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Le samedi 23 avril 2022

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René Passet : “Le néolibéralisme creuse les inégalités à l’échelle mondiale”

L’auteur invité est René Passet, économiste, professeur émérite à la Sorbonne. Propos recueillis par Michel Abescat

Économiste et enseignant hétérodoxe, René Passet établit la généalogie des doctrines économiques en la mettant en perspective avec l’histoire de la pensée, et dénonce la « régression » néolibérale. Éclairant.

Comment s’est formé le projet de ce livre ?

Il y a longtemps, quand j’étais jeune prof, j’ai enseigné l’histoire de la pensée économique. Cette discipline me fascinait et, en même temps, me laissait dans une grande insatisfaction. La plupart des livres présentaient en effet une sorte de catalogue des auteurs ou des écoles, enfermés dans leur petite bulle. Le premier se fait démolir par le second, lui-même contesté par le troisième, et ainsi de suite, donnant l’image d’un débat en vase clos, coupé du monde. Il me semblait qu’il fallait donner un sens à cette succession d’approches et de théories. Mais ce n’était pas un projet de début de carrière !

Depuis, j’ai mûri, écrit quelques livres et rencontré beaucoup de gens, en particulier ce fameux Groupe des Dix, constitué à l’initiative de Jacques Robin et de Robert Buron, au sein duquel j’ai travaillé, pendant une dizaine d’années, avec des biologistes, des physiciens, sociologues, anthropologues, informaticiens ou cognitivistes, ces scientifiques qui étudient les mécanismes de la pensée. Ce groupe m’a permis d’envisager les choses autrement, en rapprochant les différents savoirs. Après des années d’enseignement, je me suis dit qu’il était peut-être temps de reprendre ce bon vieux projet qui ne m’avait jamais quitté.

Rapidement, quelles sont les grandes étapes de cette histoire de l’économie que vous relisez aujourd’hui ?

D’une certaine façon, nous sommes toujours ce petit homme cher au dessinateur Jean-François Batellier. Il est là, debout sur le grain de sable terrestre, et il interroge, angoissé, le fond noir de l’Univers : « Y a quelqu’un ? » A l’origine, il ne dispose que de ses cinq sens, il perçoit le monde comme un « grand tout » dont les grondements et les colères révèlent les sentiments. Les choses qui l’entourent lui paraissent peuplées d’esprits. Sur les murs des grottes, il dessine des scènes de chasse destinées peut-être à faciliter la capture du gibier. L’économie, au sens où nous l’entendons, n’existe pas encore, mais les hommes éprouvent des besoins qu’ils tentent de satisfaire en s’aidant d’outils de plus en plus sophistiqués. A mesure que s’étend le champ des connaissances, l’empire des esprits recule, ils prennent la forme de dieux qui se réfugient sur le sommet des montagnes ou dans les cieux. On passe d’une représentation magique à une représentation mythique du monde. Un pas considérable est franchi lorsque, derrière les manifestations de ces forces, on perçoit des régularités. Celles des crues du Nil par exemple. La nature semble obéir à des lois que les humains vont s’attacher à comprendre, puis à exploiter. La lunette astronomique, vous voyez que je vais vite, va représenter un tournant.

Nous en sommes déjà à Descartes et à Newton ?

Exactement. Face à l’Univers, le petit homme de l’époque voit un monde entièrement matériel, en équilibre, gouverné à tous les niveaux par les mêmes lois mécaniques et immuables de l’attraction universelle. Descartes et Newton se complètent pour décrire un monde qui fonctionne comme une horloge, et des êtres vivants comme des machines. Comme par hasard, c’est dans la foulée de ces conceptions qu’en économie va naître l’école libérale classique. Adam Smith, David Ricardo, Jean-Baptiste Say, John Stuart Mill imaginent un système dont l’intérêt privé constitue le ressort et la concurrence, le moteur. La célèbre « main invisible » d’Adam Smith réalise spontanément la transmutation des intérêts individuels en intérêt général. Pour cet auteur – qui est aussi celui d’une Histoire de l’astronomie –, il existe une loi « gravitationnelle » des prix : l’offre et la demande ramènent mécaniquement le prix du marché à son niveau « naturel ».

Cette vision d’un monde horloger va être bouleversée par l’apparition de la machine à vapeur…

Notre petit homme, qui pensait jusque-là que le monde était entièrement fait de matière, découvre qu’une substance mystérieuse, immatérielle et invisible, est capable de soulever le couvercle d’une marmite ! C’est la découverte de l’énergie et des lois de la thermodynamique – la transformation de la chaleur en mouvement – par Sadi Carnot. Une mutation considérable, porteuse de la révolution industrielle et d’un nouveau regard sur le monde qui rompt avec l’image de l’équilibre et de la répétition : ce monde bouge, il évolue, comme va aussi le montrer Darwin.

