L’auteur invité est Gilles Dostaler, professeur émérite à l’UQAM et collaborateur au magazine français Alternatives Economiques.
Face aux menaces de crises financières et commerciales, Keynes proposait à la fin de la Seconde Guerre mondiale des solutions radicales, rejetées alors par les États-Unis, et qui demeurent d’actualité dans le contexte actuel de déréglementation et d’hypertrophie financière.
A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, qui était en même temps la véritable sortie de la crise économique mondiale déclenchée en 1929, les représentants de 44 pays se sont réunis à Bretton Woods, dans le New Hampshire, en juillet 1944, pour jeter les bases d’un nouveau système monétaire international. John Maynard Keynes, qui y dirigeait la délégation britannique, était préoccupé en particulier par les déséquilibres engendrés par la coexistence de pays fortement soit créanciers soit débiteurs. Il prônait la création d’une monnaie internationale émise par une entité indépendante des nations. Associée à un contrôle des mouvements de capitaux, cette mesure permettrait de contrer les méfaits d’une spéculation responsable selon lui du krach de 1929.
Puissance désormais dominante, véritables vainqueurs de la guerre et principal pays créancier, les États-Unis ne l’entendaient pas de cette oreille et ont imposé à Bretton Woods un arrangement beaucoup moins contraignant, fondé sur le dollar et géré par le Fonds monétaire international dénué des pouvoirs d’une banque centrale souhaités par Keynes. Trois décennies de croissance relativement soutenue ont suivi, caractérisées par un interventionnisme qualifié de «keynésien» mais en réalité assez éloigné des propositions plus radicales de Keynes en ce qui concerne la réglementation de la sphère financière de l’économie.
Le système de Bretton Woods a volé en éclats avec la décision prise par les États-Unis en 1971 de mettre fin à la convertibilité du dollar en or. Avec le flottement de la plupart des devises, on a assisté à la déréglementation et à la mondialisation financière. Les chiffres illustrant l’hypertrophie de la finance globale sont hallucinants. Pendant l’année 2007, à l’orée de la dernière crise, pour des transactions globales à l’échelle mondiale estimées à 3 478,50 milliers de milliards de dollars, les transactions en biens et services de l’économie réelle comptaient pour 54,3, celles des marchés financiers pour 77,9, celles des marchés des changes pour 1 058,3 et celles des marchés dérivés pour 2 288 milliers de milliards de dollars. L’économie réelle est devenue une minuscule bulle d’air dans un immense tourbillon spéculatif.
Parallèlement s’est mis en marche, dans les principaux pays capitalistes, un processus de remise en cause de l’interventionnisme et de démantèlement de l’État-providence qu’on a qualifié de «néolibéralisme». Le terme est impropre puisqu’il laisse entendre qu’il s’agit d’un renouvellement du libéralisme. En réalité, les apôtres du néolibéralisme ont peu de chose en commun avec les grands libéraux du passé, les Montesquieu, Adam Smith ou Stuart Mill, qui estimaient qu’il était de la responsabilité des gouvernements de protéger les plus faibles et d’assurer à toute la population la nourriture, le toit, le vêtement et les soins de santé. Ils sont plutôt les héritiers des De Foë, Mandeville et Malthus qui dénonçaient l’aide publique aux pauvres.
Le programme néolibéral a fait bien des dégâts, en Amérique comme en Europe et ailleurs dans le monde, mais il n’a pu aller au bout de sa logique et défaire tout ce qui avait été construit depuis 1945. Non seulement les résistances populaires l’en ont-il empêché, mais les principaux détenteurs du pouvoir économique et politique, du moins les plus lucides d’entre eux, savent bien que ce programme, qui consiste à étendre à toutes les sphères de l’activité humaine la logique du marché et de la concurrence, est suicidaire et utopique. Comme les politiques keynésiennes ou sociale-démocrates, les politiques libérales ou néolibérales sont interventionnistes. Simplement, les interventions sont de nature différente. La Chine est l’illustration éclatante de la possibilité de coexistence entre économie de marché et omniprésence d’un État autoritaire.
C’est l’importance de l’action économique de l’État qui a permis d’atténuer jusqu’à un certain point les effets de la crise mondiale déclenchée en 2007 et d’empêcher qu’elle ne débouche, pour le moment, sur une dépression semblable à celle des années 1930, alors que les taux de chômage avaient dépassé les 20% dans plusieurs pays. Comme Keynes, et plusieurs autres, l’avaient écrit, la protection sociale et en particulier l’aide aux chômeurs sert non seulement des objectifs moraux et politiques, mais aussi économiques en prévenant une chute trop brutale de la demande effective en période de récession.
Cela dit, nous sommes encore loin d’une sortie de crise, laquelle pourrait être suivie d’autres crises si des correctifs majeurs ne sont pas apportés dans des délais brefs aux problèmes auxquels est confrontée l’humanité. Alors que la seconde réunion du G20, celle de Londres en avril 2009, s’était conclue par un certain programme de régulation financière, quoique peu suivi d’effets, les autres, dont la dernière à Séoul, n’ont donné lieu à aucune décision significative, entérinant plutôt les désaccords et conflits d’intérêt entre puissances. Les États-Unis, désormais principaux débiteurs, ont repris en Corée l’une des idée de Keynes en proposant de limiter les excédents et déficits des balances commerciales, mais ils ont essuyé le refus qu’ils avaient eux-mêmes opposé à une telle mesure en 1944.
La réduction d’un chômage absurde quand on considère les besoins non satisfaits, celle des insoutenables inégalités et de la pauvreté à travers le monde, comme la préservation de l’environnement, passent en priorité par un contrôle coordonné, à l’échelle internationale, des flux d’argent sous toutes leurs formes. La solution est politique et non économique.
Contrairement à une idée très répandue, il n’y a pas de lois naturelles dans le fonctionnement de l’économie. Le laisser-faire est un mythe dangereux.
Ce texte est tiré du site Internet d’Économie Autrement
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