L’auteur invité est Claude Emmanuel Triomphe, directeur du site Metis, correspondances européennes du travail. Interview avec Chico Whitaker.
Alors que Lula achève son deuxième mandat présidentiel, Chico Whitaker, co fondateur du Forum Social Mondial et membre de la Commission brésilienne Justice et Paix revient dans un entretien exclusif pour Metis sur son bilan, le rôle de la société civile et l’histoire des mouvements sociaux.
Le Brésil a une société civile très active. Comment l’expliquez-vous ?
Il faut commencer par dire que chez nous, la société civile c’est la partie des citoyens qui s’auto-organisent. Ce n’est pas le cas partout. Dans un pays comme le nôtre, le tissu social n’est pas aussi organisé autour d’associations que dans les pays du Nord. La société civile s’est beaucoup développée avec la fin du régime militaire qui avait notablement bloqué ou freiné son essor pendant 15 ans. Il faut noter le rôle particulier de l‘Eglise catholique, la seule institution nationale que les militaires ont peu ou prou respectée, qui a soutenu sans réserve les associations populaires et les communautés de base.
A la même période, les syndicats de type « mussolinien » servaient de bras armé social au régime. Mais là aussi beaucoup de gens se sont élevés contre eux avec tout un mouvement d’opposition syndicale qui, dès les années 70, a essayé de prendre le pouvoir dans les syndicats officiels. Il y a réussi et a gagné petit à petit. Lula ne faisait pas partie de ce mouvement. Mais il est issu d’un syndicat de l’automobile qui avait bénéficié de l’influence de cette opposition. Lorsqu’il devient leader en 1976, les anciens dirigeants avaient déjà été mis sur la touche. Et, dès la fin du régime militaire, les mouvements sociaux sont devenus beaucoup plus forts. L’un des plus visibles était le mouvement des sans-terre (MST), mais il y a eu aussi des mouvements sur la santé, l’éducation et bien d’autres domaines où il y avait des droits à conquérir. Tout cela s’est mélangé et a constitué un ensemble.
Antoine Jeammaud affirme dans un autre entretien pour Metis que certaines dispositions de la Constitution de 1988 étaient « luxuriantes » en matière sociale…
Un immense mouvement de participation populaire a accompagné la rédaction de la nouvelle Constitution en 1988. Celui-ci a réussi à faire inscrire beaucoup de dispositions, qu’il s’agisse de droits sociaux ou de procédures visant à ce que les lois puissent être élaborées par le peuple : lois d’initiatives populaires, référendums. En tout 122 amendements à la Constitution ont été présentés et cosignés par 12 millions de personnes !
Les mouvements sociaux se sont aussi mobilisés pour empêcher les candidats corrompus d’acheter les votes et d’instrumentaliser la pauvreté. Ils ont mené une première initiative de loi populaire qui a réussi grâce au million de signatures récoltées. Elle a permis un premier « nettoyage » parmi les candidats. Cette campagne contre la corruption s’est constituée en mouvement organisé, lequel a lancé il y a deux ans une nouvelle campagne « Ficha limpa » (fiche propre), avec plus d’1 million de signatures, pour empêcher les candidats qui ont commis ou sont suspectés d’avoir commis des crimes de se présenter…
Toutes sortes de pressions ont été exercées : les opposants ont attaqué cette proposition devant la Cour constitutionnelle. Celle-ci les a déboutés. Puis ils l’ont déférée devant la Cour Suprême qui vient de se diviser – 5 votes pour et 5 contre – et qui va devoir trancher bientôt sur fond de mobilisations massives des syndicats, ONG et autres mouvements sociaux.
Quels sont les traits marquants du bilan « social » de Lula ?
Lula a été élu grâce au développement de ces mouvements sociaux. C’est la première fois que quelqu’un venant de ce milieu a pu accéder au faîte du pouvoir. Mais il a du faire d’énormes concessions et nouer des alliances tant avec l’oligarchie et les milieux d’affaires qu’avec des cercles de gens corrompus. Il a aussi voulu mettre patrons et ouvriers ensemble et ne pas jouer sur l’affrontement social, mais plutôt forger une alliance pour l’amélioration. C’est une vision très syndicale dans laquelle tout son électorat pauvre se retrouve.
La Bolsa familia a eu un effet économique considérable. Elle a stimulé beaucoup d’activités qui se sont combinées à une masse de travaux sur les infrastructures. Elle a été forgée par Lula qui a non seulement fusionné toutes les allocations précédentes mais y a ajouté des contreparties très importantes comme envoyer et maintenir les enfants à l’école. Il a créé pour la mettre en oeuvre un ministère des affaires sociales et du développement. Bolsa familia reste une aide réduite mais elle assure à 10 millions de familles un revenu régulier. Ces sommes ont un effet incroyable sur les communautés dans lesquelles cet argent est injecté. Avec Bolsa familia, les gens les plus pauvres ont vraiment senti que le gouvernement pensait à eux.
Pendant un temps, la contrepartie en matière de scolarisation des enfants est devenue plus lâche et certains ont pu profiter de Bolsa familia sans en avoir le droit. Mais tout ceci est en train de rentrer dans l’ordre. Bref la mesure est si populaire que Serra, le candidat de l’opposition, a promis de doubler le nombre de ses bénéficiaires !
En matière de droit du travail ou de syndicalisme, certains disent que Lula n’a pas tenu ses engagements…
C’est vrai que sur la question du travail, il y a pas mal de problèmes notamment du côté de la « consolidation des lois du travail » qui date de 1943 et qui est largement dépassée. Mais cela ne dépend guère de Lula ! Chez nous le Parlement a un rôle majeur et il ne faut pas oublier qu’il dispose d’une représentation très déséquilibrée en faveur de l’oligarchie. Dans un pays devenu complexe et démocratique, Lula ne décide pas de tout loin de là. Mais il faut reconnaître qu’en matière de protection sociale, on est encore très déficitaire même si la nouvelle Constitution a permis de mettre en place un système national de santé, qui se structure lentement.
