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Le samedi 23 avril 2022

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L’économie, sa vulgarisation et la crise

L’auteur invité est Robert J. Shiller, professeur d’économie à l’université de Yale et économiste en chef de MacroMarkets LLC.

L’économie est à la mode, en témoigne le nombre de livres, d’articles, de blogs et de conférences qui suscitent l’intérêt de l’opinion publique.

J’ai récemment participé à un débat sur ce phénomène à l’occasion de la réunion annuelle de l’Association américaine d’économie à Denver. La discussion a mis en évidence un paradoxe apparent : l’engouement du public pour l’économie survient à un moment où il ne fait plus confiance aux économistes, la plupart d’entre eux n’ayant pas prévu la crise, la plus importante depuis la Grande dépression. Comment expliquer alors le succès des livres écrits par des économistes ?

Voici l’explication la plus pertinente que j’ai entendue : l’économie est devenue plus intéressante parce qu’elle ne donne plus l’impression d’être une discipline achevée. Il est sans intérêt de lire un livre ou un article qui explique que les meilleures prévisions économiques sont produites par des logiciels spécialisés qui s’appuient sur des modèles économiques que l’on ne peut comprendre si l’on n’a pas un doctorat en économie.

L’opinion publique a raison : même si ces modèles sont plus ou moins scientifiques, ils peuvent induire complètement en erreur. Il est parfois nécessaire d’abandonner le pilote automatique de la pensée pour se mettre à réfléchir par nous-mêmes et quand survient une crise utiliser au mieux nos capacités intellectuelles.

Lors de la conférence de Denver, tous les panélistes ont dit d’une manière ou d’une autre que la vulgarisation de l’économie favorise le dialogue entre les spécialistes et le public. Ce dialogue n’a jamais eu autant importance, d’autant que si la plupart des économistes n’ont pas vu venir la crise, c’est notamment parce qu’ils avaient perdu le contact avec « les vrais gens », ce qu’ils faisaient et ce qu’ils pensaient.

Une vulgarisation économique bien faite suppose de considérer le lecteur ou l’auditeur comme un collaborateur. Autrement dit les économistes doivent être disposés à accepter des idées originales qui n’ont pas encore reçu l’approbation des spécialistes.

Il n’y a pas si longtemps, beaucoup d’économistes étaient réticents à l’idée d’écrire un livre de vulgarisation. Ce n’était pas un élément favorable pour présenter sa candidature à un poste universitaire ou pour demander une promotion. Comme ce type de livre ne comporte pas d’équations ou de tableaux de statistiques, il ne s’agissait pas à leurs yeux d’un travail sérieux, digne d’attention au sein de l’université. Pire encore, jusqu’à très récemment, les commissions d’évaluation pouvaient juger contraire à l’éthique de la profession le fait d’écrire un livre de vulgarisation qui ne reprenne pas les lieux communs de la discipline.

Pensons à la manière dont la profession médicale réagirait à l’égard de l’un de ses membres qui prescrirait ou recommanderait une thérapie qui n’a pas fait l’objet d’une évaluation scientifique. La profession médicale sait que très souvent un médicament qui semblait prometteur se révèle inefficace ou même nocif lorsqu’on l’évalue. C’est un processus rigoureux d’évaluation couplé à la publication des travaux dans des revues scientifiques qui permet de garantir le niveau de la recherche. Court-circuiter ce processus pour promouvoir dans l’opinion publique de nouveaux traitements qui n’ont pas été évalués constitue un manque de professionnalisme.

Dans les décennies qui ont précédé la crise financière d’aujourd’hui, les économistes en sont venus peu à peu à se considérer eux-mêmes et leur profession de la même manière, encouragés en cela par l’évolution de la recherche. Ainsi après 1960, quand l’université de Chicago a produit grâce à un ordinateur Univac une bande magnétique qui comportait des informations sur le prix de millions d’actions, on a cru qu’une grande partie de la recherche scientifique confirmait l’hypothèse de « l’efficacité des marchés ». On considérait que les différentes forces qui sous-tendaient les opérations boursières ramenaient les prix de l’ensemble des titres à leur valeur fondamentale et que les transactions qui ne tenaient pas compte de cette hypothèse étaient soient maladroites soient carrément frauduleuses. La science triomphait des experts boursiers – semblait-il.

La crise financière a porté un coup fatal à cette confiance aveugle dans l’économie d’apparence scientifique. Non seulement la profession n’a pas prévu la crise, mais ses modèles suggéraient parfois qu’une crise de cette ampleur ne pouvait arriver. En deux mots, les économistes ne prenaient pas suffisamment en compte l’élément humain qui résiste à toute mise en équation.

Les quelques économistes qui ont vu venir la crise sont apparemment des gens qui ne se contentent pas de lire la littérature spécialisée, mais font appel à leur jugement personnel. Ils ont fait des comparaisons intuitives avec les crises passées, tirés des conclusions quant à la spéculation, aux bulles financières et à la stabilité de la confiance, ils ont pris en compte les objectifs psychologiques des acteurs économiques et les conséquences de l’autosatisfaction qui a endormi la vigilance des contrôleurs.

Ils connaissent bien le milieu des économistes, ce qui l’inspire, ses valeurs, ses rouages et ses modes de raisonnement. Mais leurs points de vue ne peuvent être soumis à un journal scientifique pour être évalué à la manière d’une thérapeutique. Il n’y a pas de procédure scientifique pour tester la validité de leurs propositions.

L’économie a néanmoins un aspect scientifique, le travail des universitaires et leurs modèles mathématiques ont un rôle important. Mais comme l’économiste Edwin Seligman l’a formulé en 1989, « l’économie est une science sociale, autrement dit elle a une composante éthique et par conséquent historique… Ce n’est pas une science naturelle, et donc ce n’est pas une science exacte ou purement abstraite. »

A mon avis, et sans doute de l’avis des autres panélistes de la réunion de Denver, traiter correctement des aspects non scientifiques de l’économie consiste notamment à parler honnêtement au public, à être à son écoute et à dialoguer avec lui, à lire les e-mails que l’on reçoit des citoyens ordinaires et à regarder au plus profond de soi pour déterminer si la théorie qui a notre préférence est proche de la réalité.

Ce texte est tiré du du site Internet Project Syndicate

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