L’auteur invité est Jeffrey D. Sachs, professeur d’économie et directeur du Earth Institute à l’Université Columbia. Il est aussi conseiller spécial auprès du secrétaire général des Nations Unies pour les Objectifs du Millenium pour le développement.
L’Amérique va droit à la collision avec elle-même. L’accord ce mois-ci au Congrès entre Barack Obama et les Républicains pour le prolongement de la détente fiscale initiée durant la décennie du Président George W. Bush est acclamé comme le début d’un consensus bipartisan. Je crois plutôt que c’est une fausse trêve dans ce qui va se transformer en une bataille rangée pour l’âme de la vie politique américaine.
Comme dans de nombreux pays, les antagonismes au sujet de la moralité publique et de la stratégie nationale se résument à des questions d’argent. Cela n’a jamais été aussi vrai aux Etats-Unis qu’aujourd’hui. L’Amérique entretient un déficit budgétaire annuel d’environ mille milliards de dollars qui pourrait se creuser plus encore en conséquence de ce nouvel accord fiscal. Ce niveau d’emprunt annuel est bien trop dangereux. Il doit être réduit ; mais comment ?
Le problème est la corruption de la vie politique américaine et la perte de moralité civique. Un parti politique, les Républicains, défend peu de choses en dehors de la réduction des impôts, qu’ils placent au-dessus de tout autre objectif. Les Démocrates ont un programme un peu plus élargi qui comprend le soutien aux services de santé, l’éducation, la formation et l’infrastructure. Mais, comme les Républicains, les Démocrates aussi sont tentés de saupoudrer des réductions d’impôts pour leurs contributeurs de campagne, principalement de riches Américains.
Il en résulte un dangereux paradoxe. Le déficit budgétaire est énorme et insoutenable. Les pauvres sont coincés entre les compressions dans les programmes sociaux et un marché du travail atone. Un Américain sur huit dépend des tickets d’alimentation pour subsister. Mais malgré ce contexte, un parti politique veut ratiboiser complètement les revenus fiscaux tandis que l’autre se laisse facilement convaincre, et ce à l’encontre de ses meilleurs instincts, et simplement pour contenter ses riches donateurs.
Cette fièvre de détente fiscale arrive étonnamment après trois décennies de régime fiscal élitiste qui a favorisé les riches et les puissants aux Etats-Unis. Depuis l’arrivée de Ronald Reagan à la présidence en 1981, le système budgétaire américain a été conduit de manière à soutenir l’accumulation d’une grande richesse pour les hauts revenus. Il est surprenant que dans cette échelle des revenus, le un pour cent des foyers américains parmi les plus riches équivaut à 90% des plus bas revenus. Le revenu annuel des 12 000 foyers les plus riches est supérieur à celui des 24 millions les plus pauvres.
Le vrai jeu du parti Républicain est de faire en sorte que cet avantage de revenu et de richesse reste inchangé. Ils craignent à raison que tôt ou tard le reste de la population finisse par réclamer que le déficit budgétaire soit résorbé en partie par une hausse de la fiscalité sur les riches. Après tout, les riches vivent mieux que jamais tandis que le reste de la société américaine souffre. Il serait donc logique d’alourdir leur taux d’imposition.
Les Républicains sont déterminés à éviter cela par tous les moyens. Ils y sont parvenus ce mois-ci, du moins pour l’instant. Mais ils veulent poursuivre leur victoire tactique – qui reporte la restauration des taux d’imposition d’avant l’ère Bush de deux ans – par une victoire à plus long terme au printemps prochain. Leurs chefs de file au Congrès déclarent d’ors et déjà qu’ils réduiront considérablement les dépenses publiques de manière à commencer à combler le déficit.
Ironiquement, il y a un domaine dans lequel d’importantes coupes budgétaires seraient justifiées : l’armée. Mais c’est un domaine auquel les Républicains ne toucheront pas. Ils veulent réduire le budget de manière drastique en ne mettant pas fin à une guerre inutile en Afghanistan, et en ne mettant pas un terme à des systèmes d’armement inutiles, mais en réduisant les budgets de l’éducation, de la santé, et d’autres bénéfices sociaux pour les pauvres et la classe ouvrière.
Je ne pense pas qu’ils y parviendront au bout du compte. Pour l’instant, la plupart des Américains semblent partager les arguments des Républicains selon lesquels il vaut mieux réduire le déficit budgétaire par des compressions dans les dépenses plutôt que par des hausses d’impôts. Pourtant, lorsque les propositions budgétaires seront effectivement émises, la réaction devrait être de plus en plus violente. Le dos au mur, je prédis que les pauvres et les classes ouvrières du pays manifesteront pour une justice sociale.
Cela pourrait prendre du temps. Le niveau de corruption politique en Amérique est effarant. Aujourd’hui, tout tourne autour de l’argent pour financer les campagnes électorales, lesquelles sont devenues incroyablement coûteuses. On a évalué le coût des élections de mi-mandat à quelques 4,5 milliards de dollars, et une grande part des contributions provient de grosses sociétés et de riches donateurs. Ces forces puissantes, dont beaucoup agissent de manière anonyme sous la loi américaine, travaillent sans relâche pour défendre les intérêts de ceux en haut de l’échelle des revenus.
Mais ne vous leurrez pas : les deux partis sont impliqués. Certaines rumeurs évoquent déjà le fait que Barack Obama devrait réunir un milliard de dollars ou plus pour sa campagne de réélection. Ce montant ne proviendra pas des pauvres.
Le problème pour les riches est qu’il n’y a pas d’autre secteur budgétaire, en dehors des dépenses militaires, dans lequel pratiquer des compressions autre que ceux qui sont primordiaux au soutien des pauvres et des ouvriers. L’Amérique va-t-elle réellement réduire les bénéfices de santé et les retraites ? Va-t-elle réellement équilibrer le budget en réduisant de manière drastique les dépenses dans l’éducation au moment où les performances des étudiants américains sont dépassées par celles de leurs homologues asiatiques ? L’Amérique laissera-t-elle son infrastructure se détériorer plus encore ? Les riches soutiendront un tel ordre du jour, mais ils échoueront à terme.
Obama a obtenu le pouvoir sur la promesse du changement. Son administration est peuplée de banquiers de Wall Street. Ses principaux lieutenants partent pour rejoindre les banques, comme l’a récemment fait son directeur du budget Peter Orszag. Il est toujours prêt à servir les intérêts des riches et des puissants, sans aucune limite, sans aucun « compromis. »
Si cela continue, un troisième parti devrait émerger dont l’objectif sera de faire le ménage dans la politique américaine et de restaurer une mesure de décence et de justice. Cela aussi prendra du temps. Le système politique est tellement profondément biaisé qu’il est très difficile de défier les deux principaux partis. Pourtant, le temps du changement viendra. Les Républicains estiment qu’ils ont la main et peuvent pervertir le système encore plus en faveur des riches. Je crois que l’avenir les détrompera.
Ce texte est tiré du site de Project Syndicate
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