L’auteur invité est Louis Favreau, titulaire de la Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC) depuis 1996 à l’UQO
Depuis les premières importations d’artisanat il y a plus de 50 ans jusqu’à aujourd’hui, le mouvement du commerce équitable s’est profondément transformé pour devenir plus complexe et plus institutionnalisé. Il serait même plutôt à la veille d’un important tournant. Au cours de son histoire, ses promoteurs et militants se sont attaqués à des problèmes tels que les inégalités Nord/Sud, les impacts environnementaux de la production d’aliments, la création d’un système de distribution et de détail alternatif ou encore des questions plus générales comme l’équité dans le commerce international. Le commerce équitable, aujourd’hui en pleine croissance mais aussi en mutation, vit plusieurs transformations. En fait, le mouvement est tiraillé entre plusieurs options. C’est ici qu’intervient ses proximités ou non avec le mouvement coopératif et avec celui de la souveraineté alimentaire. Exposé du tournant en cours sur la base d’un ouvrage paru récemment et auquel j’ai été associé [Le commerce équitable, Les défis de la solidarité dans les échanges internationaux]. Le présent billet s’inspire directement de la conclusion de ce livre tout en prenant certaines libertés.
L’initiative socioéconomique qu’est le commerce équitable est majeure, surtout depuis une décennie ou deux, mais elle fait face à certaines contradictions. Simultanément des pratiques innovantes émergent en son centre et sa périphérie. Elles portent dans une certaine mesure des pistes de développement novatrices pour demain. Enjeu clé : les acteurs du commerce équitable doivent aujourd’hui se positionner plus que jamais face à de nouveaux acteurs : les firmes privées, les États et les labels alternatifs sans compter les défis à l’interne (réciprocité dans les partenariats du Nord avec le Sud, lien plus fort du commerce équitable avec le développement local des communautés du Sud).
Des tensions se manifestent, entre autres, par l’existence d’une diversité de perspectives au sein du mouvement. Au-delà de la grande division entre filières certifiée et intégrée, qui porte essentiellement sur la nature des produits commercialisés, le mouvement est divisé entre organisations et réseaux qui ont des visions de ses finalités distinctes à plusieurs égards.
Disons d’abord que par delà les contradictions et directions possibles, il faut d’abord reconnaître le potentiel de transformation sociale du commerce équitable. Diaz Pedregal le résume de belle façon :
« Le commerce équitable ne peut-il être considéré comme un moyen pour les habitants du Nord d’interroger leur mode de vie, largement centré sur la consommation, et de s’intéresser à la manière de vivre des autres populations du monde ? Dans cette perspective, la réflexion proposée par le commerce équitable est au fondement de tout changement social, mobilisé par le sentiment d’injustice et de révolte du monde contemporain. Le commerce équitable n’est-il pas, en fin de compte, un point de départ pour une réflexion écologique et sociale sur les échanges entre les hommes ? »
Le défi du mouvement est donc d’agencer ces perspectives en maintenant des espaces de débats et de négociations en son sein. De façon plus générale, ces contradictions sont le propre de mouvements sociaux qui essaient de traduire des idéaux de justice dans des pratiques économiques concrètes comme c’est le cas de toutes les pratiques d’économie solidaire. Cependant, souligner les contradictions de cette mouvance n’est pas suffisant. Il faut identifier les initiatives émergentes favorisant la transformation sociale. Quelles sont les options en présence qui tiraillent le mouvement et qui cohabitent en son sein ?
