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Le samedi 23 avril 2022

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Le retour en grâce du « modèle français », entretien avec Éloi Laurent

L’auteur invité est Éloi Laurent, président de CECOP CICOPA-Europe. Propos recueillis par Xavier de la Vega

Étatiste, dirigiste, bureaucratique, la France faisait jusqu’il y a peu figure de nation archaïque. Et voici qu’à la faveur de la crise, le « modèle français » se voit soudain réhabilité. Au-delà de cette célébration de circonstance, l’économiste Éloi Laurent ausculte les avantages et les faiblesses structurelles du pays.

« Les Américains seraient-ils intéressés par des nouvelles de la France ? », se demandaient l’automne dernier Michèle Lamont, professeure de sociologie à Harvard, et Éloi Laurent, économiste à l’OFCE. Les deux chercheurs en ont fait le pari. Ils ont organisé une série de conférences sur « L’avenir de la France », qui s’est tenue à la fin de l’année 2009 au sein de la prestigieuse université américaine. Le moment était manifestement bien choisi. La mode du « French bashing » (la vitupération contre les Français), qui avait saisi les États-Unis lorsque la France avait refusé de suivre l’administration Bush dans son aventure irakienne, n’est décidément plus de mise en ces temps de crise. Des hebdomadaires anglo-saxons aussi influents que les américains Time Magazine et Newsweek ou le britannique The Economist se sont pris récemment à célébrer les vertus du « modèle français », celui-là même qu’ils considéraient, avec nombre de leurs confrères hexagonaux, comme juste bon à envoyer au cimetière des éléphants. Depuis, il y a eu la crise financière globale, et la bonne tenue relative de l’économie française, attribuée justement au rôle d’amortisseur de son « modèle social ». M. Lamont et É. Laurent ont voulu aller au-delà d’un engouement passager et identifier les forces et les faiblesses structurelles de la France en ce début de XXIe siècle.

Comment expliquer le retour en grâce de la France ?

L’économie française se caractérise par une réglementation assez forte de ses marchés et un poids important des dépenses publiques et sociales. Or ces deux traits expliquent qu’elle a jusqu’ici mieux traversé la crise financière que ses voisins. Le marché bancaire, qui n’est pas exempt de dérives, est par exemple mieux réglementé qu’aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Allemagne, ce qui explique que les pertes des banques françaises aient été limitées. Mais surtout, l’emploi public et les dépenses sociales ont joué un rôle d’amortisseur, permettant de maintenir le pouvoir d’achat des ménages et le niveau de la consommation. À cela s’ajoute le fait que la stratégie de croissance française est tournée vers le marché intérieur plus que vers l’exportation, contrairement à l’Allemagne par exemple. Tout cela explique que la France a connu la récession économique la moins sévère des pays de l’OCDE, après le Canada. Ce qui vaut à l’Hexagone un engouement international qu’il n’avait pas connu depuis les années 1960…

Vous avez cependant voulu identifier les raisons profondes de ce succès…

De notre point de vue, si cette crise doit nous apprendre quelque chose, c’est qu’il est nécessaire d’aller au-delà de la performance de court terme pour se demander quelles sont les caractéristiques structurelles des « sociétés qui réussissent » (thème du livre de M. Lamont). Dans le cas français, nous avons identifié quatre atouts pour l’avenir.

La démographie, en premier lieu : comme l’a confirmé le récent bilan démographique de l’Insee 2009, avec près de deux enfants par femme, la France possède le taux de fécondité le plus élevé de l’Union européenne (UE), ce qui est par exemple très favorable à la gestion du système de retraite par répartition. La France pourrait d’ailleurs dépasser démographiquement l’Allemagne et devenir le pays le plus peuplé de l’UE. Cet essor démographique n’est évidemment pas indépendant des politiques publiques mises en œuvre en France (congé maternité, structures de garde de la petite enfance, etc.), même si celles-ci sont moins avantageuses que dans les pays scandinaves, par exemple.

