L’auteur invité est Pascal Riché, journaliste à Rue89.
Le prix du Livre de l’économie 2010 – je fais partie de son Jury – a été attribué ce jeudi à Marc Roche, journaliste au Monde, pour son excellent livre « La Banque », qui nous plonge dans les coulisses de la puissante banque d’affaires, Goldman Sachs.
Les deux autres livres finalistes étaient « La semaine où Jérôme Kerviel a failli faire sauter le système financier mondial » d’Hugues Le Bret (une vertigineuse description, par un « insider », de la crise de la Société générale) et « Le Temps de l’Afrique » de Jean-Michel Severino et Olivier Ray, un livre qui dégomme pas mal d’idées reçues sur le « continent du XXIe siècle ».
Et puis, une mention spéciale a été décernée à un livre formidable, mais trop volumineux (950 pages) pour entrer dans la sélection officielle : « Les Grandes représentations du monde et de l’économie », de René Passet, un bouquin exceptionnel dont je veux ici vous parler.
René Passet est un éminent universitaire, d’une érudition étourdissante, c’est aussi un intellectuel engagé (il a été le premier président du conseil scientifique d’Attac) ; c’est enfin un économiste humaniste, qui refuse d’imaginer l’homme comme un individu prisonnier d’un manège, mais comme une personne, un être social, avec sa chair, sa spiritualité, ses aspirations.
Odyssée épistémologique
Passet a mis dans cet ouvrage toute sa vie : sa réflexion sur l’économie, qui l’a passionné pendant des décennies. Dans ce livre, il nous invite à une relecture complète de l’histoire de la pensée économique. Plutôt que de juxtaposer les doctrines l’une après l’autre, il les lie aux changements continuels des grandes représentations -par la science, la philosophie- du monde.
Il nous invite donc à une odyssée épistémologique, l’odyssée de la pensée en général, de la pensée économique en particulier. Il prend le lecteur par la main, en recommençant l’histoire de l’homme par le début (et quand je dis le début, je n’exagère pas, la première phrase du livre est : « Cela commence au big bang… »)
De l’horlogerie au tourbillon
L’homme se voit d’abord comme au centre d’un univers peuplé de créatures magiques. En Europe, c’est une époque dominée par l’Eglise et la théologie. Puis s’ouvre une seconde époque, avec Galilée : la découverte des lois physiques. Dans les interrogations, on passe du « pourquoi » au « comment ». C’est l’époque de Newton ou Descartes. De Walras ou Adam Smith en économie. L’homme imagine le monde comme un ensemble d’équilibres parfaits. C’est un monde circulaire, linéaire, simple. Une grande horlogerie.
Une troisième époque de la pensée s’ouvre au XIXe et au XXe siècle, avec la remise en cause de ce monde figé. On passe à un monde de ruptures, un monde d’évolution, de complexité. C’est Darwin et son évolution, c’est Schumpeter et sa « destruction créatrice », c’est Einstein et sa relativité.
La recherche économique n’est pas en reste, et tente de comprendre, avec ses outils, la complexité du monde en vue de l’améliorer. Lorsque Keynes intègre dans une même unité d’étude monnaie et économie réelle, il est dans même approche qu’Einstein qui intègre temps et espace…
Le néolibéralisme contre son temps
Mais la pensée économique est perturbée par des enjeux de pouvoirs. Les grands prêtres de l’ordre ancien -celui des équilibres- veillent : pour René Passet, le retour du néolibéralisme, porté par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, est l’ultime tentative d’étouffer une recherche économique foisonnante, en phase avec les autres disciplines.
Cette tentative est vouée à l’échec, assure-t-il. L’économie connaît de nouveau un bouleversement, avec l’émergence de l’immatériel, qui rend vain ce combat idéologique d’arrière-garde, qui s’écroule sous nos yeux « sous le poids de ses contradictions » (comme disait l’autre).
Passeur de science
Ce livre est sous titré « de la pensée magique au tourbillon créateur ». C’est son côté « Harry Potter », m’a dit en s’amusant, Olivier Passet, le fils de l’auteur, qui le représentait à la cérémonie de remise des prix (son père étant empêché pour des raisons de santé).
De fait, c’est bien dans un tourbillon que Passet nous entraîne, un de ces tourbillons qui enrichit le lecteur, qui l’oblige à prendre du recul sur son environnement, sa façon de raisonner…
On croise, au fil de la lecture, tous les grands savants, tous les grands philosophes de notre culture, unis par des liens serrés. Le tout étant présenté clairement : René Passet est un passeur de science.
« Personne ne peut être un bon économiste, s’il n’est qu’un économiste », disait l’un des penseurs du libéralisme, Friedrich Hayek. C’est aussi le message de René Passet, celui qu’il adresse à tous ses collègues : l’économie ne doit pas être une prison ; pour rester vibrante, elle doit s’ouvrir aux autres disciplines.
Ce texte est tiré du site Internet français Eco89
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