Scénario #1. Multiplication des labels et alliances avec des acteurs « conventionnels »
Ce scénario est celui de la dilution progressive du commerce équitable face à la multiplication des labels et le produit des alliances établies par le commerce équitable avec des acteurs « conventionnels ». Il existe une multitude d’initiatives associatives de labellisation s’adressant chacune à des segments de marché très précis. Les firmes privées ont elles aussi chacune leur programme de durabilité et ont investi l’importation directe de produits de groupes de producteurs. Les publicités de grandes firmes de l’agroalimentaire soulignent toute l’excellence de leur programme de commerce durable tandis que le consommateur a de plus en plus de difficulté à distinguer les différences entre les produits. Ce qui représentait potentiellement une menace pour l’OMC est maintenant salué comme une initiative de marché essentielle à la durabilité d’un commerce libre et ouvert. L’État canadien ne juge pas bon de réguler le terme, en affirmant que la concurrence va permettre de distinguer les bonnes initiatives des moins bonnes. L’industrie du logo se porte très bien.
Au sein du mouvement du commerce équitable, aucun accord solide n’a pu être obtenu pour délimiter clairement ce qui est du commerce équitable et ce qui n’en n’est pas, et pouvoir se différencier sans ambiguïtés avec les autres initiatives. La tension au sein du mouvement s’accentue au fur et à mesure de sa banalisation et débouche finalement sur la rupture. Le monopole du label FLO (Fairtrade Labelling Organization) et sa stratégie commerciale à outrance provoquent un rejet croissant, non seulement de la branche militante, mais aussi des entreprises pionnières spécialisées en commerce équitable. Ces dernières accentuent leur stratégie de marque tandis que la crédibilité du label FLO s’amenuise, le logo perdant progressivement sa visibilité et sa taille sur le packaging des produits. En réaction, FLO peut adopter une stratégie d’alliance et de fusion avec d’autres labels semblables ou complémentaires éventuellement avec une autre appellation. La filière intégrée et spécialisée elle aussi se fragmente, la ligne de rupture traversant le Worldfair Trade Organization (WFTO/IFAT) et les plateformes nationales du commerce équitable : d’un coté ceux qui défendent une plus grande participation au marché conventionnel ; de l’autre ceux qui défendent le retour « aux valeurs originelles » et l’importance de l’objectif de l’équité sociale, même au prix de devoir se restreindre un temps à des petits marchés de niche à croissance lente.
Le marché équitable, après une croissance rapide de plusieurs années, finit par stagner au milieu d’un océan d’autres labels. Dans ces conditions certains produits dits équitables mais recouvrant en réalité un spectre assez élastique de labels, peuvent parvenir à atteindre 10% des échanges internationaux.
Scénario #2. Régulation publique du commerce équitable et risques d’une institutionnalisation verticale
Dans ce deuxième scénario, l’Etat intervient pour forcer les acteurs du commerce équitable à se mettre d’accord sur un certain nombre de pratiques et encadre l’usage de la mention « commerce équitable ». On peut imaginer par exemple que le gouvernement québécois convoque les acteurs des filières équitables afin de définir les termes et travailler à un cahier des charges commun qui sera placé sous la responsabilité du Conseil des appellations réservées et des termes valorisants (CARTV). Le besoin d’une définition commune est apparu suite à un procès mené contre la ville de Montréal qui a voulu prioriser l’achat de café certifié Transfair pour tous ses employés. Rainforest Alliance, Tim Horton et Utz Kapeh ont poursuivi la municipalité en arguant que la notion d’équitable et de durable n’était pas définie officiellement et que leurs programmes étaient similaires à celui de FLO/Transfair. La municipalité a gagné sa cause, mais a jugé que le terme devait être défini pour les cas futurs.
Un référentiel commun permettant de certifier le caractère équitable des pratiques est établi et des modalités d’accréditation des organismes certificateurs sont adoptées. Sont définies aussi des règles plus précises concernant les activités d’éducation/plaidoyer, et les activités d’accompagnement et de structuration des filières, ce qui inclue les règles dans les modalités de financement (répartition entre financement privés et subventions publiques). Le principal défi à surmonter est celui de l’articulation entre ces différentes initiatives de régulation qui apparaissent simultanément au niveau de quelques pays et le niveau international où opèrent les principales organisations du commerce équitable (FLO et WFTO/IFAT).
