L’auteure invitée est Corinne Lepage, ancienne ministre française de l’environnement et présidente de CAP 21
En toute opacité, et après avoir autorisé de grandes banques dont Goldman Sachs à intervenir sur le marché du gaz, plus de 1% du territoire français a fait l’objet de permis de recherche à des fins d’exploitation de gaz non conventionnel.
Dans le Sud-Est, Total, qui prévoit d’investir 37,8 millions d’euros pour explorer le sous-sol et rechercher les gaz de schiste, a obtenu le 31 mars un permis exclusif de recherche, valable pour cinq ans, et couvrant la bagatelle de 4 327 km2 entre Montélimar et Montpellier.
La compagnie australienne EGL (European Gas Limited), qui a racheté en 2008 Gazonor, l’ex-filiale des Charbonnages de France, a obtenu un permis d’exploration pour un gisement dans le Nord-Pas-de-Calais estimé à 65 milliards de m3, selon le BIP du 6 janvier 2010.
Ce permis s’ajoute à cinq autres : deux en Lorraine, un dans le Jura, un près de Saint-Etienne (Loire) et un à Gardanne (Bouches-du-Rhône). GDF Suez s’intéresse aussi au dossier et devrait mener des explorations en Ardèche.
Enfin, au cœur du Bassin parisien, un projet qui couvre une surface d’environ 420 000 hectares (dont 275 000 hectares couverts par les permis attribués et 145 000 hectares par des permis en cours d’attribution) concerne un potentiel de ressource de près de 400 Mbep (millions de barils équivalent pétrole) confié à une joint-venture Hess/Toreador.
Ces projets, dont les conséquences pour les populations peuvent se révéler très lourdes, n’ont fait l’objet d’aucun débat public. Mais la France n’est pas seule dans ce cas.
Selon le Cera (Cambridge Energy Research Associates), les réserves de gaz de schiste en Europe (essentiellement en Ukraine et en Pologne) pourraient représenter 3 000 à 12 000 milliards de m3 et doubler les ressources conventionnelles.
Si ces réserves étaient confirmées et exploitées, c’est un volume de près de 50 milliards de m3 par an en 2030 mis sur le marché européen, soit environ un tiers de la production européenne.
Quels risques écologiques ?
Or, le sujet est majeur pour nos économies comme pour notre santé dans la mesure où l’exploitation des gaz de schiste modifie complètement la donne de la lutte contre le changement climatique, crée un risque écologique majeur à plusieurs niveaux et se fait dans un climat de non-régulation inacceptable.
1. La remise en cause de la transition énergétique
Tout d’abord, il modifie la physionomie et les données macro-économiques de l’économie post-pétrole qui devrait se mettre en place, d’autant plus que le succès de Cancun plaide en ce sens. L’exploitation des gaz de schiste (comme des schistes bitumineux pour le pétrole non conventionnel) remet en cause la transition énergétique qui substitue les énergies renouvelables aux combustibles fossiles.
L’investissement massif des sociétés pétrolières et gazières, mais aussi des producteurs d’infrastructures comme Halliburton, dans ces projets est le moyen choisi pour mettre en échec la conversion indispensable au regard des émissions de gaz à effet de serre.
La baisse drastique des réserves conventionnelles de pétrole comme de gaz, qui exclut l’augmentation de la production, ne se traduit pas dans un virage à 180 degrés vers la sobriété énergétique et les énergies renouvelables mais dans une ruée vers l’extraction de gaz non conventionnels nichés dans le charbon, les schistes et des réservoirs particulièrement difficiles à exploiter qui offrent la possibilité de réévaluer les réserves mondiales de gaz de 60 à 250%.
La durée de vie des réserves est repoussée (de 30 à 90 ans) ainsi que le « peak oil ». Certains experts parlent de « continuum de ressources carbonées »… Les développements non conventionnels représentent, en effet, pour l’industrie pétrolière un nouveau relais de croissance. Ceci explique d’une part la valorisation des actifs de ces sociétés, d’autre part le montant cumulé de plus de 65 milliards de dollars des transactions réalisées dans ce secteur au cours des deux dernières années aux Etats-Unis.
Dans ce pays, la production de gaz de schiste, moins cher à produire en raison du manque total de protection, ainsi que nous le verrons ci-dessous, dépasse aujourd’hui celle du gaz conventionnel : sa part dans l’approvisionnement en gaz est passée de 39% en 2007 à 44% en 2008 ! Elle est évaluée à 66% en 2015 puis à près de 75% en 2025. Le gaz de schiste représente aujourd’hui la seconde source énergétique des Etats-Unis, permettant de chauffer plus de la moitié des foyers.
