L’auteur invité est Guillaume Duval, rédacteur en chef du magazine Alternatives Economiques
L’idéologie libérale et la concurrence fiscale ont amené les Etats à limiter fortement la progressivité de leurs systèmes fiscaux. La France n’a pas échappé à cette tendance : depuis le début des années 2000, les impôts progressifs, qui jouaient déjà traditionnellement un faible rôle dans la fiscalité française, ont été vidés de leur substance. Le moment est venu d’inverser la tendance.
Partout, les dépenses publiques augmentent…
La mondialisation n’a pas empêché une croissance significative des dépenses publiques : alors que celles-ci ne représentaient que 40 % du produit intérieur brut (PIB) en France en 1970, elles en pesaient 53 % en 2007. Et même si leur niveau est particulièrement élevé chez nous, cette tendance lourde n’est pas spécifiquement hexagonale : même aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, les dépenses publiques ont augmenté.
Rien d’étonnant à cela : les économies modernes se caractérisent par une division du travail de plus en plus poussée, ce qui signifie que de plus en plus de personnes et d’organisations interviennent pour la production de chaque bien et de chaque service. Du fait de ces interdépendances accrues, ces systèmes sont aussi plus fragiles et plus sensibles au moindre aléa climatique, social… Ils ont donc besoin, pour que les acteurs privés continuent à faire du profit sur les marchés, de toujours plus d’infrastructures de qualité (routes, réseaux électriques, télécommunications), de sécurité physique et de sécurité juridique, d’une main-d’œuvre de mieux en mieux formée et en bonne santé, etc.
Et on ne sait pas fournir un tel environnement autrement qu’en développant l’intervention publique. A cela s’ajoute, dans un contexte démocratique, une revendication sans cesse accrue de protection de la part des citoyens, même si, dans le même temps, ceux-ci sont également critiques vis-à-vis de la hausse correspondante des prélèvements. Ces tendances n’ont guère de raisons de s’inverser à l’avenir.
… mais les recettes sont insuffisantes
Côté recettes, en revanche, les Etats ont eu de plus en plus de mal à s’assurer des rentrées suffisantes. D’où une hausse spectaculaire des dettes publiques : en France, celle-ci ne pesait que 21 % du PIB en 1978, elle est montée à 68 % l’an dernier. Plus qu’un triplement en trente ans. Et cela ne va pas s’arranger avec la crise… Là aussi, la situation hexagonale n’est pas exceptionnelle, même si les gouvernements français se sont, plus souvent que d’autres, laissés aller à la facilité en ne réduisant pas la dette publique pendant les périodes de croissance. Le dernier exemple en date étant celui du paquet fiscal adopté en 2007, alors que la croissance économique était encore à un bon niveau.
Ces déséquilibres budgétaires sont notamment liés à la difficulté croissante de faire payer des impôts aux plus riches (et aux entreprises). Après la crise de 1929, tous les pays développés avaient mis en place une fiscalité progressive. Avec même un caractère quasiment confiscatoire pour les (très) très hauts revenus puisque, pendant plusieurs dizaines d’années, le taux marginal de l’impôt sur le revenu a dépassé les 80 % aux Etats-Unis (contre seulement 40 % actuellement en France). Dans son ouvrage Les hauts revenus en France au XXe siècle, l’économiste Thomas Piketty montre que cette politique explique la très forte réduction des inégalités observée parallèlement. Si on voulait d’ailleurs réellement limiter les revenus fous des PDG ou des traders, cela resterait la solution la plus efficace… […]
L’impôt progressif attaqué de toutes parts
Mais le retour en force du discours économique libéral dans les années 1970 a remis en cause le consensus autour de l’impôt progressif, accusé de décourager les créateurs de richesses. Cette pression idéologique sera bientôt relayée par Margaret Thatcher, devenue Premier Ministre du Royaume-Uni en 1979, et par Ronald Reagan, élu président des Etats-Unis en 1980. Longtemps en retard en la matière sur le monde anglo-saxon, l’Europe continentale a suivi cette voie de façon accélérée au cours de la dernière décennie. Et cela n’a pas toujours été le fait de la droite : ainsi, à peine arrivé au ministère des Finances, le socialiste Laurent Fabius annonce, à l’été 2000, un plan triennal de réductions d’impôts de 100 milliards de francs (15 milliards d’euros), en expliquant qu’il faut absolument « baisser les impôts pour préparer l’avenir ».