Ces négociations amènent à des modifications dans la gouvernance du mouvement du commerce équitable. FLO est conduit à ralentir sa logique de croissance et à concerter dans une plus grande mesure ses décisions tant avec les acteurs historiques du commerce équitable qu’avec les producteurs du Sud. Le mode de fixation des prix minimum est décentralisé. La concession de son label est conditionnée dorénavant à des engagements transparents en matière de responsabilité sociale et environnementale tant au Nord qu’au Sud, ainsi qu’à une croissance régulière du poids relatif de la gamme équitable. Sont introduites aussi des règles de concurrence au sein de ce secteur.
La filière intégrée et spécialisée doit, quant à elle, faire un investissement important de formalisation. Elle consolide un système de contrôle qui, sans aller à l’extrême du système de certification FLO (trop coûteux pour des secteurs d’activités non standardisés) introduit un contrôle par des tiers et une certaine rigueur dans l’évaluation. Sont aussi définies des règles de gestion de portefeuille de producteurs. Cette opération de « nettoyage » permet de rejeter de la sphère du commerce équitable un certain nombre d’acteurs qui ont profité du flou des exigences pour se livrer à des pratiques insuffisamment solidaires.
Cette régulation publique du commerce équitable ouvre les marchés publics au commerce équitable, aide les consommateurs à y voir plus clair et à crédibiliser la démarche, et permet une croissance soutenue du commerce équitable dans les différents circuits de commercialisation. Cependant, avec la libéralisation récente des marchés publics, plane la menace d’une potentielle poursuite de l’OMC concernant ces critères d’achat éthique et durable qui seraient, selon elle, discriminatoires. Les acteurs canadiens, par le biais de la Coalition canadienne de commerce équitable, travaillent à convaincre le gouvernement fédéral d’offrir un support à l’importation de produits équitables certifiés.
Scénario #3. La recomposition du commerce équitable autour de pratiques nouvelles
Avec la multiplication des labels concurrents et les initiatives de firmes privées qui diluent la pratique du commerce équitable dans une vague notion de développement durable (durabilité), les acteurs du commerce équitable pourraient décider de revoir complètement leurs mécanismes d’évaluation et les objectifs de leur pratique. FLO et la WFTO pourraient provoquer une consultation générale des acteurs du Nord et du Sud quant aux objectifs que le commerce équitable devrait et pourrait poursuivre. La consultation, menée sur quelques années au Nord comme au Sud, permettrait d’isoler certains grands principes qui orienteront la pratique du commerce équitable renouvelé, notamment arriver à un consensus quant à la mission trop large du commerce équitable et le besoin de recentrer l’action autour d’objectifs plus limités.
Il pourrait être réaffirmer que les acteurs réels de changement sont les organisations du Sud et du Nord qui peuvent faire des actions commerciales, techniques, éducatives ou politiques. Le changement durable passera donc essentiellement par le renforcement organisationnel et le rôle des organisations du Sud et du Nord dans le changement social. Il serait aussi convenu que les systèmes d’évaluation sont trop techniques, descendants et limités à une surveillance du Nord envers le Sud. Les acteurs pourraient définir que l’évaluation vise l’apprentissage organisationnel plutôt que la vérification. Cette réflexion permettrait d’élaborer des objectifs plus modestes pour le commerce équitable en les reformulant en termes de partenariat Nord-Sud visant le renforcement organisationnel et l’empowerment des agents de changement au Nord comme au Sud.
Dans ce contexte, les anciens organismes certificateurs pourraient devenir les partenaires des organisations du Sud et du Nord afin qu’ils mettent en place des systèmes d’information et de vérification interne solide et identifient les changements pour leurs membres et les indicateurs pour l’évaluer. Une nouvelle confiance pourrait à terme s’établir entre les partenaires qui portent des actions politiques plus concertées sur la scène internationale, à l’OMC principalement.
