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Le samedi 23 avril 2022

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Le Bonhomme contre-attaque

L’auteur invité est Jean-François Lisée, ancien conseiller des premiers ministres Jacques Parizeau et Lucien Bouchard de 1994 à 1999, maintenant directeur exécutif du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM).

J’ai une super-bonne idée de couverture pour le magazine Maclean’s. Imaginez un Bonhomme Carnaval coiffé d’une auréole. Attendez, non ! Des Bonhomme auréolés, mais à perte de vue. Avec, en gros titre : « Les Québécois, les plus incorruptibles d’Amérique ! »

L’article offrirait une thèse originale et décapante, propice à l’augmentation des ventes en kiosque : il existe en Amérique du Nord un petit peuple quasi incorruptible. Son indignation contre le trafic d’influence et les pots-de-vin est atavique, sinon génétique. Ses héros sont autant d’Eliot Ness dressés contre le mal corrupteur.

Les Québécois ne sont pas invincibles. Dans les années 1930 et 1940, ils croient en Maurice Duplessis. L’homme manie l’arme du ridicule pour embrocher les libéraux et leurs médiocres trafics. Mais il les surpasse ensuite au championnat du favoritisme et du clientélisme. Pendant les années 1950, les Québécois trouvent d’autres héros : l’enquêteur Pax Plante et l’avocat Jean Drapeau, contrepoisons vivants à la débauche et au crime montréalais. À tel point que Drapeau devient maire pour 30 ans, portant les habits du visionnaire autocrate — et parfois incompétent —, mais jamais corrompu.

Chaque décennie voit surgir son redresseur de torts. En 1960, René Lévesque entre, les mains propres, propres, propres, dans « l’équipe du tonnerre » libérale. Il s’oppose à la fraude électorale, à la fraude tout court. Cette équipe transforme le Québec en un énorme chantier de modernisation, et 10 ans durant, les corrupteurs sont muets ou discrets. Ils sortent la tête au début des années 1970. La collusion entre le gouvernement libéral et une FTQ-Construction aux mains de brutes sert de tremplin à de nouveaux champions de l’honnêteté, lors d’une commission d’enquête plus suivie que La soirée du hockey. Les popularités des Brian Mulroney et Lucien Bouchard trouvent leurs origines là, dans leur combat contre la pègre et la brutalité. (Le premier s’est perdu sur le chemin du pouvoir et des enveloppes bien remplies. L’autre est resté un modèle d’intégrité, sa rectitude confinant à la pingrerie.)

Dans la foulée, en 1976, l’odeur du scandale empeste le gouvernement de Robert Bourassa. Les électeurs l’éjectent de son siège — lui préférant même, dans sa circonscription, un poète qu’il avait fait emprisonner — et la presse l’affuble du titre de « politicien le plus méprisé du Québec » (il allait faire un étonnant retour). Il fut remplacé par celui qui est encore aujourd’hui le plus admiré : René Lévesque. Plus intègre qu’indépendantiste, plus rebelle que chef de gouvernement, celui-ci réforme de bout en bout le régime des contrats publics et fait adopter la loi sur le financement la plus sévère du continent. La France et, 25 ans plus tard, le Canada s’inspireront de son audace. Audace insuffisante pour contenir indéfiniment les magouilleurs. Ils contourneront graduellement les articles et alinéas de cette loi, le filet d’eau sale devenant ruisseau dans les années 1990, torrent dans les années 2000.

Mais on anticipe. Le fait majeur est celui-ci : de 1976 au début des années 2000, l’aversion viscérale des Québécois pour la corruption fut la plus forte. Sous quatre premiers ministres de deux allégeances et trois maires de Montréal successifs, que de calme ! Outre quelques médiocres écarts de lobbying, l’intégrité fait loi. Un peu plus, on aurait pu en faire état à la une d’un grand magazine canadien.

Oui, au cours des années 1990, le mépris de l’éthique a une ville : Ottawa. Le gouvernement Chrétien est élu en 1993 grâce à l’appui massif des Ontariens, mais contre le vœu des électeurs du Québec — qui lui préfèrent le Bloc, de Lucien Bouchard. Dans une chaîne de commandement qui allait du bureau du premier ministre canadien aux entrailles de l’administration publique, Ottawa tente littéralement d’acheter l’identité des Québécois à coups de feuilles d’érable et de commandites, huilant au passage les rouages d’un Parti libéral canadien déconsidéré. Informés de ce double trafic d’influence, identitaire et pécuniaire, les Québécois voient… rouge ! Au point de vouloir, à 55 % en 2005, se séparer sur-le-champ d’une capitale fédérale génératrice d’autant de boue. (Malheureusement, les indépendantistes n’étaient pas au pouvoir à Québec pour transformer ce vœu en réalité.)