Le système fiscal français se caractérisait déjà par une domination écrasante des impôts proportionnels, comme la TVA, la contribution sociale généralisée (CSG) et les cotisations sociales. Les mesures adoptées sous le gouvernement de Lionel Jospin ont ouvert la voie à la remise en cause des impôts progressifs. Brèche dans laquelle s’engouffre en particulier Dominique de Villepin, avec la refonte en 2005 du barème de l’impôt sur le revenu. D’apparence très technique, cette réforme a eu en réalité un effet redistributif massif : un ménage dont le revenu imposable était de 180 033 euros a ainsi vu son impôt baisser de 4 876 euros, soit une hausse de 3,8 % de son revenu. Tandis que celui qui déclarait 30 914 euros n’y a gagné que 84 euros, soit un plus de 0,3 %, selon l’OFCE (3). Globalement, les 10 % des Français dont les revenus sont les plus élevés se sont partagés 40 % des baisses d’impôts…
Parallèlement, cette réforme a institué le fameux bouclier fiscal, que Nicolas Sarkozy a renforcé en 2007 en l’abaissant de 60 % à 50 %. Un bouclier qui a permis à 834 contribuables parmi les plus riches (leur patrimoine est supérieur à 15,5 millions d’euros) de recevoir chacun un chèque de 368 261 euros en moyenne de leur percepteur en 2008…
Les niches fiscales, un sport national…
Les exonérations et autres abattements sur l’impôt sur le revenu, l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et les droits de succession se sont également multipliés depuis le début des années 2000. Le paquet fiscal de 2007 en a encore ajouté une couche, avec notamment la possibilité de déduire du revenu imposable les intérêts d’emprunts immobiliers (qui devrait être remise en cause en 2010 tant elle pèse sur le budget de l’Etat) ou encore l’exonération d’impôts des heures supplémentaires. Une mesure particulièrement absurde puisque l’Etat se prive ainsi de 4 milliards d’euros de rentrées fiscales par an pour inciter les salariés à faire des heures supplémentaires au moment même où le chômage monte en flèche. […]
Au-delà, les niches fiscales sont un véritable sport national. Il n’est pas en soi illégitime que la puissance publique cherche à orienter les comportements des citoyens à l’aide d’incitations fiscales, comme par exemple la possibilité de déduire de ses revenus les travaux réalisés pour mieux isoler les logements, mais leur multiplication tous azimuts leur fait perdre tout sens. Au bout du compte, le système fiscal français se caractérise en effet par la cohabitation de taux d’imposition théoriques relativement élevés et d’une foule d’exemptions. Ce qui aboutit à ce que certains − peu nombreux − paient « plein pot », tandis que nombre d’autres, aux revenus pourtant souvent plus élevés que les premiers, ne paient pas grand-chose. Pas de quoi faciliter le « consentement à l’impôt », essentiel dans une démocratie…
… qui fait scandale
Ce travers est ancien : c’est le cas depuis toujours pour l’ISF qui ne taxe en réalité qu’une petite partie des patrimoines puisque les biens professionnels et les œuvres d’art en sont exclus. Mais les réformes fiscales récentes ont accru ce défaut. L’exemple le plus caricatural est probablement fourni par l’impôt sur les successions : son barème officiel affiche toujours des taux qui vont jusqu’à 40 %, donc relativement élevés à l’échelle internationale. Mais, en pratique, il a été vidé de sa substance par les multiples abattements et dégrèvements introduits en 2005 et 2007.
Feu l’impôt sur les successions
George W. Bush a cherché à supprimer l’impôt sur les successions aux Etats-Unis et Silvio Berlusconi y est parvenu en Italie depuis 2002. En France, personne ne revendique ouvertement de le supprimer. Mais, en fait, il n’en reste plus grand-chose depuis le paquet fiscal adopté à l’été 2007.
On trouve sur le site des notaires de Paris un exemple intéressant de ce qui est désormais possible. Monsieur et Madame Durand donnent de leur vivant à leurs deux enfants Pierre et Jacques des biens d’une valeur de 1,2 million d’euros. Grâce aux multiples exonérations et dégrèvements nouveaux, ils ne paieront au final que 19 018 euros de droits de succession, soit 1,6% de la valeur des biens transmis. Et les époux Durand pourront recommencer l’opération dans six ans, s’il leur reste encore autant de patrimoine à transmettre.
Le Conseil des prélèvements obligatoires cite (voir « Pour en savoir plus ») un autre exemple instructif: un homme de 55 ans donne à ses deux enfants une entreprise d’une valeur de 10 millions d’euros. S’il choisit bien les modalités de cette donation, il peut désormais s’en tirer avec 117 824 euros de droits de succession, 1,2% de la valeur de l’entreprise (et même zéro si l’entreprise ne vaut « que » 4 millions d’euros)… Des sommes qui font rêver quand on sait que le patrimoine moyen d’un ménage français est de 350 000 euros, selon les données de l’Insee. A un tel niveau d’hypocrisie, la méthode Berlusconi présente au moins l’avantage de la clarté…
En juin 2008, Gilles Carrez, député UMP, rapporteur général du budget, et Didier Migaud, député PS, président de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, ont présenté ensemble un rapport : les 486 niches qu’ils ont repérées ont représenté en 2007 une perte de 73 milliards d’euros pour l’Etat, soit 27 % de ses recettes fiscales ! En forte hausse depuis 2003, puisqu’elles ne représentaient alors « que » 50 milliards d’euros et 20 % des recettes fiscales.
Et il ne s’agit pas uniquement de bricoles : les 100 contribuables qui profitaient le plus de l’existence de ces niches ont économisé en moyenne 1,13 million d’impôts chacun en 2007 ! Avec ce résultat absurde que certains des Français qui ont touché les revenus les plus élevés parviennent à ne payer strictement aucun impôt sur le revenu ! Devant ce scandale (et sous la pression d’une situation budgétaire dégradée), les députés ont adopté l’an dernier un plafonnement de ces niches : chaque contribuable n’aura plus droit qu’à un maximum de 25 000 euros + 10 % de son revenu comme réduction d’impôt. Un retour à la sagesse qui ne demande qu’à être accentué.
