L’auteur invité est Felice Scalvini, co-président de COOPERATIVES EUROPE et vice-président de l’ACI.
La crise est globale et internationale. Comment sortir de cette crise et de la mondialisation néolibérale qui l’accompagne ? Quelles sont les alternatives à privilégier? Point de vue du mouvement coopératif international
Le monde entier a célébré en 2010 l’année de la biodiversité et s’est attaché à sa défense et à sa promotion. Bien entendu, pour la majorité des gens, celle-ci fait référence à l’environnement naturel. Je pense qu’il serait bon d’aller plus loin et d’ouvrir également la réflexion, les idées et les initiatives à la biodiversité de l’économie. Car l’environnement économique aussi a subi, au cours des dernières décennies, un phénomène dramatique et inquiétant de réduction de la biodiversité de ses acteurs les plus importants: les entreprises qui, à l’instar de ce qui se passe dans le monde naturel, sont présentes dans l’univers des activités économiques avec différentes populations, très distinctes les unes des autres.
Tout au long de l’histoire, toutes sortes d’entreprises se sont développées et propagées, chacune trouvant des terrains et un environnement de prédilection, des climats favorables, des cultivateurs spécialisés. La situation a changé au cours des dernières décennies. Après la Deuxième Guerre Mondiale – avec une forte accélération au tournant des années 80 -, une espèce a pris le dessus et a fait l’objet d’une culture intensive et exclusive. La société capitaliste, exploitée en monoculture, a occupé des espaces de plus en plus grands tendant à réduire jusqu’à la quasi extinction d’autres espèces dans certains domaines. Autrement dit une perte de biodiversité entrepreneuriale.
Cela a surtout été fait pour la propagation et la consolidation d’un stéréotype qui a encore aujourd’hui la vie dure : l’entreprise par excellence est une entreprise capitaliste. En particulier si elle est de grande taille, avec une base importante d’actionnaires et qu’elle est cotée sur les marchés financiers. Selon ce point de vue, elle constitue, et elle constituera davantage, le facteur clef du développement, de la progression de la richesse et de la démocratie. Les crises comme celle que nous vivons, sont de simples incidents de parcours, des étapes d’adaptation d’une histoire de développement et de progrès, désormais marquée par la présence inéluctable et quasi exclusive – précisément à cause de la monoculture – de l’entreprise capitaliste.
En réalité, bien que largement répandue, cette conviction n’est pas fondée et ne résiste pas à un examen impartial des phénomènes qui ont caractérisé le développement économique. En effet, même si on se limite aux XIXème et XXème siècles (on pourrait cependant remonter plus loin en relisant par exemple les pages de Braudel sur les origines du capitalisme), l’histoire économique, si elle n’est pas examinée à travers les lunettes de l’idéologie capitaliste – parce que c’est bien ce dont il s’agit – montre une indiscutable et grande biodiversité entrepreneuriale. C’est à celle-ci que revient en grande partie le succès du libre marché, de la démocratie, de la croissance de la richesse générale et de la diffusion du bien-être.
Outre les sociétés de capitaux, plusieurs formes d’entreprise ont participé activement aux dynamiques économiques dont, entre autres, les entreprises publiques, les entreprises municipales, les coopératives, les mutuelles, les banques populaires, les caisses rurales, les caisses d’épargne, les petites entreprises artisanales et commerciales (caractérisées par le travail du propriétaire et non par son capital). Plusieurs d’entre elles, ont été – à certaines étapes et dans des domaines spécifiques – cruciales pour la survie et le développement du système. Il suffit de penser au rôle récurrent de l’entreprise publique qui a garanti la survie de certains secteurs de production touchés par des crises de différentes natures ; à celui des caisses d’épargne pour la surveillance et la gestion de l’épargne des ménages et de son utilisation dans des investissements d’infrastructure à long terme ; à celui des mutuelles pour la distribution équilibrée du risque et de la prévoyance sociale ; à celui des banques populaires et des caisses rurales pour l’ouverture des marchés financiers aux producteurs et aux familles à l’origine des premiers processus d’accumulation et de développement ; à celui des coopératives pour avoir permis à des populations de consommateurs, de producteurs et de travailleurs d’accéder en tant qu’acteurs aux échanges économiques.
