L’auteur invité est Alain Lipietz, directeur de Recherche au CNRS, ex-député européen Vert.
C’est pour moi un très grand honneur et un très grand plaisir que d’être invité à discuter à Tanger de l’avenir de la gauche en Méditerranée, à l’heure de ce printemps des peuples qui, comme une vague, déferle sur toute la rive sud arabo-musulmane, du Yémen à l’Algérie.
Je tacherai d’abord de resituer ce phénomène de « printemps démocratique par contagion » dans une perspective historique afin d’en tirer quelques leçons. Puis, j’aborderai les difficultés propres aux partis de gauche à affronter ce type de situation, aujourd’hui, dans le sud méditerranéen. Enfin, sans vouloir m’immiscer dans les débats des partis nationaux, je risquerai tout de même quelques conseils.
J’ai eu la chance de connaître plusieurs de ces vagues démocratiques, au cours de ma vie de chercheur et de militant. […]
Toutefois, la condensation de la crise structurelle en crise politique nécessite un choc : par exemple une contraction de l’activité due à une crise sur le marché mondial au moment même où le tribut prélevé par la fraction dominante de la dictature devient totalement déraisonnable.
A ce moment-là, le conflit entre dominés et dominants d’une part, entre les dominants d’autre part, devient tel que plus personne ne supporte les fortunes faramineuses accumulées par la mince couche dirigeante de la dictature. Ainsi, dans le cas de Moubarak, on parle d’une fortune détournée de 50 milliards de dollars, soit un tiers du produit égyptien annuel.
De plus, comme l’a rappelé l’échec de l’immense mobilisation dans les villes iraniennes en 2009, face aux fraudes électorales d’Ahmadinejad, les manifestations populaires ne peuvent ébranler le régime que lorsqu’en outre cette division des dominants atteint les appareils répressifs d’Etat. La question de la force armée est toujours essentielle, mais les modalités sont très variées. Au Portugal, c’est le Mouvement des Forces Armées qui a pris l’initiative de la révolution démocratique. En Espagne, l’armée est d’abord restée neutre, et c’est le Roi qui a d’abord pris l’initiative du « dialogue de la Moncloa », puis a pris parti de façon décisive contre le coup d’Etat des « Caras pintadas ». En Grèce, comme plus tard en Argentine, l’armée s’est discréditée d’elle-même par une défaite honteuse dans une guerre dont la dictature militaire avait pris l’initiative.
De ce point de vue, les processus égyptien et tunisien semblent intermédiaires entre les cas espagnols et portugais, avec une opposition très nette entre l’armée d’une part, la police et la milice de la dictature d’autre part.
Un cas devrait être traité à part, car il joue actuellement un rôle décisif dans la possibilité politique des processus tunisien et égyptien : celui de la Turquie. La victoire, en plusieurs étapes, de l’AKP, parti démocrate-musulman, contre « l’Etat profond » – c’est à dire l’armée et son Conseil de sécurité nataional – est extrêmement original par sa combinaison de travail social et de succès électoraux. Il faut dire que la Turquie kémaliste n’était qu’une « dictature jacobine intermittente », laissant parfois une certaine place à l’expression d’une mobilité démocratique électorale, tant que l’Etat profond restait intact. En montrant que l’alternative aux militaires n’était pas forcément l’islamisme radical mais un régime modéré, l’exemple de l’AKP, suivi par les islamistes de Tunisie et d’Egypte, a désamorcé la peur panique suscitée, tant dans les pays arabes que dans les pays occidentaux, par la trajectoire autoritaire de la République islamiste d’Iran, par la quasi victoire du FIS algérien en 1993 et par les attentats du 11 septembre 2001.
Le cas de la Turquie, comme celui de l’Espagne, et comme celui de la Pologne (où Solidarnosc est entré dans le gouvernement du Général Jaruzelski sur la base d’un compromis, avant la grande vague qui suivra la chute du Mur de Berlin, et se retrouvera de ce fait « en retard » sur l’évolution de ses voisins) doit inspirer aux « historiens de l’instant » que sont les commentateurs politiques une certaine dose de modestie et de relativisme.
