique commence à être bien connue des géants pétroliers outre-Atlantique. On sait qu’Exxon subit depuis plusieurs années le feu des activistes en matière de changement climatique. Des résolutions sont déposées à ce sujet en assemblée générale par des actionnaires qui se rassemblent au sein d’organisations comme l’Investor Network on Climate Risk (INCR), créé en novembre 2003 pour favoriser une meilleure compréhension par les investisseurs institutionnels des risques et des opportunités résultant du changement climatique, l’Interfaith Center on Corporate Responsibility (ICCR) composé de 275 investisseurs institutionnels religieux qui poussent les entreprises à adopter un comportement responsable sur les plans sociaux et environnementaux ou encore le CERES qui est quant à lui un réseau nord-américain d’investisseurs, d’organismes de protection de l’environnement et autres groupes d’intérêt public travaillant avec des entreprises et des investisseurs pour relever des défis de développement durable comme le changement climatique.
Chevron dans la tourmente
C’est à présent Chevron qui est dans la tourmente pour d’autres motifs. Une longue liste reprenant des abus commis par Chevron, des Philippines au Kazakhstan, du Tchad au Cameroun, d’Irak en Équateur et en Angola ainsi qu’en Birmanie, aux États-Unis et au Canada, a en effet été détaillée dans un « rapport annuel alternatif », préparé par un groupe d’organisations non gouvernementales, qui a été distribué aux actionnaires de Chevron lors de leur assemblée annuelle du 27 mai 2009.
En outre, lors de cette assemblée, a été soumise au vote des actionnaires une résolution qui rappelle un certain nombre d’éléments factuels. D’abord, le gouvernement des États-Unis a, par trois fois, décrété des sanctions économiques contre la Birmanie, à savoir une interdiction de tout nouvel investissement en 1997, une interdiction des importations en 2003 et d’autres restrictions à l’importation en 2008. Ensuite, Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix et chef de la Ligue nationale pour la démocratie, qui a gagné plus de 80 % des sièges lors des élections birmanes de 1990, a réclamé à plusieurs reprises des sanctions économiques contre la Birmanie. Elle a déclaré que les sociétés étrangères installées en Birmanie « créent des emplois pour certains, mais que ce qu’elles réussissent surtout à faire est de rendre une élite déjà riche plus riche encore, et d’augmenter sa cupidité et son désir de s’accrocher au pouvoir » et de poursuivre : « Ces sociétés nuisent beaucoup au processus démocratique. »
Pourtant, Chevron, en partenariat avec le groupe français Total, l’Autorité pétrolière de Thaïlande et Myanma Oil and Gas Enterprise (MOGE), est propriétaire du plus grand projet d’investissement en Birmanie – le champ de gaz Yadana ainsi que le gazoduc qui transporte le gaz en Thaïlande – et aurait versé des millions de dollars au régime birman. Les organisations de défense des droits de l’Homme ont fait état de violations majeures des droits de l’Homme par les troupes birmanes chargées de la sécurité autour du gazoduc, notamment le déplacement forcé de villageois et le recours au travail forcé pour des travaux d’infrastructure liés au projet de pipeline.
En mars 2005, la société Unocal a conclu un règlement transactionnel à hauteur de plusieurs millions de dollars, selon ce qui a été rapporté, dans le cadre d’une action judiciaire fondée sur le fait que la société était complice de violations des droits de l’Homme commises par les troupes birmanes embauchées par le projet Yadana pour assurer la sécurité du pipeline. En achetant Unocal, Chevron a acquis l’investissement d’Unocal en Birmanie, en ce compris ses responsabilités légales, morales et politiques. Chevron fait également des affaires dans d’autres pays controversés sur le plan des droits de l’Homme : l’Angola, la Chine, le Kazakhstan, et le Nigéria.