Là où cette biodiversité n’a pas été préservée on en est arrivé, avec une ressemblance singulière mais évidente avec les phénomènes naturels, à des crises économiques de taille et à des impacts systémiques. Il suffit de se rappeler l’effondrement des pays socialistes, une implosion due à la non viabilité de la monoculture de l’entreprise publique, et, plus récemment, à celui de l’économie occidentale, lié au soutien inconditionnelle à la monoculture entrepreneuriale capitaliste.
Un environnement économique « écologique », c’est-à-dire équilibré et dynamique, capable de produire une richesse croissante et d’en faire profiter l’ensemble des citoyens, de rendre possible – pour citer Amartya Sen – une satisfaction générale de l’entitlement & provision – a toujours besoin d’un niveau significatif de biodiversité entrepreneuriale. Le Québec, avec son histoire, ses institutions économiques et sa capacité actuelle de répondre à la crise, me semble être un exemple très clair et convaincant de ce que j’ai affirmé jusqu’ici.
Un sujet éludé
La question relative à la perte de biodiversité entrepreneuriale comme une des causes principales de la crise est toutefois restée dans l’ombre des récentes réflexions. Elles ont presque toutes porté exclusivement sur les thèmes de l’intervention publique et sur l’introduction de règles plus strictes pour l’entreprise (capitaliste) engagée dans des activités financières. Trop peu d’attention a été consacrée à la question de savoir comment la perte du pluralisme des formes d’entreprise a été l’un des facteurs de la crise et comment la reconstitution d’une biodiversité équilibrée des acteurs entrepreneuriaux peut contribuer à surmonter cette crise. Pourtant, comme d’aucuns l’ont déjà dit, il est bien évident que le désastre est en grande partie imputable au fait que des outils très perfectionnés, complexes, puissants et obscurs, tout comme les produits dérivés, ont été mis dans les mains de sociétés qui par nature sont avides et qu’elles ont fini par les utiliser de façon abusive et insensée. Ce que n’auraient pas fait (et en effet elles ne l’ont pas fait !) d’autres formes d’entreprises, de par leur nature orientée sur d’autres objectifs que la recherche effrénée du profit maximum dans les plus brefs délais.
La difficulté c’est que l’unique remède envisagé aujourd’hui consiste à se demander comment empêcher les entreprises d’être trop avides (autant se demander comment rendre les tigres un peu plus végétariens) et qu’il omet de considérer les résultats que l’on pourrait obtenir en faisant la promotion d’un environnement différent, grâce au repeuplement et au développement de formes d’entreprises ayant un ADN dans lequel les gènes de l’avidité ne sont pas hégémoniques. Par contre, je suis convaincu que le thème de la biodiversité entrepreneuriale et sa contribution à la création d’une économie intrinsèquement «écologique», c’est-à-dire en mesure d’accroître et de répartir équitablement la richesse et le bien-être, dans un environnement de pleine liberté politique et sociale, est aujourd’hui inéluctable.
Pour pouvoir introduire le thème de la biodiversité dans le débat actuel, il est cependant nécessaire de se poser certaines questions préliminaires et d’y trouver des réponses justes. Comment en sommes-nous arrivés à cette situation? Comment cette sorte de black-out cognitif (qui n’est pas exceptionnel dans l’économie, comme JK Galbraith l’a rappelé à plusieurs reprises) s’est-il interposé? Pour quelles raisons une lecture différente de la réalité, et plus particulièrement ce point de vue, ne ressortent-ils pas? Pourquoi la question de la biodiversité entrepreneuriale n’est-elle pas à l’ordre du jour, à l’exception de quelques prises de position de certains économistes, comme Joseph Stiglitz, et la reconnaissance implicite, mais qui me semble quelque peu oubliée, que l’on peut déduire du prix Nobel décerné à Elinor Ostrom? […]
Une approche holistique et une occasion de valoriser 2012
Les initiatives proposées doivent, à mon avis, être prises simultanément et à tous les niveaux; tant au niveau local, national ou mondial. Je me rends compte que cela ne sera pas facile, mais objectivement il n’y a pas une hypothèse de travail prioritaire par rapport aux autres; elles sont toutes reliées entre elles, elles se soutiennent et se nourrissent mutuellement. Nous devons en appeler à tous les coopérateurs. Pourquoi pas à l’occasion de l’année internationale des coopératives de 2012 proclamée par l’ONU? Il convient de ne pas perdre cette opportunité, et c’est à nous tous d’y veiller.
Ces extraits sont tirés du texte original paru sur le site Internet Projet de société
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