L’auteur invité est Harvey Mead, titulaire d’un doctorat en philosophie des sciences et expert reconnu en environnement et développement, est le fondateur de Nature Québec, organisme qu’il a présidé presque continuellement de 1981 à 2006. De janvier 2007 à janvier 2009, Harvey Mead a agi à titre de Commissaire au développement durable au Bureau du vérificateur général du Québec.
Dans une rare contribution d’un journaliste du secteur économique aux débats sur la proposition d’exploiter les gaz de schiste, la chronique de Gérard Bérubé dans Le Devoir du 14 octobre 2010 montre quelques éléments de la problématique. Nous ne reviendrons pas sur l’absence d’informations, qui permet de croire que le gouvernement fonce sans préparation dans cette nouvelle filière énergétique, ni sur les allégations laissant supposer une politique partisane. L’analyse de ces types de processus décisionnels n’offre rien de neuf.
Un nouveau contexte pour le débat sur l’énergie
Nous voulons plutôt mettre l’accent sur quelques éléments de l’analyse économique qui, à nos yeux, font défaut. Bérubé pose la question à laquelle nous voulons proposer une réponse et fournir une certaine perspective : Pourquoi cette précipitation, alors qu’il n’y a ni justification ni urgence? Ce que l’on peut répondre d’emblée, c’est que cela suit un processus décisionnel en place depuis des décennies : devant la perspective d’augmenter la « production économique », toute autre préoccupation est renvoyée au deuxième plan. Dans un monde où l’accès à l’énergie (surtout fossile) est source de préoccupation additionnelle, les processus décisionnels à cet égard sont encore plus « traditionnels ».
Les enjeux « économiques » derrière la question que pose Bérubé à la suite d’une intervention de l’Union des municipalités du Québec éclairent quelque peu le portrait : Quels sont les risques de contamination de la nappe phréatique? Comment le ministère de l’Environnement peut-il garantir aux municipalités qu’elles peuvent traiter les eaux usées sans risque pour la santé des citoyens? Qui payera les mises à niveau des usines de traitement d’eau? Qui assumera les pertes de revenu foncier causées par la présence de puits de forage à proximité de quartiers habités? Qui compensera la hausse des coûts d’assurance que devront absorber les familles et les propriétaires logeant près d’un puits?
Pour des raisons inhérentes à l’évaluation économique, les coûts de la contamination ne rentrent pas dans l’équation, constituant des externalités qui n’affectent pas le PIB; Bérubé ne les inclut pas, non plus, directement dans sa liste des coûts. La question de coûts additionnels liés à la mise à niveau des usines pour le traitement des eaux usées – elles ne sont pas conçues pour le traitement des rejets chimiques ne sera posée que dans quelques années, le temps de faire croître d’ici là l’économie et d’ainsi nous permettre de nous occuper de ce problème; les risques pour la santé sont à plus long terme encore. Les pertes de revenus fonciers ne peuvent être comparées aux bénéfices provenant de l’activité économique générée par l’industrie des gaz de schiste (en suivant les bénéfices mirobolants dans d’autres pays exploitant le pétrole et le gaz traditionnels. Quant aux assurances, cela pourra se régler, mais, de toute façon, il s’agit d’une partie rurale de la population qui n’est pas intéressante sur le plan économique.
En complément à ces préoccupations, Bérubé soulève la question de la difficulté de cerner les bénéfices provenant de l’exploitation des schistes, rappelant du coup la faiblesse du raisonnement des économistes à cet égard. La gestion des projets de construction des centrales du Suroît et de Bécancour nous fournit de bons exemples de mauvaise gestion, relativement aux avantages que la production énergétique fait miroiter; la première a été abandonnée et la deuxième a été fermée aussitôt construite. Quant à « l’énergie du Nord » et ses grands projets hydroélectriques qui maintiennent l’activité de l’industrie de la construction à un haut niveau, on s’occupera des surplus en temps et lieu; l’objectif premier est de maintenir la croissance et l’emploi, la première primant sur le deuxième.