Écœurés, les Québécois avaient besoin d’un nouvel Eliot Ness. Ils le trouvèrent et en firent l’Anglo-Québécois le plus populaire de tous les temps : John Gomery. À l’élection fédérale suivante, ils votèrent encore plus fort pour les candidats dont le slogan était « Un parti propre au Québec ».

À peine remis des odeurs de ce qu’un ex-libéral-bloquiste-commentateur-libéral-commentateur (vous l’avez reconnu ? Jean Lapierre) a appelé « le poisson mort » pourrissant outre-Outaouais, les Québécois se voient aujourd’hui secoués par une nouvelle vague de corruption. Leur colère est à la hauteur des fautes qu’ils découvrent dans les copinages du gouvernement libéral, dans les contrats frauduleux accordés par la métropole, dans les pratiques brutales, encore, de la FTQ-Construction, dans la collusion des entrepreneurs membres du « Fabulous 14 » pour se partager le gâteau des contrats publics.

Comment la population du Québec réagit-elle ? Jamais elle ne fut plus dégoûtée. Jamais elle n’a voulu autant en découdre avec ceux qui contredisent à ce point leur sens inné de la probité. Quelque 80 % des Québécois demandent une enquête complète et implacable, 58 % souhaitent le départ de Charest, de préférence dans l’heure. Ils veulent cette enquête en bloc. Ils la veulent en détail : ingénieurs, policiers, associations d’avocats, conseil municipal de Montréal, à l’unanimité, tous ragent de ne pas obtenir une enquête salvatrice et un nettoyage en profondeur. Les journalistes sont aux aguets et au travail comme s’ils avaient encore 20 ans, et ils sont applaudis par les lecteurs et les téléspectateurs dévorant leurs reportages. « Ça ne m’était jamais arrivé que les gens me fassent des pouces en l’air », s’étonne la journaliste Marie-Maude Denis dans le Trente, le magazine de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. « C’est tellement gratifiant ! » Elle est une des investigatrices de l’émission-vedette de Radio-Canada Enquête, que chaque corrompu de l’État, de l’entreprise et du monde syndical regarde chaque semaine, dans l’angoisse de celui qui craint d’entendre son nom, de voir son visage, d’être surpris en flagrant délit. Les coupables ont le même sentiment en écoutant la période de questions, tant l’opposition est elle aussi à l’offensive, implacable, jour après jour.

Telle une multitude de saints Bonhomme enragés, les Québécois meurent d’impatience de mettre les vauriens à la porte et les escrocs en prison. Si des élections avaient eu lieu au cours des 18 derniers mois, leur vœu aurait été exaucé. Ils s’ennuient de Pax Plante, de Lévesque, de Bouchard, n’ont que faire d’un Bastarache aux jupons trop voyants. Certains rêvent de remettre Gomery en service, à la tête de la Direction générale des élections, pour faire un grand ménage. En plus, il est volontaire. Mais qu’importent les noms. Ce n’est qu’une question de temps avant que la longue tradition québécoise d’intégrité reprenne encore une fois le dessus.

Voilà mon idée pour une couverture-choc de Maclean’s. Vous trouvez mon récit partial, tiré par les cheveux ? Ai-je fait la démonstration chiffrée que les Québécois sont plus méritants, au palmarès de l’intégrité, que leurs voisins du continent ? Non ? En effet. Pas plus, certainement, que Maclean’s n’a fait une telle démonstration chiffrée, lui qui nous donne la dernière place au Canada.

Gilles Duceppe a répondu à la couverture du Bonhomme corrompu en citant la définition de la xénophobie que donne le Conseil de l’Europe : « Hostilité systématique ou irrationnelle à l’égard d’une ou plusieurs personnes, essentiellement motivée par leur nationalité, culture, genre, religion, idéologie ou origine géographique. » Alors posons la grande question : les auteurs du dossier de Maclean’s, le chroniqueur et directeur de l’information nationale Andrew Coyne en tête, sont-ils xénophobes à notre égard ?

Jugeons d’abord au mérite. Le Québec est-il vraiment la province la plus corrompue ? À première vue, cela paraît plausible, et le seul défi posé à Maclean’s fut de faire tenir en un seul article la série d’allégations et d’affaires louches qui planent au-dessus du gouvernement Charest, de Montréal et de la FTQ. Curieux de nature, j’ai voulu découvrir dans les pages de cet article les critères utilisés pour nous attribuer la première place. Nombre d’infractions ? Montant des pots-de-vin ? Fréquence des démissions d’élus ripoux ? Et si nous sommes « number one », qui est le numéro deux, et avec quel écart le devançons-nous ? Vous connaissez déjà la réponse. Maclean’s, qui publie pourtant chaque année un palmarès chiffré des meilleures universités, n’étaye son accusation de championnat québécois de la corruption sur aucune mesure comparative, quelle qu’elle soit. Soyons clairs : en journalisme, cela s’appelle une faute professionnelle grave.

