L’auteur invité est Bernard Bayot, directeur du Réseau finance alternative, Belgique.
L’investissement socialement responsable (ISR) est celui qui est réalisé non pas sur la base de critères exclusivement financiers, mais en tenant compte également de préoccupations sociales, éthiques et environnementales. Par glissement sémantique, on en vient à qualifier certains produits financiers d’« ISR » alors que, bien entendu, ce ne sont pas ceux-ci qui sont socialement ou sociétalement responsables, mais les investisseurs qui les acquièrent, voire l’acte d’investir posé par ceux-ci.
Cette première observation n’est pas de pure forme : elle repose sur le postulat que c’est l’homme qui est au centre du jeu financier et qu’il est responsable des actes qu’il pose et qui ont un impact immédiat, positif ou négatif, sur la vie sociale et les écosystèmes. Cette conception est évidemment aux antipodes de celle de la main invisible d’Adam Smith qui veut que des actions guidées par notre seul intérêt puissent contribuer à la richesse et au bien-être commun.
Elle s’oppose également à la conception, largement répandue dans un passé encore très récent, où l’on vantait le mythe d’une finance désincarnée, qui semblait flotter, indifférente à la pesanteur, se moquant de l’activité des hommes et de leurs préoccupations. On affirmait même, sans rire, que cette finance créait de la richesse par elle-même. Une sorte de pierre philosophale des temps modernes ! La réalité est évidemment différente et la crise financière en a fourni une affligeante démonstration.
Promouvoir un investissement responsable, c’est donc d’abord affirmer que la finance n’est pas une fin en soi, mais qu’elle est un outil au service de l’homme et de son environnement, donc aussi de l’économie, avec laquelle elle se trouve en situation d’interaction totale, pour le meilleur et pour le pire. C’est ensuite reconnaître la responsabilité pleine et entière des acteurs financiers, au rang desquels figure également le citoyen qui gère son épargne.
Même si cette double conception peut sans doute être largement partagée, elle ne prouve pas pour autant la capacité de l’ISR à changer effectivement l’économie. Tout dépend du contenu que l’on donne à cette responsabilité. Elle peut être morale, politique et sociale.
Ainsi, des investisseurs religieux, notamment de confession juive, chrétienne et islamique, ont au, cours des siècles, mêlé argent et morale et continuent du reste aujourd’hui à le faire, prenant en considération les conséquences de leurs actions économiques et refusant les investissements ou les mécanismes, comme l’intérêt, qui entrent en contradiction avec leurs convictions profondes.
Ainsi, un fonds destiné aux investisseurs institutionnels, créé voici quelques années en Belgique, visait en particulier la clientèle des congrégations religieuses. Sa gestion était fondée notamment sur l’évitement de certains secteurs d’activité jugés non éthiques, par exemple celui de la production et de la distribution de moyens contraceptifs et abortifs. À cette conception de la morale s’oppose évidemment une autre qui, au nom du droit de la femme de contrôler sa maternité et de considérations strictement médicales et sanitaires, considérera qu’il est profondément contraire à l’éthique de refuser d’investir dans de tels secteurs.
Comme on le voit, cette forme d’ISR, pour honorable qu’elle soit, se limite le plus souvent à mettre nos actes financiers en harmonie avec nos conceptions morales qui, par définition, sont personnelles. Elle n’a donc pas, en principe, de visée collective et transformatrice. Si je m’interdis d’investir dans la contraception, l’alcool, le tabac ou la pornographie, cela n’implique pas nécessairement que je milite pour l’interdiction de ces secteurs ; j’exprime seulement un choix moral, pas un choix politique.
Il en va autrement si je canalise mon épargne en bannissant les entreprises qui occupent de la main-d’œuvre infantile ou qui produisent des OGM. Il s’agit dans ce cas de l’expression d’une responsabilité politique. C’est-à-dire qu’elle ne concerne pas exclusivement des choix moraux individuels mais qu’elle a trait au collectif, c’est-à-dire au cadre général d’une société organisée et développée.
Cette expression politique peut évidemment être plus ou moins partagée. L’interdiction du travail des enfants, l’interdiction de la discrimination entre hommes et femmes ou encore de la production d’armements controversés comme les mines antipersonnel, pour ne prendre que ces quelques exemples, font l’objet de conventions internationales ratifiées par de nombreux pays et sont ainsi devenues des standards à propos desquels s’exprime un large consensus. Il n’en va évidemment pas de même de questions plus controversées comme la production d’énergie nucléaire ou d’OGM.
De même, cette responsabilité peut s’exprimer de diverses manières. Cela peut être l’évitement, dans les portefeuilles d’investissement ou de crédit, d’entreprises ou d’États qui agissent dans un sens contraire à ces conceptions politiques. Mais cette responsabilité peut aussi s’exprimer par une sélection positive qui consiste à ne retenir dans ces portefeuilles que les entreprises et les États dont il est établi qu’ils sont le plus en pointe sur tel ou tel aspect de leur gestion. C’est ce que l’on désigne communément par l’analyse best-in-class, où, par exemple, on ne va conserver dans son portefeuille que les entreprises qui figurent parmi les 20 pour cent des plus performantes dans leur gestion environnementale. Souvent cette méthode s’appliquera de manière différenciée pour chaque secteur d’activité, en fonction des contraintes de chacun de ceux-ci, étant entendu que la gestion environnementale du secteur du transport et de celui des nouvelles technologies sont difficilement comparables.