Particulièrement quand ils discutent de la situation postérieure à la chute de Ben Ali et de Moubarak, ou encore du cas très particulier du Maroc !
Surtout, cet exemple de la Turquie, qui précède de 6 ans les actuels événements du Maghreb, du Machrek et du Yemen, est encore emblématique à un autre titre – et j’en viens ici au cœur de notre sujet : ce ne sont pas les partis de gauche qui sont les mieux placés pour bénéficier immédiatement de la révolution démocratique !
D’abord, ce n’est presque jamais le cas… Une révolution démocratique porte d’abord au pouvoir la fraction la plus modérée, acceptable par une partie de ceux d’en haut et par les forces militaires. Ce fut bien sûr le cas des Révolutions française, mexicaine et russe. En
Espagne, la démocratie commença par le centriste Suarez, la chute des colonels grecs porta au pouvoir Karamanlis, et même le Mouvement des Forces Armées portugais confia d’abord le pouvoir à l’un des officiers généraux les plus gradés : Antonio de Spinola. De même, au Brésil on eut d’abord Tancredo Neves puis, hélas, son vice-président Sarney ; au Chili les forces démocratiques dans la clandestinité s’accordèrent pour donner le pouvoir au démocrate chrétien Patricio Alwin…
Mais, dans le cas du monde arabo-musulman méditerranéen contemporain, les difficultés de la gauche seront encore plus graves. Tout simplement parce que, d’une certaine façon, les dictatures qui sont en train de tomber sont les héritières de mouvements et de partis qui se sont d’abord présentés (il y a bien longtemps ! ) comme » de gauche ».
Rappelons seulement que Ben Ali et son parti ont été membres de l’Internationale Socialiste jusqu’à leur chute. Que Moubarak est l’héritier en ligne directe de Gamal Abdel Nasser, nationaliste progressiste allié à l’Union soviétique. Que la démocratisation turque s’est construite contre un « Etat profond » héritier du kémalisme – et d’ailleurs encore soutenu aujourd’hui par les partis laïcistes et certains marxistes-léninistes. Que le Président Saleh était nassérien quand il prit le pouvoir au Yemen du nord et conduisit une fusion pacifique avec la « République démocratique » du Yémen du Sud. Et que l’Algérie de Bouteflika est l’héritière de la prestigieuse Algérie du FLN, de Houari Boumedienne et de la Tricontinentale !
Tous ces régimes, comme les deux régimes baasistes de Syrie et d’Irak, sont nés, dans le courant des années 1950, contre des régimes de droite subordonnés aux impérialismes occidentaux. Ils se sont affirmés à l’origine comme : nationalistes, productivistes, jacobins, et liés à l’Union Soviétique. Comme le congrès de Nehru en Inde, ils épousaient à la fois le modèle de développement économique de l’Union soviétique (la substitution d’importations, en commençant par l’industrie lourde et en la finançant par l’exportation de matières premières), mais aussi le modèle politique du parti unique (à la différence de l’Inde). Tous ces partis ont, comme l’Union Soviétique, comme le Parti Révolutionnaire Institutionnaliste mexicain, mené une politique de distanciation plus ou moins brutale vis-à-vis de la religion populaire, tout en passant avec les traditions qui s’en réclamaient de lourds compromis, en matière de moeurs et sur le dos des femmes. Tous (et à l’exception de rares épisodes où ils se réclamèrent de l’unité arabe) s’affichèrent comme nationalistes, et fondèrent souvent leur légitimité populaire dans la haine d’ennemis fantasmés : leurs propres voisins, leurs minorités nationales, plus, souvent, l’Etat d’Israël, voire les juifs. Souvenons-nous des ultimes provocations des nervis de Moubarak contre les manifestants de la place Tahrir, qu’ils insultaient en les traitant de « rabbins ». Là encore, l’exemple de la Turquie et de son contournement de l’Etat profond kémaliste est riche d’enseignements.