Bérubé semble dérouté par le fait que le seuil de rentabilité de l’exploitation des gaz de schiste soit de 40 % supérieur au prix courant. En effet, l’exploitation sera vraisemblablement rentable seulement lorsque l’économie se sera adaptée à une nouvelle donne : ne seront plus au rendez-vous le pétrole et le gaz faciles à exploiter et comportant, pendant des décennies, un retour sur l’investissement énergétique (EROI) très élevé.
Pour l’exploitation des gaz de schiste, tout comme pour celle des sables bitumineux, il n’y a aucune comparaison avec le passé, comme en témoigne le graphique produit par l’équipe de Cleveland et Hall (Figure 1). Il montre un ÉROI, dans les années 1930, d’environ 100 barils produits pour un baril équivalent d’investissement énergétique requis pour l’extraction, mais cet ÉROI baisse progressivement avec l’augmentation de la consommation. Aujourd’hui, la production conventionnelle de gaz et de pétrole connaît un ÉROI d’environ 20:1, mais environ 10 :1 pour la production domestique en Amérique du Nord. Pourtant, dans cette même Amérique du Nord, la consommation est environ 20 fois celle des années 1930. De là la préoccupation, tardive, pour la « sécurité énergétique ».
Ce qui est illisible dans le coin inférieur gauche est la production de ces énergies « non conventionnelles », parmi lesquelles les sables bitumineux (et les gaz de schiste, suivant le même paradigme, mais cela reste à confirmer dans le détail), dont le coût énergétique frôle la valeur énergétique produite. Nous nous approchons d’une situation où les énergies fossiles seront exploitées plus ou moins à perte sur le plan énergétique ou, suivant l’indication du graphique, en bas d’un ÉROI capable de maintenir la civilisation.
Pourtant, cela n’empêche pas les promoteurs d’affluer, au moins un certain temps. Et, encore une fois, l’analyse économique du retour sur l’investissement, du point de vue monétaire et non énergétique, prendra le dessus. Elle suit l’analyse traditionnelle, alors que le gaz non conventionnel produit par l’exploitation des schistes ne pourra pas concurrencer le gaz conventionnel. Ce dernier, encore en exploitation en Amérique du Nord, ne le sera plus que pour un temps limité. L’intérêt pour l’exploitation des schistes au Québec vient en partie de l’épuisement assez rapide des réserves traditionnelles en Alberta.
Cependant, cet intérêt vient surtout de l’énorme activité « économique » qu’engendrera l’exploitation. Cette perspective nous fait oublier la nouvelle activité dans la plaine du Saint-Laurent – sans parler du forage de puits de pétrole en haute mer à des kilomètres de profondeur, avec des risques que la catastrophe de BP dans le golfe du Mexique nous a rappelés; nous forons au large de Terre-Neuve et nous proposons de forer dans la Mer de Beaufort, dans des conditions considérablement plus risquées. De plus, les hydrates de méthane partout dans le fond des eaux arctiques risquent de se libérer avant même que l’on ait pu les exploiter, provoquant le réchauffement des eaux; mais cela est une autre question….
Finalement, ce ne sont plus les externalités environnementales qui priment dans une analyse objective, mais globale, du projet lancé par le gouvernement (ou par l’industrie)? Pour que l’exploitation soit rentable, il faudra que le fonctionnement de l’économie tout entière s’adapte à des coûts énergétiques beaucoup plus élevés que dans le passé – probablement de 40 % comme l’ont évalué les promoteurs devant le BAPE, et ce pourcentage est peut-être prudent. Nous avons déjà oublié le baril de pétrole à 147 $ d’il y a pas si longtemps, et nous ne planifions pas en fonction d’un baril à 200 $ à venir (voir l’analyse de Jeff Rubin, économiste et banquier qui a choisi de sortir des paradigmes traditionnels).
