Étant à tout instant à l’affut des facteurs de spéculation, les hedge fund et autres traders spéculatifs ont dû être ravis de la révolte des populations égyptiennes : enfin un conflit pour lequel il est possible de justifier quelques bonnes fins de mois ! Le baril de Brent pour livraison en mars s’échangeait à 98,82 dollars à Londres la semaine dernière. Il a évolué en hausse sensible dans les échanges asiatiques, grimpant jusqu’à 99,97 dollars, s’approchant encore un peu plus du seuil des 100 dollars, qu’il n’avait plus franchi depuis le 1er octobre 2008.
Pourtant, selon un responsable du canal cité par les médias officiels, le canal de Suez fonctionne à pleine capacité, et n’a pas été affecté par les événements actuels. Le canal, contrôlé par l’Égypte, par lequel transitent quelques millions de barils par jours, constitue un des principaux passages pour le transport pétrolier entre le Moyen-Orient et l’Europe. Il représente l’une des principales sources de devise du pays. Aucun acteur de la crise actuelle en Égypte n’envisage de perturber ce trafic. Mais ces supposés risques font l’affaire des marchés. Et des pétrolières, évidemment.
En effet, les profits des pétrolières explosent : ExxonMobil, la plus importante d’entre elles, a enregistré un bénéfice en progression de 53 % à 9,2 milliards $ pour le quatrième trimestre. Sur l’ensemble de l’année 2010, son bénéfice bondit de 58 % à 30,5 milliards. Le chiffre d’affaires du trimestre, en hausse à 105,2 milliards $, a dépassé les attentes mais déçoit un peu pour l’ensemble de l’année : 383,2 milliards de dollars au lieu des 384,7 milliards $US escomptés. À elle seule, son chiffre d’affaire est plus élevé que le PIB de l’ensemble du Québec et ses seuls bénéfices représentent un peu moins de la moitié des dépenses publiques québécoise. Le tout contrôlé par une petite clique de ploutocrates sans scrupules dont les intérêts – de court terme – sont de s’opposer catégoriquement à un modèle de développement plus durable.
La spéculation n’est évidemment pas le seul facteur qui explique la croissance des prix énergétique. Le principal facteur poussant à la hausse des cours est le boom continu de la demande asiatique, qui s’ajoute à celle, toujours soutenue, des Européens et des Américains, dans un contexte où la crise de 2008 avait temporairement gelé nombre d’investissements pétroliers. La Chine représente 40 % de l’accroissement de la demande mondiale depuis cette date. Avec l’explosion de son marché automobile, ses importations sont en passe de dépasser celles du Japon. Celles de l’Inde, qui affiche une croissance désormais comparable à la Chine, ont quintuplé depuis 1990.
Les analystes estiment que, sur le court terme, les pays de l’Opep disposent de capacités de production inutilisées et n’ont pas intérêt à ce que les cours grimpent trop au-dessus des 100 dollars : cela pèserait trop sur les économies du Nord et pourrait se traduire par une chute de leur demande et un nouvel effondrement des prix. À 100 dollars, les pétroles les plus coûteux à produire et dont les réserves abondent – offshore profond du Brésil, sables bitumineux du Canada – deviennent également très rentables à exploiter. Alors qu’à ce prix, le pétrole n’est pas encore suffisamment cher pour inciter à investir dans des énergies renouvelables, il est donc le prix idéal pour les pétroliers !
Mais l’idéal n’est pas souvent de ce monde. D’une part, la cupidité des spéculateurs, qui a entraîné le dérapage de 2008, va produire les mêmes excès. D’autre part, et c’est là le facteur le plus important, il faut bien comprendre, comme nous le rappelle Guillaume Duval, que la crise que nous avons traversée n’est pas seulement une crise financière, créée par les spéculateurs, mais en bonne partie, déjà, aussi une crise écologique, liée à la rareté croissante des énergies fossiles et des matières premières non renouvelables, ainsi qu’à une concurrence accrue sur les surfaces agricoles pour des usages non alimentaires et aux effets négatifs du changement climatique sur les productions agricoles. Aux crises économiques inhérentes au système capitaliste, s’ajoute cette crise écologique qui alimentent les crises sociales de plusieurs pays, qui à leur tour, lorsque ces dernières se produisent dans des zones stratégiques, alimentent les crises économiques.
L’Europe, nous dit Guillaume Duval, pour baisser ses dépenses publiques, est en train de restreindre ses efforts de conversion écologique des économies engagée avant la crise, alors qu’il faudrait au contraire l’accélérer pour avoir une chance de limiter l’impact futur de la hausse inévitable des prix des matières premières. Qu’on le veuille ou non, l’inflation sera l’un des facteurs d’accompagnement de la Grande Transformation que nous sommes appelés à réaliser : ou bien nous nous appuyons sur les diktats d’un paradigme dépassé pour combattre cette croissance des prix, au risque de déprimer l’activité économique de façon durable, ou bien nous nous appuyons sur cette formidable reconfiguration des prix relatifs des biens économiques, y compris en utilisant les outils d’intervention publique, pour mettre en place un nouveau modèle de développement.
Question : étant donné l’importance stratégique du pétrole, ne serait-il pas opportun de nationaliser cette ressource pour en faire un outil de changement plutôt que d’un facteur de crise ?
[...] Original post by Gilles Bourque [...]