Dans la réalité, tous ces régimes ont fini non pas comme « libéraux » ( ils ne l’étaient ni d’un point de vue économique, privilégiant les monopoles d’Etat, ni d’un point de vue politique évidemment) mais tout simplement de droite du point de vue social, vendant aux firmes multinationales leurs travailleurs que les forces de répression maintenaient dans la soumission, sous un régime de terreur que l’on justifiait aux yeux des gouvernements occidentaux par la « lutte contre la menace terroriste et islamiste ».
Or, de ce goût pour les monopoles d’Etat et pour la répression des islamistes, la plupart des forces de gauche n’ont guère su se démarquer, l’exemple algérien présentant l’état le plus complexe avec par exemple les va-et-vient du RCD et des communistes entre le soutien à la démocratie réclamée par le peuple et le soutien aux « éradicateurs ». Si nous admettons que la chute de la dictature ne peut mener, dans un premier temps, en Sud- Méditerranée comme partout, qu’à une phase de transition modérée (centre-droit plus ou moins autoritaire), assumons tranquillement cet échéancier ! Nul ne peut donner de leçons aux autres, ni du Nord au Sud, ni du Sud au Nord, en matière de renouvellement des idées progressistes. Mais sachons du moins profiter du court délai pendant lequel la gauche ne sera pas au pouvoir (même si elle peut être au gouvernement) pour revisiter certains de ses fondements idéologiques traditionnels, qui lui ont tant nui au cours des dernières décennies.
Je l’ai dit : la gauche sud-méditerranéenne des années 50 (comme la gauche nord-méditerranéenne) s’est montrée industrialiste et même productiviste, autoritaire et même laïcarde en matière religieuse, et nationaliste à l’excès. La gauche qui pourra prétendre orienter le mouvement démocratique (au nord comme au sud) devra donc de se remettre en question sur ces trois points.
Il n’est pas vrai « qu’industrialiser » (surtout à partir de l’industrie lourde) soit une politique en soi de gauche. Elle peut même être tout à fait de droite… ce qui ne veut pas dire non plus que l’industrialisation légère soit automatiquement de gauche !
En réalité, une politique progressiste en matière sociale et économique doit viser d’abord et avant tout la soutenabilité sociale et écologique. C’est-à-dire qu’elle doit satisfaire immédiatement les besoins des plus pauvres, sans compromettre la capacité des générations suivantes à satisfaire les leurs. Or, certains modèles de développement, même s’ils plaisent aux classes moyennes, peuvent tellement contribuer à la pollution locale ou globale que le Maghreb n’y survivrait pas… La gauche à venir sera écologiste ou ne sera pas. […]
Enfin, la gauche à venir ne peut plus camper sur le nationalisme. À moins de viser un modèle de développement fondé sur une niche exportatrice, il n’y plus de politique progressiste possible sans régulation sociale et environnementale portant sur un vaste espace économique.
Les pays qui se tirent le mieux de la crise internationale actuelle sont les pays qui s’appuient sur un immense marché intérieur, tels la Chine ou l’Inde. Faute de fédéralisme politique coiffant son marché unique, l’Europe est en train de perdre pied. La petite taille économique des pays sud-méditerranéens les condamne à s’unir ou à demeurer des terrains de jeu pour les grandes puissances.
À la sortie des dictatures, les forces démocratiques du Sud de la Méditerranée, de centre-droit comme de gauche, auront probablement tendance à chercher le soutien vacillant de l’Union Européenne. Mais, pour que ce soutien soit efficace, des délégations de souveraineté doivent être concédés dans des domaines cruciaux, tels que la lutte pour le sauvetage du climat ou des réserves halieutiques, à un espace supranational euro-méditerranéen. Et probablement, un espace sud-méditerranéen politiquement intégré sera le plus sûr contrepoids aux appétits de l’Europe.
La gauche à venir ne pourra se contenter d’un internationalisme abstrait. Elle devra se poser comme actrice du dépassement de l’Etat-nation.
On peut lire le texte au complet en allant sur le blogue d’Alain Lipietz.
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