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Le samedi 23 avril 2022

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La (mauvaise) gestion des ressources halieutiques en milieu marin

L’auteur invité est Harvey Mead, titulaire d’un doctorat en philosophie des sciences et expert reconnu en environnement et développement, est le fondateur de Nature Québec, organisme qu’il a présidé presque continuellement de 1981 à 2006. De janvier 2007 à janvier 2009, Harvey Mead a agi à titre de Commissaire au développement durable au Bureau du vérificateur général du Québec.

Une petite partie de la population du Québec vit en bordure de la mer et en dépend pour sa subsistance. Pour des raisons historiques associées à la disparition progressive des énormes ressources halieutiques existantes lors de l’arrivée des premiers Européens, le vaste territoire en cause est sans proportion avec la population qui y vit. La prise en compte du plus récent épisode de mal développement de ce territoire permet d’en faire le constat, contemporain cette fois-ci. L’effondrement des stocks a été désastreux pour les populations côtières qui vivaient de l’extraction de ces « ressources renouvelables » depuis quatre siècles; c’était l’aboutissement d’une longue histoire qui semble avoir des échos dans la situation mondiale actuelle.

La disparition presque complète des écosystèmes originaux du golfe a pris des siècles; aujourd’hui, les nouvelles menaces se posent en termes de décennies, voire d’années et face à des écosystèmes moins complexes. C’est peut-être surtout en ce sens que le cas de la morue représente quelque chose d’important pour une évaluation de notre progrès. À cet égard, il est important de réaliser que le présent travail ne porte que sur une seule espèce, la morue, et sur les enjeux écologiques et économiques de cette espèce. Il utilise donc l’effondrement des stocks de morue comme proxy pour une évaluation des coûts sociaux, économiques et écologiques de la dégradation d’un ensemble d’espèces résultant de la mauvaise gestion des ressources marines dans le golfe.

La pêche à la morue et l’Indice de progrès véritable

La pêche à la morue sert peut-être mieux que tout autre élément de l’Indice de progrès véritable (IPV) à nous confronter à une rareté planétaire en termes de ressources et de milieux pour accueillir nos déchets. Il est à craindre que les courbes de l’effondrement que nous allons présenter, suivant des prises records que les indicateurs économiques ne permettaient pas de bien interpréter, soient celles qui nous guettent plus généralement, alors que tous nos indicateurs économiques (en faisant abstraction de la récession jugée passagère des années 2007-2010) reflètent toujours l’abondance.

L’évaluation du coût de l’effondrement des stocks

Les coûts sociaux, environnementaux et économiques de ce désastre, qu’on serait porté à appeler « écologique » si l’on suivait la couverture médiatique, méritent donc une analyse approfondie. En effet, il s’agit d’une perte de potentiel de développement reliée à la dégradation des conditions du développement, celles du milieu marin. L’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture (FAO) conclut que de la fermeture complète de la pêche « a résulté essentiellement en le plus important licenciement massif de travailleurs de l’histoire canadienne ».

Les stocks de morue en termes de biomasse sont évalués régulièrement par le ministère des Pêches et des Océans du Canada (MPO), selon les différentes sections du golfe du Saint-Laurent où se font les pêches des provinces de l’Atlantique et du Québec. Ces stocks représentent le capital naturel permettant l’exploitation humaine; les prises chaque année représentent les flux générés par ce capital. Comme pour tout capital, il importe en principe de maintenir le capital de base et de vivre sur les intérêts générés par ce capital.

Dans le cas des ressources halieutiques du golfe du Saint-Laurent, les constats des pêcheurs, et ensuite ceux des scientifiques, ne réussissaient pas à contrer un autre indicateur critique, la valeur des prises, et donc convaincre les décideurs de l’urgence.

Le coût de la surexploitation des stocks de poissons de fond

Nous présentons la situation en passant des stocks à la valeur des stocks et, finalement, à la situation décrite par leur application à la valeur des flux. Le rapport de la Table ronde nationale fait mention d’une étude commandée par la Newfoundland Inshore Fishers Association (NIFA) qui souligne la faiblesse de la gestion dans la période précédant l’effondrement :
« En décembre 1986, la NIFA a rendu public le rapport Keats qui concluait que les méthodes et les calculs du MOP étaient incorrects et donnaient lieu à des évaluations surestimant considérablement la taille des populations de poisson. Toutefois, en 1987 et 1988, en dépit de ces avertissements, les scientifiques du MPO ont en fait établie un TPA [allocation de prises] plus élevé…. Ce n’est qu’un 1989 que les scientifiques fédéraux se sont rendus compte qu’il y avait de sérieux écarts dans leurs évaluations. »

C’était trop tard.

Le Québec a vécu une expérience similaire, où le maximum de biomasse dans les stocks est atteint en 1983 pour les stocks globaux. Les prises ont continué à augmenter, jusqu’à ce que « les dragueurs de Fisheries Products International ne rentrent au port entièrement vides ». C’était la reconnaissance de l’effondrement, en 1992.

Il est frappant de constater la relation entre et les prises pendant la période et les stocks calculés selon les modèles du MPO.