Des enjeux énergétiques pour notre mode de vie
Pierre-Olivier Pineau, économiste des HEC, est rentré dans le détail de cela dans une entrevue au Devoir du 13 octobre dernier. Il nous rappelle l’importance des coûts « non économiques » des transports actuels, notamment les transports personnels, sans même mentionner la globalisation qui représente le modèle et la pratique du développement pour l’ensemble des pays riches; ceux-ci cherchent à maintenir un avantage économique en puisant dans les ressources humaines et naturelles des pays pauvres – sans comptabiliser les coûts énergétiques en cause…. […]
L’entrevue de Pineau aboutit à une conclusion qui est en lien direct avec la question posée par Bérubé et citée au début de ce texte. Selon Claude Turcotte, autre journaliste en économie du Devoir, qui fait l’entrevue, Pineau serait rendu à la conclusion que « les habitudes de consommation actuelles mènent inéluctablement vers un cul-de-sac et doivent être radicalement modifiées ». L’objectif devrait être de « cibler les pratiques de gestion menant à une réduction de la demande en énergie dans une optique de maintien de la croissance économique. Les chercheurs sont maintenant rendus au carrefour suivant: « En sommes-nous à un constat d’échec en matière d’énergie et d’environnement, ou alors existe-t-il des façons de maintenir un niveau de vie élevé, une croissance économique, tout en diminuant la consommation d’énergie? » »
Le défi est, effectivement, de planifier l’avenir pour éviter la hausse du prix de l’énergie et ses impacts partout dans l’économie et dans la société; il faut chercher à en être moins dépendant. Pineau corrige ainsi son premier commentaire selon lequel l’énergie occupe une petite place dans l’économie; dans l’entrevue, il semble commencer à transformer les valeurs monétaires en valeurs énergétiques, même si c’est indirectement. Il suit l’analyse économique selon laquelle tout doit être sacrifié pour permettre la croissance. Ce qui est laissé à notre imagination, dans cet article, sont les changements dans notre vie, dans notre comportement, dans notre société, qu’une telle transformation exigera, que cela soit en raison de l’échec de notre gestion de l’énergie ou de la décision – absurde aussi – de poursuivre une croissance économique illimitée. Les cinquante dernières années nous ont mal préparés à la gestion de ce défi, beaucoup ayant été misé sur les transports routiers – pour ne parler d’eux – en présumant d’un combustible bon marché et facilement accessible.
Dans ce contexte, la proposition de la ministre Normandeau de remplacer le pétrole importé par le gaz (de schiste) autochtone nous laisse aussi perplexe que Bérubé en ce qui concerne l’intérêt des promoteurs pour une exploitation non rentable de cette ressource. Rien ne laisse supposer que le milieu des transports s’oriente vers un recours au gaz, les producteurs d’automobiles semblant privilégier l’électricité. Et cette électricité provient surtout du charbon…. On peut imaginer que l’exploitation du gaz de schiste non rentable sera envisagée pour alimenter la centrale de Bécancour, puis la construction d’autres centrales et l’apparition d’automobiles et de camions roulant à l’électricité à base de gaz de schiste, cela, dans la province qui se vante de son hydroélectricité plutôt faible en émissions de gaz à effet de serre (les véritables gaz préoccupants). On éviterait ainsi des projets de Rabaska et Cacouna et l’importation de gaz liquéfié…. Mais il semble y avoir une absurdité dans cela aussi. […]
Et le gouvernement dans tout cela ?
Dans sa promotion de la filière des gaz de schiste, le gouvernement ne donne aucune indication d’un examen de ce que cela implique pour son Plan d’action sur les changements climatiques 2006-2012, en dépit d’allusions constantes et insistantes sur l’importance du rôle exemplaire de l’État dans ce dossier. Il agit suivant une conception « obsolète » – pour reprendre le terme de Homer-Dixon – ancrée dans la situation énergétique du siècle dernier. Il faut le répéter : les impacts environnementaux sur les cours d’eau et les nappes phréatiques, sur les milieux en surface, et peut-être les impacts sociaux sur les populations, doivent aujourd’hui être évalués dans le contexte des perturbations mondiales des composantes écosystémiques de la planète. Devant l’illusion d’une croissance (non) économique offerte par le développement de cette nouvelle filière, le gouvernement trouve le moyen de mettre de côté un plan d’action ancré dans une conception, même minimale, des défis du 21e siècle. Il fallait s’y attendre.
On peut lire le texte complet, avec ses nombreuses notes, figures et tableaux, sur le site de GaïaPresse
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