Le dossier Yadana s’est d’ailleurs encore alourdi en septembre dernier, lorsque l’ONG américano-thaïlandaise EarthRights International (ERI) a rendu publics deux rapports dans lesquels elle accuse Total et Chevron d’être les principaux soutiens financiers de la junte ainsi que d’avoir « contribué à un haut niveau de corruption en Birmanie » et de se rendre indirectement complices de « travail forcé et d’exécutions » sur le site du gisement gazier de Yadana.
Après deux ans d’enquête, ERI révèle en effet que le gisement de Yadana a permis au régime birman d’engranger 4,83 milliards de dollars (3,31 milliards d’euros) entre 2000, début de l’exploitation du site, et 2008. Sur la même période, les enquêteurs avancent que « Total aurait perçu approximativement 483 millions de dollars (331 millions d’euros) et Chevron, 437 millions de dollars (299 millions d’euros) après avoir déduit 30 % de taxes imposées par le régime et 10 % de coûts de production ». Selon les enquêteurs, « 75 % des revenus du projet Yadana vont directement au régime militaire ». Loin d’être versée au budget national, cette manne détournée par les généraux « est localisée dans deux grandes banques offshore à Singapour, réputées pour abriter des fonds des gouvernements de la région et des diasporas ». D’après ERI, il s’agit d’une part de la « Overseas Chinese Banking Corporation (OCBC), qui détient la plupart de ces revenus », d’autre part de « DBS Group ».
EarthRights International conclut que « Yadana a été un élément décisif permettant au régime militaire birman d’être financièrement solvable ». Autrement dit, il a pu « à la fois ignorer la pression des gouvernements occidentaux et refuser au peuple birman toute demande démocratique ».
Une résolution en assemblée générale
Le constat semble donc accablant. Il est évidemment fait pour interpeller des ONG, des syndicats ou encore des congrégations religieuses. Rien d’étonnant à ce que la résolution déposée à l’assemblée générale de Chevron ait été supportée par Amnesty International, mais aussi par la Confédération syndicale internationale (CSI), qui représente 170 millions de travailleuses et de travailleurs au travers de 312 organisations nationales de 157 pays, la Fédération internationale des syndicats de travailleurs de la chimie, de l’énergie, des mines et des industries connexes (ICEM) qui est une fédération syndicale internationale (FSI) représentant 467 syndicats de 132 pays, l’American Federation of Labor-Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO), dont les syndicats membres gèrent près de 1 500 fonds, soit environ 400 milliards de dollars d’encours (environ 328,7 milliards d’euros), l’International Brotherhood of Teamsters qui représente 1,4 million de travailleurs aux États-Unis, Canada et à Porto Rico, ainsi que des congrégations religieuses comme The Maryknoll Fathers and Brothers, Mercy Investment Program, the Unitarian Universalist Association, the Ursuline Sisters of Tildonk et des conseillers financiers tels Newground Social Investment.
Cette résolution, qui invitait le conseil d’administration à rédiger en vue de l’assemblée générale de 2010 un rapport sur les critères utilisés par Chevron pour (i) investir, (ii) maintenir des activités, et (iii) se retirer de certains pays, a remporté un succès certain, quoiqu’encore insuffisant, avec 25 % des suffrages.
Mais quels sont les arguments qui peuvent sensibiliser les actionnaires de sociétés comme Chevron ou Total ? Du point de vue des investisseurs, les entreprises courent des risques importants liés à la réputation, ainsi que sur les plans financier, juridique et politique, en opérant en Birmanie qui a été condamnée à l’échelon international en raison de son recours au travail forcé, au déplacement forcé et à la répression des minorités ethniques. En reconnaissant ces risques, un grand nombre de sociétés ont désinvesti de la Birmanie au cours de la dernière décennie, notamment British American Tobacco, Texaco (États-Unis), Levi Strauss (États-Unis), Triumph International (Suisse), Premier Oil (Royaume-Uni), Anheuser-Busch (États-Unis), Heineken (Pays-Bas), Adidas (Allemagne) et IKEA (Suède). En 2007, la société Rolls-Royce (Royaume-Uni) a annoncé qu’elle n’opérerait plus en Birmanie. Ivanhoe Mines (CAN) a également annoncé son intention de désinvestir. La campagne britannique Burma Campaign UK tient à jour à ce sujet une liste « sale » (dirty list) des entreprises qui opèrent toujours en Birmanie et une liste « propre » (clean list) des entreprises qui ont désinvesti.