Des prises de l’ordre de 6 % ont pu continuer pendant 15 ans de façon plutôt stable. C’est en 1992, après des prises de 9 % des stocks en 1990 et de 11 % en 1991 et 1992, que l’effondrement a eu lieu. Le prix était en augmentation constante pendant toute la période. Comme c’est souvent le cas, le prix semble refléter la rareté croissante avec les stocks en chute libre, ce qui n’est pas nécessairement une aide dans la gestion de stocks en difficulté. D’une façon quelconque, semble-t-il, les acheteurs ressentaient une rareté en dépit des assurances des responsables gouvernementaux.

L’impact de l’effondrement des stocks était et reste cumulatif, chaque année marquant une situation où les impacts des années précédentes restent et celui de l’année en cours s’y ajoute. La Figure 8 illustre ce phénomène et montre ce que les communautés qui vivaient de la pêche connaissent depuis vingt ans, des bénéfices moindre situées entre 7 M$ et 18 M$ de moins au fil des ans. Ces pertes sont la différence entre ce qui aurait été obtenus en flux provenant de l’exploitation des stocks, si ceux-ci avaient été maintenus stables, et ce qui était exploitable dans les conditions de rupture de stocks.

Le coût de la surexploitation des stocks de poissons de fond

Finalement, ce sont par les diminutions des prises année après année que les pêcheurs du golfe du Saint-Laurent ont ressenti la perte de bénéfices résultant de l’effondrement des stocks. La Figure 4 montre graphiquement la relation entre les prises et la valeur de celles-ci. À partir de 1986, jusqu’en 1991, on voit le maintien de la valeur des prises (un peu diminuée) alors que les prises sont en chute libre, ce qui montre le phénomène d’un indicateur économique trompeur qui n’est pas relié aux sources mêmes de la valeur, le capital naturel. Encore une fois – pour le répéter – le PIB reflète les marchés eux-mêmes et passe donc à coté de ce qui est requis pour une gestion adéquate.

La grande valeur des prises, et les niveaux élevés des prises elles-mêmes, ne permettaient pas de prévoir sur ces bases un effondrement imminent des stocks et des marchés. La transition en 1987-1988 est frappante.

La valeur des prises atteint un sommet en 1987, avec un gain également le plus important de toute la période de presque 40 ans; en même temps ceci prépare, en 1988, la perte annuelle la plus importante de toute la période, à l’exception de 1993, et une chute des prises qui annonce la fin.

Il y a peut-être lieu de faire un seul commentaire : la reprise limitée de la pêche en 1997 marque un élément incongru du graphique, où, après la chute dramatique des deux courbes, on voit une relance de la valeur des prises, pendant deux ou trois ans, avec une rechute à zéro très rapidement, et une autre reprise. On peut y voir une indication des pressions constantes exercées par les communautés (et les entreprises) représentant le déni face à la réalité.

Le calcul de l’IPV pour les ressources halieutiques

Il y a lieu de comptabiliser cette dégradation « cachée » du capital naturel qui se répercute de façon cumulative, en dépit de relances comme celles suggérées par le graphique de la Figure 6. Il faut reconnaître ce faisant que cet indicateur, fondé sur la valeur des prises, comporte la faiblesse des marchés eux-mêmes et leur établissement de valeurs.

Le Tableau 2 fournit les chiffres pour cet exercice de calcul des coûts de la perte de la morue, soit les informations sur les pertes annuelles et sur le cumul de ces pertes, à partir de 1983, la deuxième année du déclin, prenant ainsi les données de 1982 comme point de repère. Le Tableau représente donc une façon d’estimer la non prise en compte des signaux de problème en attribuant les pertes en fonction de ce sommet de 1982 mais atteint sur les marchés en 1987.

Ce qu’il faut en retenir…

L’effondrement des stocks de morue dans le golfe du Saint-Laurent constitue un événement marquant dans l’histoire des liens entre notre économie et ses bases écologiques. Les indicateurs économiques ne permettaient pas de voir la catastrophe imminente, même si les praticiens des lieux – les pêcheurs – savaient très bien que tout n’allait pas bien dans la demeure. Les indicateurs économiques, et la dépendance des communautés de la ressource qu’elles voulaient permanente et « durable », ont fait en sorte que les signaux informels n’ont pas été reconnus. Le reste est de l’histoire.

Nous avons essayé de faire de l’analyse de cette catastrophe écologique et sociale – qui se chiffre seulement dans les quelques dizaines de millions de dollars – un signal de la situation globale actuelle. L’ensemble des courbes représentant les différents aspects du phénomène sont tellement graphiques, montrent de façon tellement frappante ce que c’est qu’un pic, un sommet, un abysse, qu’il peut servir à résumer un autre ensemble, celui des nombreuses crises qui sévissent actuellement – qui se chiffrent dans les milliards, voire dans les billions en termes de pertes.

Tout comme dans le cas de la morue et des autres poissons du fond, les « tendances lourdes » indiquées par le PIB quant au caractère permanent de la croissance qui se maintient depuis 65 ans ne fournissent pas une indication adéquate de notre situation. Les nombreuses soustractions apportées par l’IPV aux données économiques standards cherchent à fournir des pistes pour une meilleure prise en compte des crises via une monétarisation des externalités négatives qu’elles représentent.

C’est à nous à agir, à reconnaître la faiblesse de notre indicateur de progrès.

On peut lire ce texte, avec ses nombreuses notes, figures et tableaux, sur le site de GaïaPresse

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