Revenus du capital : peut mieux faire
Le recul de la progressivité de l’impôt enregistré depuis dix ans est toutefois allé de pair avec une taxation croissante des revenus du capital, souligne un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires (voir « Pour en savoir plus »). Ce prélèvement s’est opéré surtout par la contribution sociale généralisée (CSG), passée de 1,1 % à sa naissance en 1990 à 8,2 % actuellement sur les revenus de placement. Ainsi que par l’extension de prélèvements libératoires permettant de s’acquitter de l’impôt sur le revenu à un taux faible sans avoir à intégrer les revenus correspondants dans son revenu imposable par la suite.
Il existe cependant beaucoup de trous, notamment sur les plus-values mobilières (résultant de la vente de titres financiers) ou immobilières (consécutives à la vente de maisons ou d’appartements) qui sont encore très largement exonérées aujourd’hui. C’est une des pistes pour commencer à limiter les déficits l’an prochain. De plus, l’imposition proportionnelle des revenus du capital reste profondément inéquitable, parce qu’elle ne permet pas une taxation suffisante des très hauts revenus. Ceux-ci s’en sortent en effet beaucoup mieux que s’ils devaient intégrer ces rentrées à leurs revenus imposables.
Une perte pour l’Etat de 82 milliards d’euros par an […]
Au bout du compte, l’ensemble des mesures prises depuis dix ans, y compris les cadeaux fiscaux faits aux entreprises, se sont traduites par un appauvrissement spectaculaire de l’Etat. En 1999, ses recettes représentaient 18,3 % du PIB. En 2008, elles n’étaient plus que de 14,1 %, un recul de plus de quatre points, équivalent à 82 milliards d’euros par an… Et contrairement à une idée répandue, cette chute est très loin d’être compensée par la montée des impôts locaux : la recette de ces taxes, par ailleurs très injustes car non progressives, n’a augmenté dans le même temps que de 4,6 % à 5 % du PIB.
Un frein à l’ascension sociale
Au-delà des difficultés croissantes pour équilibrer les finances de l’Etat et assurer les actions publiques indispensables, quel effet a eu le recul de l’impôt progressif ? Il entretient un lien étroit avec la remontée spectaculaire des inégalités mise en évidence par l’économiste Camille Landais : entre 1998 et 2006, les 90 % de Français « ordinaires » ont vu leurs revenus s’accroître de 4,6 % seulement, inflation déduite, tandis que le millième le plus riche gagnait 32 % de pouvoir d’achat !
Demain une fiscalité écologique ?
Les Etats taxent depuis longtemps l’alcool, le tabac ou encore les jeux d’argent, activités qu’il faut décourager. Ne devrait-on pas faire la même chose pour les activités nocives pour l’environnement? L’économiste anglais Arthur Cecil Pigou (1877-1959), élève d’Alfred Marshall et professeur de John Maynard Keynes, avait proposé dès les années 1910, de corriger par des taxes la myopie des marchés, incapables de prendre en compte les « externalités », et en particulier les dégâts causés par l’activité économique à l’environnement naturel.
Un siècle plus tard, ces réflexions commencent à se traduire dans la réalité. Avec, pour certains, l’idée de faire des taxes environnementales un des principaux pourvoyeurs de rentrées fiscales, permettant ainsi de moins taxer notamment les revenus du travail. Mais le mouvement reste encore timide: les taxes environnementales ne pèsent que 2,5% du produit intérieur brut (PIB) dans l’Europe des 27, et 6,2% de l’ensemble des taxes. Et, paradoxe, leur poids a même diminué depuis le début des années 2000.
Quant à la France, avec des taxes environnementales qui ne représentent que 2,1% du PIB en 2007, en recul de 0,6 point depuis 1996, elle est l’un des plus mauvais élèves de la classe européenne (1). Le débat à propos de la taxe carbone a montré combien il reste difficile de faire évoluer les choses, malgré la prise de conscience croissante des problèmes écologiques, compte tenu des effets redistributifs de ces taxes…
Or faciliter l’accumulation puis la transmission de patrimoines fabuleux contribue à figer les positions sociales. Cela empêche en effet les véritables innovateurs de se faire une place au soleil. Alors que les héritiers possèdent rarement les qualités qui ont fait de leurs ancêtres des entrepreneurs à succès. Pour cette raison, les vrais libéraux sont toujours partisans d’un impôt sur les successions élevé… De plus, la possibilité de conserver des revenus colossaux faute d’imposition suffisante a joué un rôle majeur dans les dérives qui ont conduit à la crise actuelle, à cause des risques inconsidérés pris par les dirigeants dans les grandes entreprises ou par les investisseurs sur les marchés financiers. […]
On peut lire le texte complet, avec les références, les notes de bas de page et les nombreux tableaux, sur le site du magazine Alternatives Economiques
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