Les mouvements sociaux au cœur des nouvelles alliances du commerce équitable
Le troisième scénario, qui répond le mieux aux défis d’aujourd’hui, nécessitera cependant divers facteurs favorables dont le plus important sera la création de ponts avec d’autres mouvements sociaux. Il est à noter que ces ponts existent déjà, le commerce équitable s’étant développé en filiation avec la solidarité intercoopérative, s’étant lié au mouvement de la consommation responsable, au mouvement étudiant, au mouvement syndical, à l’économie solidaire et au mouvement écologiste. Par exemple, la montée en popularité du commerce équitable est fortement liée aux actions du mouvement contre les ateliers de misère (antisweatshop) entre 1991 et 2002 qui furent portées par le mouvement étudiant. Ce partenariat a amené 400 campus américains à adopter des pratiques de ventes de café équitable et a été un facteur important du renouveau de l’intérêt envers les produits équitables non alimentaires (coton et vêtement en général). Une des pistes à explorer est peut-être d’expliciter ces liens et de créer des ponts qui ne soient pas qu’idéologiques mais qui se manifesteraient plus fortement dans les pratiques. Deux exemples sont particulièrement illustratifs : le mouvement coopératif et celui la souveraineté alimentaire.
Mouvement coopératif : des affinités aux convergences
Le commerce équitable a des affinités naturelles avec le mouvement coopératif (duquel il émerge en bonne partie d’ailleurs). Le premier élément de convergence est la présence des coopératives dans le milieu agricole depuis fort longtemps. Au Québec, les problèmes d’accès à la machinerie, de commercialisation, de distribution et de consommation ont été en bonne partie résolus par la création de coopératives de producteurs et de consommateurs du début du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui. […]
Au niveau idéologique, les ponts sont aussi naturels puisque les deux mouvements cherchent à améliorer les conditions des travailleurs et des producteurs. Plus concrètement, la solidarité ou le partenariat qui est central au mouvement du commerce équitable a été énoncé comme principe depuis les débuts du mouvement coopératif : l’intercoopération (6e principe de l’Alliance coopérative internationale). Créer des ponts plus explicites entre les initiatives du commerce équitable et le mouvement coopératif pourrait servir de levier de coordination en faveur d’un plaidoyer commun, entre autres afin de développer de nouvelles coopératives au Nord comme au Sud. Bref, il existe des liens naturels entre les deux mouvements et le passage d’une coopération épisodique à une intégration plus importante des deux pratiques pourrait donner un second souffle au commerce équitable et consolider le mouvement afin de lui permettre de résister à la récupération par les firmes privées.
Mouvement de la souveraineté alimentaire des affinités aux collaborations dans la durée
Le mouvement pour la souveraineté alimentaire est apparu dans l’espace public avec cette notion en 1996 lors du Sommet mondial de l’alimentation (la première déclaration en ce sens a été faite par l’organisation internationale de paysans Via Campesina). Dix ans plus tard, lors du Sommet de Montréal Nourrir notre Monde en 2007, alors que la Commission Pronovost terminait ses travaux, une définition du concept a émergé :
« Par souveraineté alimentaire, on entend le droit des peuples à définir leur propre politique alimentaire et agricole ; à protéger et à réglementer la production et les échanges agricoles nationaux de manière à atteindre des objectifs de développement durable ; à déterminer leur degré d’autonomie alimentaire et à éliminer le dumping sur leurs marchés. »
Le mouvement pour la souveraineté alimentaire est probablement le mouvement émergent le plus solide et porteur de changements dans le secteur de l’agriculture durable et équitable. Une alliance du commerce équitable avec lui forcera aussi une meilleure articulation du local et de global dans une dynamique de stratégies complémentaires d’échelle évitant à la souveraineté alimentaire le piège du localisme et introduisant la solidarité locale dans une vision plus générale du commerce équitable.
On trouve le texte complet, avec ses références, sur le carnet de Louis Favreau
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