La santé ensuite : le classement international de l’OMS (réalisé en 2000, ndlr) place la France au premier rang mondial des systèmes de santé. Une population en bonne santé constitue à l’évidence une force structurelle. Il est possible de mettre en regard la performance hexagonale avec la situation déplorable des États-Unis dans ce domaine. La population américaine ne se porte en effet pas bien. L’épidémie de diabète de type 2, notamment, laisse craindre une crise sanitaire majeure aux États-Unis à un horizon de dix ou quinze ans.

Un faible niveau d’inégalités constitue un autre trait structurel. Selon l’OCDE, la France est le pays où la concentration des revenus (mesurée par l’indice de Gini) a le plus diminué au cours des trente dernières années. La répartition opérée par le système fiscal et social est jusqu’ici parvenue à contenir les inégalités.

L’écologie enfin : l’intensité carbonique de la croissance française (soit ses émissions de gaz à effet de serre par unité de PIB) est la plus faible du monde développé. Le pays doit ce privilège aux investissements qu’il a réalisés depuis les années 1970 dans le nucléaire. Face à l’impératif du passage à une croissance faiblement carbonée, la France apparaît très bien placée.

Bref, le carré magique du modèle français est : fécondité, santé, égalité et écologie.

À vos yeux, tout n’est cependant pas à défendre…

Nous nous sommes en effet demandé, à partir des travaux de M. Lamont, si au-delà de ceux que nous avions identifiés, il n’existait pas aussi des atouts immatériels, tel que l’imaginaire collectif. Il nous est apparu que, dans ce domaine, la France présentait de sérieuses carences. Il existe en effet un véritable hiatus entre le changement structurel à l’œuvre dans le pays et le caractère figé du discours politique. Le dynamisme économique et social du pays est orphelin d’une traduction sur le plan symbolique. Cela donne des discours complètement datés, comme l’illustre à merveille le soi-disant débat sur l’« identité nationale », une notion douteuse qui renvoie à des pages sombres de l’histoire de France. Alors que l’un des problèmes cruciaux du pays tient à une carence manifeste de solidarité avec les Français issus de l’immigration, le politique se révèle incapable de produire un discours d’intégration symbolique de ces nouveaux arrivants dans l’histoire nationale. C‘est d’autant plus surprenant que nous sommes le pays par excellence de la rhétorique politique. En lieu et place de cette triste diversion, le pays gagnerait à engager un débat sur la solidarité nationale.

Vous avez identifié les atouts structurels de la France. Le gouvernement actuel du pays s’attache-t-il à les entretenir ?

Prenons la question des inégalités. Alors que ces dernières minent par exemple profondément la cohésion sociale de la société américaine, on peut se demander si l’actuel gouvernement français n’est pas en train de défaire les institutions qui ont permis à la France de contenir les siennes. Le bouclier fiscal est de ce point de vue un signe préoccupant, une mesure d’autant plus critiquable qu’elle a conduit à effectuer une redistribution des richesses à l’envers en pleine crise économique, en restituant à de riches contribuables jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros. La contrepartie fiscale des appels répétés du président de la République à une « moralisation du capitalisme » se fait encore attendre.

Autre question décisive, l’écologie. Dans ce domaine, l’actuel gouvernement n’a pas compté ses efforts. Reste pourtant à savoir si la France saura s’engager de manière décisive vers une réduction de 80 % des émissions de gaz à effets de serre d’ici à 2050. Autrement dit, la France saura-t-elle aller au-delà de l’atout que lui confère le nucléaire, pour réduire encore ses émissions ? Dans ce domaine, force est de constater que l’enthousiasme soulevé par le Grenelle de l’environnement est retombé, comme l’illustrent les débats autour de la « taxe carbone » (censurée par le Conseil constitutionnel notamment parce qu’elle introduirait une inégalité devant l’impôt, ndlr).

Le gouvernement saura-t-il engager le pays sur le sentier du développement durable ? Ce serait là une véritable perspective d’avenir. La conversion écologique des équipements (logements, installations industrielles) peut être assimilée à une véritable reconstruction du pays, porteuse non seulement d’un grand nombre de créations d’emploi, mais aussi d’une réduction future de la facture énergétique. Emmener le pays dans cette direction contribuerait à la fois à la croissance de l’emploi et au développement durable.

Ce texte est tiré du site Web du magazine Sciences Humaines

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