Quoi qu’il en soit, conception largement partagée ou non, évitement ou best-in-class, cette responsabilité financière exprime davantage un choix politique, même si la frontière entre morale et politique n’est pas toujours nette.
Ce choix concerne divers secteurs parmi lesquels celui des droits sociaux, que ce soit au sein de l’entreprise ou dans la chaine de production. Il est en effet peu probable qu’une entreprise française ou belge qui distribue des vêtements viole elle-même les principes de base de l’Organisation internationale du travail, comme l’interdiction du travail forcé, puisque ces principes sont consacrés par les lois françaises et belges et que leur violation donnerait lieu à des poursuites. Par contre, il n’est pas exclu qu’elle s’approvisionne auprès de producteurs qui sont établis dans d’autres parties de la planète et qui se rendent, eux, coupables de telles violations.
La protection des droits sociaux fait donc certainement partie de la responsabilité politique évoquée ci-dessus et, dès lors, des politiques de gestion généralement adoptées pour les produits qui revendiquent l’appellation ISR. Il n’en reste pas moins qu’il existe également une responsabilité sociale qui s’exprime au travers de cette forme plus engagée d’ISR que l’on désigne sous le vocable d’« épargne solidaire ». Celle se définit comme toute forme d’épargne et d’investissement socialement responsables qui vise à favoriser la cohésion sociale par le financement, grâce à un mécanisme de solidarité, d’activités de l’économie sociale et solidaire, et ce, dans une transparence totale à l’égard des souscripteurs. En ce sens, les produits d’épargne labellisés financent des projets et des entreprises qui présentent une valeur ajoutée pour l’homme, la culture et/ou l’environnement…
L’investissement responsable, outil au service de l’homme et de son environnement et expression d’une responsabilité pleine et entière des acteurs financiers, a vocation à transformer l’économie dans la mesure de l’engagement qu’elle recouvre. Vocation nulle à modérée, s’agissant de l’exercice d’une simple responsabilité morale ; renforcée dans le cas d’une responsabilité politique ; et la plus importante lorsqu’il est question de responsabilité sociale et d’épargne solidaire.
Cette vocation ne démontre évidemment pas à elle seule la capacité de l’ISR à changer effectivement l’économie. Il convient pour cela qu’il recouvre une réalité quantitative suffisamment importante pour que la poche ISR soit significative, qu’elle ait un effet d’entrainement sur le reste de la finance ainsi que sur le cadre légal.
Le premier objectif est donc d’augmenter la part d’investissement responsable et solidaire sur le marché et de tendre ainsi vers le fait que l’ISR devienne, dans les faits, une norme de marché et que sa forme la plus engagée – que constitue l’épargne solidaire – sorte de sa relative confidentialité. Cette évolution quantitative doit toutefois aller de pair avec la préservation d’une qualité minimale sur les volets extrafinanciers, qui garantisse à l’épargnant ou à l’investisseur la qualité sociétale des produits financiers qui lui sont proposés. Ceci justifie bien sûr l’existence de labels comme Finansol pour l’épargne solidaire en France ou Ethibel pour l’ISR best-in-class. Selon l’état du marché, le recours à un label public peut d’ailleurs s’avérer indispensable pour assurer la qualité de celui-ci.
À côté de cette évolution quantitative des ISR en tant que tels, on observe une intéressante contamination des préoccupations sociétales auprès de certaines institutions bancaires et d’assurance qui soumettent l’ensemble de leur portefeuille de crédit et d’investissement à des critères extrafinanciers tels que le respect des principes de base de l’Organisation internationale du travail (OIT) ou l’exclusion du secteur de l’armement.
Un autre levier qui favorise le fait que la préoccupation sociétale accompagne non seulement les ISR mais aussi l’ensemble des transactions financières est évidemment un cadre normatif contraignant pour l’ensemble du marché en vue de bannir les formes d’investissement les plus négatives pour l’homme et son environnement. C’est le cas en Belgique où, le 20 mars 2007, le parlement fédéral a adopté à l’unanimité une loi interdisant l’investissement dans les mines antipersonnel et les bombes à sous-munitions. La Belgique devenait alors le premier pays au monde à intégrer une telle loi. Cette interdiction a, depuis, été étendue aux armes à uranium appauvri.
Comme on le voit, l’ISR peut, progressivement, soumettre l’économie à de nouvelles contraintes, de nature sociétale, dont l’importance variera en fonction de l’intensité et de la qualité des critères utilisés, mais aussi de la faculté à en faire une large promotion qui permette d’en partager l’usage avec le plus grand nombre.
On peut lire ce texte, avec ses références, sur le site de Financité
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