Mais est-ce la peine de lever tous les boucliers du Québec ? Pour un titre sensationnaliste ? On en voit à la pelle. Ils font vendre plus d’exemplaires. Et Maclean’s est dans le commerce des exemplaires. Le premier réflexe est de jouer l’indifférence. Jusqu’à ce qu’on lise, dans la prose acide d’Andrew Coyne, que les Québécois sont imperméables à la « critique constructive ». Jouons avec lui :

Coyne aux Québécois : « J’ai une critique constructive à formuler à votre endroit. »

Les Québécois : « Génial, nous écoutons. »

Coyne : « Vous êtes pathologiquement corrompus. »

Les Québécois : « Hum. Comment vous remercier ? »

Les auteurs de Maclean’s prétendent démontrer — et affirment brutalement — que les Québécois sont naturellement, historiquement et systématiquement corrompus. Pas ces temps-ci, de tout temps. Ils souffrent d’un manque d’éthique « inévitable », « profondément ancré » ; c’est « une corruption bien enracinée », « une constante », « un ensemble particulier de pathologies », écrit Coyne. « Une longue tradition de corruption made in Québec qui a imprégné la culture politique de la province à tous les niveaux », écrit Martin Patriquin. (Oui, à tous les niveaux.)

Le test de la xénophobie est simple. Le voici : si Coyne avait écrit que les Juifs sont pathologiquement cupides, les Noirs pathologiquement paresseux ou les Terre-Neuviens pathologiquement niais, son commentaire aurait été lancé par la fenêtre.

La triste vérité est que, depuis 1990, le niveau de tolérance du Canada anglais à l’intolérance envers le Québec est en forte hausse. Il est devenu acceptable et accepté de considérer le Québec, en bloc, comme un lieu inférieur, malade, méprisable.

Jan Wong a écrit dans le Globe and Mail que les tueries de Dawson et de Polytechnique trouvaient leurs sources dans… les lois linguistiques du Québec. Cette ineptie nourrie de préjugés a été cautionnée par les éditeurs du Globe. Lawrence Martin a fondé une partie de sa biographie diabolisant Lucien Bouchard sur l’opinion de psychologues alléguant que le chef séparatiste avait l’esprit dérangé. (Attendez : séparatiste et dérangé ne sont-ils pas synonymes ?) Dans le reste du Canada, aucun essai sur le Québec n’a été plus lu que celui de Mordecai Richler, avec ses 85 000 exemplaires vendus. L’écrivain y soutenait que 66 % des Québécois étaient « extrêmement antisémites » — un pourcentage plus grand que dans l’Allemagne des années 1930. Même le regretté Peter Gzowski, la voix de la raison journalistique canadienne, l’a défendu. La chroniqueuse du National Post Diane Francis a affirmé, par écrit, regretter que les chefs séparatistes ne puissent être pendus. La version torontoise de Châtelaine l’a nommée femme de l’année.

Ces gens-là ne sont pas des rednecks des Prairies ronchonnant contre les menaces diaboliques du bilinguisme ou du système métrique. Ce sont des plumes lues et respectées, publiées dans les plus importants médias du Canada. Et elles n’ont pas hésité, en septembre dernier, à crier au chantage quand le Québec a demandé au gouvernement Harper de financer son futur Colisée. La requête était discutable — je l’ai moi-même critiquée dans mon blogue, comme mille autres journalistes locaux. Or, le réflexe de la presse canadienne et des élites politiques n’a pas été de simplement mettre en doute le bien-fondé de la subvention, mais plutôt d’insulter les Québécois en bloc pour leur attitude de quêteurs traditionnels.

Voilà où nous en sommes. À la xénophobie ordinaire, assumée. Étalée à la une de Maclean’s pour promouvoir ses ventes, avec pour effet direct de renforcer la détestation du Québec. Moi, vous le savez, je veux l’indépendance du Québec. Comme environ la moitié de mes compatriotes francophones ces jours-ci, je voudrais que ma nation soit entièrement redevable de ses succès et de ses échecs — au diable la péréquation. Mais la route vers cet idéal est longue, et parfois, je me sens las. J’ai un truc. Je lis la presse torontoise et je sens le dédain, le mépris à l’égard du Québec qui y sont maintenant monnaie courante. Il ne m’en faut pas plus pour me remémorer une autre bonne raison de sortir du Canada. Je rêve de vivre dans un pays qui me respecte. Ça, je ne l’ai pas.

On peut lire ce texte sur le blogue de Jean-François Lisée

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