La théorie économique ne reste pas à l’écart. A la première loi de la thermodynamique, celle de la conservation (une fois brûlé, le charbon existe encore à l’état de gaz et de cendres), correspondra l’idée d’une permanence malgré tout : c’est la conception de l’« équilibre général » des marchés de Léon Walras (1834-1910), l’équilibre de chaque marché dépendant de celui de tous les autres. La seconde loi, celle de la dégradation (une fois brûlé, le charbon ne pourra plus engendrer le mouvement), suggère que, loin d’être promis à l’éternité, l’Univers marche vers la mort thermique. Marx (1818-1883) et Engels (1820-1895), également influencés par la pensée de Hegel, pour qui l’Univers évolue selon un processus de continuel dépassement, s’en inspireront pour décrire l’autodestruction du système capitaliste.

La guerre de 14 marque-t-elle une rupture ?

Après le choc de cette guerre et celui des crises, en particulier celle des années 1930, le doute s’installe dans les esprits. Les valeurs, les normes sociales, la culture et bien sûr les dogmes scientifiques sont ébranlés. Au niveau de l’infiniment grand apparaît le monde de la relativité, révélé par Einstein. Au niveau de l’infiniment petit, la mécanique quantique bouleverse la vision de la réalité. Freud dévoile les profondeurs de l’inconscient humain. C’est dans ce cadre nouveau que John Maynard Keynes (1883-1946) construit son œuvre en relativisant la théorie économique classique comme Einstein a relativisé l’univers newtonien. Ainsi, comme Einstein intégrait le temps et l’espace dans un concept unique d’espace-temps, Keynes intègre la monnaie, porteuse de temps, à l’espace de l’économie réelle alors que les classiques la tenaient à l’écart, la considérant comme neutre. De même Keynes s’inspirera-t-il de Freud pour établir les fondements psychanalytiques des comportements individuels et, au niveau collectif, ceux des marchés. Au présupposé classique de la rationalité des marchés, qui évacuaient l’imperfection des connaissances et des comportements humains, il oppose l’incertitude dans laquelle les acteurs économiques sont condamnés à agir.

Quel regard portez-vous sur cette mise en perspective des théories économiques ?

Une leçon de relativité et d’humilité. Contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, il n’y a pas de vérité éternelle en économie. Il ne faut jamais juger les auteurs en dehors de leur époque. Ricardo, qui écrit au XIXe siècle en Angleterre, au début du capitalisme, a raison d’insister sur la vertu de l’épargne : ce qui manque alors, c’est le capital, moteur du développement. En revanche, un peu plus d’un siècle plus tard, Keynes a tout aussi raison quand il préconise l’inverse : dépensez ! L’accumulation primitive du capital est réalisée, ce qui importe alors, c’est la consommation, devenue le moteur de l’économie. L’essentiel est donc de ne pas se tromper d’époque. Et c’est ce qui arrive aujourd’hui avec les néolibéraux.

Que voulez-vous dire ?

Avec l’apparition de l’ordinateur pendant le second conflit mondial, puis le développement foudroyant de la micro-informatique et d’Internet, nous avons effectué une mutation considérable. L’esprit humain est entré dans le champ économique en tant que facteur de production, au même titre que le capital ou la force musculaire. L’information, au sens du message mais aussi de la mise en forme (in formare signifie « donner une forme »), celle de la matière ou de l’énergie, s’étend désormais à tous les aspects de l’activité humaine. Et elle fonctionne en réseau à l’échelle du monde. C’est dans ce cadre désormais que s’organise la vie économique. Parallèlement, notre regard sur l’Univers change de nouveau. Les anciennes conceptions butaient sur la question de la vie. Comment aurait-elle pu jaillir d’un monde-horloge au mouvement éternellement recommencé ou d’un autre marchant irrémédiablement vers sa dégradation ? Si la vie est apparue, c’est qu’il y a dans ce monde des forces et des énergies qui la conduisent à se complexifier sans cesse, du big bang au cerveau humain. C’est cet univers complexe qu’il s’agit aujourd’hui de décrypter, et les ordinateurs y contribuent largement, en permettant des calculs qui révèlent des phénomènes jusqu’ici inaccessibles à la science. Voyez les nouvelles théories dites du chaos, celle des « structures dissipatives » d’Ilya Prigogine ou des « catastrophes » du mathématicien René Thom. Je les développe dans mon livre.