Le premier risque est donc lié à la qualité d’investisseur des sociétés : l’adoption de nouvelles sanctions et l’intensification des campagnes publiques peuvent empêcher les entreprises de vendre leurs actions dans des projets liés à la Birmanie ou les forcer à les vendre à des prix nettement réduits (c’est ce qui est arrivé à la société canadienne Ivanhoe Mines).
Il y a ensuite les risques liés à la réputation: les entreprises opérant en Birmanie sont associées directement ou indirectement à un régime militaire bien connu. La sensibilisation accrue des consommateurs, la couverture médiatique et les campagnes publiques sur la situation en Birmanie peuvent avoir un impact sur la bonne volonté des consommateurs et/ou entraîner une augmentation des risques de boycott des consommateurs.
Ce sont ensuite des risques financiers qui sont encourus, résultant de litiges ou de sanctions. Les entreprises étrangères ne sont en effet pas en mesure de veiller à ce que les transactions financières soient effectuées de manière transparente et responsable, conformément aux normes comptables internationales. Il existe également un risque élevé d’expropriation sans indemnité en raison d’un cadre réglementaire insuffisant et imprévisible en matière d’investissement, d’application irrégulière de la loi et de corruption endémique. Plusieurs entreprises ont ainsi vu saisir leurs avoirs ou ont été forcées par le régime militaire à quitter le pays. Des risques financiers supplémentaires sont liés aux taux de change officiels peu réalistes, au manque permanent de devises étrangères de la junte et au large déficit de la balance des paiements courants.
Il existe enfin des risques juridiques et politiques liés à un renforcement du régime des sanctions internationales, notamment de l’Union européenne, des États-Unis et du Canada. Les opérations en Birmanie courent en outre un plus grand risque de faire l’objet de procès dans des tribunaux étrangers pour violations des droits humains. C’est ainsi qu’une action judiciaire a été portée devant un tribunal américain qui, en 2005, a conclu qu’Unocal, qui avait engagé les services des militaires pour garantir la sécurité dans l’un de ses projets de pipeline, « savait ou devrait avoir su que les militaires commettaient, étaient en train de commettre et continueraient de commettre ces actes atroces ». On se souviendra également du procès intenté en Belgique contre le groupe Total du chef de crimes contre l’humanité.
Conclusions
Comme on le voit, l’activisme actionnarial est loin d’être, tout au moins en Amérique, une activité marginale. Réunir les votes d’un quart des capitaux d’une société comme Chevron n’est pas une mince affaire.
Il se fonde, formellement tout au moins, davantage sur des arguments tirés du risque et donc de la valeur financière des capitaux investis que du respect des droits de l’Homme ou d’enjeux citoyens. Ces risques sont toutefois liés à l’instabilité politique des zones d’activité, mais aussi largement aux réactions citoyennes face à l’inacceptable, qui influencent la réputation de l’entreprise et l’adoption d’éventuelles mesures politiques. C’est dire que les mouvements de défense des droits de l’Homme, au travers de leurs activités de boycott et de plaidoyer, jouent un rôle énorme et apportent de l’eau au moulin des actionnaires activistes.
C’est la bonne compréhension de ces rouages qui peut offrir toute leur force aux mouvements sociaux. Nous avons certainement beaucoup d’enseignements à en tirer dans notre vieille Europe, où l’activisme actionnarial est nettement moins développé, mais ne demande sans doute qu’à s’épanouir.
On peut lire ce texte, avec ses références, sur le site de Financité
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