C’est sans doute pour cette raison que la contestation sur ce type d’exploitation est la plus forte aux Etats-Unis, où les conséquences effectives en termes sanitaires et environnementaux sont déjà parfaitement identifiées, justifiant l’intervention aujourd’hui de l’EPA (l’Agence gouvernementale américaine de protection de l’environnement).
2. L’utilisation de tonnes de produits chimiques
Contrairement aux gaz classiques, les gaz de schiste ne peuvent être extraits par simple forage : il faut donc fracturer la roche en profondeur pour libérer les poches grâce à deux techniques, le forage horizontal et la fracturation hydrosiliceuse, méthode qui consiste à envoyer de l’eau et du sable sous pression dans le puits pour libérer le gaz. Cette fracturation hydraulique de la roche-mère n’est rendue possible que grâce à des tonnes de produits chimiques.
Selon le Département de la protection de l’environnement de Pennsylvanie, un cocktail chimique à base de produits cancérogènes, reprotoxiques et mutagènes (entre autres, le benzène et ses dérivés, les éthers de glycol, des acides, le formaldéhyde, le toluène, le xylène, le naphtalène…) est utilisé avec les conséquences évidentes pour les milieux aquatiques, la chaîne alimentaire et la santé humaine.
Il faut 10 000 à 15 000 m3 d’eau par puits, d’où des conflits d’usage potentiels évidents. Si une partie seulement de l’eau utilisée est récupérée dans de vastes bassins de récupération aux fins de traitement, 10 à 50% de l’eau ne l’est pas et pollue directement les nappes.
L’eau n’est pas seule en cause. La pollution atmosphérique est considérable du fait du torchage qui génère non seulement du CO2 (d’où la question de la réalité de l’impact dur la réduction des gaz à effet de serre), mais aussi des émissions toxiques dans l’atmosphère (NOx, particules fines, etc.).
A Dish, petite cité dortoir du Texas, où le territoire compte 12 000 puits, ont été relevées des concentrations importantes de benzène, hautement cancérigène, mais aussi la présence de méthyl pyridine et diméthyl pyridine, composés neurotoxiques, à des niveaux supérieurs aux seuils sanitaires dans les aires résidentielles. Les agriculteurs ont rencontré également des problèmes avec leurs élevages (morts suspectes de leurs animaux).
Enfin, les paysages auxquels nos contempteurs de l’énergie éolienne sont si sensibles sont irrémédiablement détruits par les puits et failles, comme le démontre le site De l’eau dans le gaz.
Cette catastrophe écologique en gestation explique que des villes comme New York ou Pittsburgh en Pennsylvanie votent pour l’instauration de moratoires afin de protéger leurs ressources en eau. Dans la foulée, l’EPA a lancé en mars une étude approfondie sur les impacts environnementaux et sanitaires de l’exploitation gazière qui durera près de deux années et coûtera de 2 millions de dollars (1,5 million d’euros).
Que faire face à cette menace ?
1. Exigeons des contraintes réglementaires
Tout d’abord, l’exploitation actuelle, qui se fait à moindre coût, faute de réglementation drastique, permet des profits considérables sans que les coûts environnementaux, sanitaires et sociaux engendrés par l’exploitation ne soient pris en compte.
Les industriels exigent que les contraintes réglementaires soient évitées dans une logique géopolitique pour inciter les développements domestiques et réduire ainsi la dépendance de l’Europe vis-à-vis de ses fournisseurs.
On peut tout à fait admettre l’objectif mais refuser que les populations européennes et le patrimoine naturel européen fasse les frais de l’opération selon l’adage bien connu : privatisation des profits, socialisation des pertes.
2. Développons les énergies renouvelables
En second lieu, il est illogique et déraisonnable de redynamiser les industries fossiles, au détriment du développement indispensable et urgent des énergies renouvelables et des activités économiques liées à la sobriété énergétique, en rendant moins attractives et nécessaires les économies d’énergie.
3. Imposons un débat collectif
Enfin, il est inadmissible qu’aucun débat collectif et politique n’ait lieu sur une orientation qui met en péril la reconversion énergétique de nos sociétés, notre santé et nos ressources naturelles.
Un moratoire s’impose en Europe et en France avant qu’une expertise sur les impacts des technologies actuelles d’extraction et de la définition d’un cadre juridique offrant toutes les garanties d’information et de protection des populations et de l’environnement ne soit mis en place.
Ce texte est tiré du site web de Rue 89
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