La pensée économique n’est pas restée à l’écart de ce mouvement…

Il y a même une effervescence d’auteurs qui se sont attachés – et s’attachent – à la faire progresser, tel Joseph Schumpeter (1883-1950) qui a développé le concept de « destruction créatrice » du capitalisme qui détruit ses éléments vieillis en en créant continuellement de nouveaux. Etrange résonance avec un univers qui se dégrade en engendrant un monde de plus en plus complexe. Des économistes ont participé directement au renouveau des sciences cognitives. D’autres ont fait appel à la psychologie comportementale, à la neuroéconomie. Malheureusement en ordre dispersé et sans déboucher, à ce jour, sur une nouvelle synthèse. Ce mouvement se heurte, en effet, au mur de l’orthodoxie néolibérale mise en place, dans les années 1980, autour de Friedrich von Hayek et de Milton Friedman, relayés idéologiquement et politiquement par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. En revenant aux vieilles lanternes de la rationalité des agents économiques, de la neutralité de la monnaie, à la foi inébranlable dans la régulation du marché, ces « nouveaux classiques » tournent diamétralement le dos aux avancées scientifiques de notre temps : la complexité, le réseau, l’incertitude. C’est une formidable régression.

Quel va être le résultat de cette domination néolibérale ?

Une politique de déréglementation qui va permettre la liberté totale de circulation des capitaux. La sphère financière va se replier sur sa propre logique, s’hypertrophier et se déconnecter de l’économie réelle. La Bourse se situe aujourd’hui au centre de la vie économique, la spéculation devient un des principaux moyens de gagner de l’argent. En 2005, 92,3 % des transactions étaient constituées par des opérations financières de couverture, de spéculation et d’arbitrage contre 3,4 % tournées vers l’économie réelle sous forme d’achats ou de ventes d’actions ou d’obligations ! La puissance de la sphère financière est telle qu’elle impose sa loi à tous les niveaux de l’activité économique : entreprises, nations et organisations internationales. En exigeant des entreprises des taux de rendement de 15 % de leurs capitaux propres, on inverse la finalité de l’économie. De moyen, la finance devient l’objectif suprême. La rente de l’actionnaire, qui se nourrit des ponctions effectuées sur les autres revenus, conduit systématiquement à réduire les salaires, le nombre d’emplois, la dépense publique, la protection sociale. Le néolibéralisme creuse les inégalités à l’échelle mondiale, place l’argent au-dessus de tout, provoquant une crise du sens et des valeurs, brouille les frontières entre économie « propre » et « sale ». La logique marchande triomphe, englobant la culture, l’éducation, la santé. Le vivant, hier sacré, fait l’objet de brevets. Et les ressources naturelles, surexploitées, sont peu à peu épuisées par la course productiviste.

Comment analysez-vous la crise que nous traversons ?

Contrairement à ce que l’on entend souvent, ce n’est pas une crise de l’économie que nous vivons aujourd’hui. Mais une crise du système néolibéral. Ce n’est pas un phénomène extérieur qui a provoqué la crise des subprimes en 2008, mais la logique propre à ce système, lancé dans une course en avant de plus en plus folle, qui a conduit à proposer des crédits à des populations de plus en plus vulnérables, malgré les avertissements répétés contre les risques de formation de bulles immobilières. Le dépérissement de ce système demandera du temps. Trop d’intérêts sont en jeu, et vous avez pu constater qu’après quelques ajustements tout a repris comme avant. Les crises, de plus en plus violentes, se reproduiront. Et ceux qui ont pâti du système seront les principales victimes de son effondrement. Mais celui-ci ne se produira que si un nouveau système est en mesure de prendre la place.

Quel pourrait-il être ?

Je n’en vois pas d’autre que la bioéconomie. Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la biosphère, c’est-à-dire l’ensemble des êtres vivants et des milieux où ils vivent, conditionnent tout le reste. Incluses dans cette biosphère, les organisations économiques doivent en respecter les lois et les mécanismes régulateurs, en particulier les rythmes de reconstitution des ressources renouvelables. Cela pose évidemment la question devenue cruciale de la « gouvernance mondiale », aucune nation ne pouvant régler, seule, des problèmes d’une telle envergure. Certains pourront penser que de tels propos relèvent de l’utopie. Mais n’est-ce pas celle-ci qui donne du sens à nos existences ?

Ce texte est tiré du site Internet du magazine Télérama, n° 3171

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