Le Brésil a-t-il connu la crise ?
Le pays a affronté la crise en mettant en place des politiques anti cycliques de soutien au crédit et à la consommation. On a diminué les impôts. Bref, la crise a permis l’activation de l’économie et les mesures prises ont généré beaucoup d’optimisme, contrairement à ce qui s’est passé en Europe. Certes, l’industrie et les exportations ont souffert mais globalement le pays a surmonté la crise assez positivement.
Le syndicalisme semble très impliqué politiquement?
Lula a eu comme appui fondamental pour son élection les communautés de base de l’Eglise catholique. Mais le Parti des Travailleurs avait aussi deux autres racines : les résistants de gauche à la dictature et les syndicalistes. Au début, il y avait un certain équilibre entre disons les marxistes et les syndicalistes. Désormais ces derniers sont assez hégémoniques dans le gouvernement. Cela va bien au-delà de la fonction de ministre du travail qui a été attribuée à l’un d’entre eux, les directions d’administrations et d’entreprises publiques sont également concernées. On peut dire que la république brésilienne d’aujourd’hui est une république syndicaliste. Ceci n’est pas sans conséquences. Le syndicalisme s’est divisé à l’intérieur de la CUT mais d’autres centrales syndicales ont été crées.
Lula est très populaire, mais les classes moyennes ne sont-elles pas en train de le lâcher?
Les classes moyennes ne votent pas nécessairement pour lui. Les affaires récentes de corruption dans l’entourage de Lula ont eu un impact sur elles. Et s’il y a un 2ème tour, les conflits vont s’intensifier. Les alliances mises en place par Lula risquent de lâcher ! Les grands média, presque tous dominés par l’oligarchie, font une campagne très anti-Lula. Je suis très impressionné par la montée récente des tensions ! Si Dilma Roussef gagne, elle n’aura qu’à continuer la politique de Lula mais elle se heurtera à de très nombreuses résistances politiques.
Pour vous, quels sont aujourd’hui les défis majeurs du pays ?
Nos défis sont en fait des défis mondiaux. Deux questions sont devenues problématiques. D’une part la corruption du système et du fonctionnement des institutions. Ou bien on l’affronte, ou bien l’on perdra beaucoup de ressources. D’autant que ce problème, très développé au Brésil et qui doit impérativement dépasser la « culture de la magouille », se pose aussi ailleurs, y compris en Europe.
L’autre question, plus compliquée encore, c’est d’une certaine manière le système capitaliste lui-même. On ne questionne plus ses règles de fond, la manière dont la production se fait, la répartition des revenus. Or il faut penser à un autre système qui ne sera pas le socialisme, bien sûr largement dépassé. Tout ceci reste hors des préoccupations. Mais sommes nous vraiment condamnés à vivre dans le capitalisme ?
L’Europe et le Brésil ont -ils à apprendre l’un de l’autre ?
Le forum social mondial a jeté les bases d’une nouvelle culture politique : horizontalité des rapports, organisations en réseau plutôt que pyramidale. Le changement provient d’une infinité d’actions. On a réussi à exporter cela dans le monde entier, par contre, bien que tout cela ait été initié par le Brésil avec des personnalités comme Paulo Freire ou avec la théologie de la libération, on a du mal à influencer la culture politique du pays et à monter des forums locaux ! On y travaille et l’on est en train de monter un forum social local à Sao Paulo pour 2011 (autour de la notion de Grand Sao Paulo) et à Rio pour 2012 autour des questions d’environnement.
L’Europe pourrait nous donner un certain nombre d’exemples. Nos grandes villes deviennent invivables à cause des automobiles, or on continue d’en promouvoir et la production et la vente ! On pourrait attendre quelque chose de pays qui ont dépassé la réponse aux besoins de base. Car chez nous les gens pensent que le mode de développement antérieur va continuer. Je ne parle même pas du mode de développement chinois qui devient fou. Tous les pays visent une augmentation du PIB, mais la question des inégalités est absente. Au Brésil Lula a réussi à rapprocher les pauvres des classes moyennes mais pas ce groupe des classes les plus riches. J’observe d’ailleurs que les gouvernements socio-démocrates ne font qu’administrer la crise, comme on le voit en Espagne, ou il y a quelque temps en Allemagne.
Face à la mondialisation, quelle place pour le Mercosur ?
Les dirigeants veulent faire du Brésil une puissance mondiale. Néanmoins il y a des alliances essentielles pour le Brésil avec l’Uruguay, le Paraguay, l’Argentine, la Bolivie, le Chili, l’Equateur….. Car il y a des mouvements sociaux très importants chez eux, notamment parmi les Indiens. Notre gouvernement l’a très bien perçu. Cela n’empêche pas certaines de nos grandes entreprises d’avoir d’autres vues, notamment en Afrique qui devient un marché formidable ou même au Pérou. Plusieurs d’entre elles s’y comportent comme les anciennes puissances coloniales et n’hésitent pas parfois à détruire des communautés indigènes toute entières !
Le Mercosur ne peut pas se rêver comme l‘Union Européenne, c’est déjà dépassé. Le but n’est pas du tout de construire une unité économique, politique et culturelle. Mais plutôt que chaque pays de la région trouve sa voie et qu’ensemble ils puissent se soutenir les uns les autres.
On peut lire ce texte sur le site de Metis, correspondances européennes du travail
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