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Un capitalisme sans croissance économique est-il possible ?

L’auteure invitée est Jean-Marie Harribey, ancien Professeur agrégé de sciences économiques et sociales et Maître de conférences d’économie à l’Université Bordeaux IV.

Avec beaucoup de retard, j’ai lu le livre de Tim Jackson, « Prospérité sans croissance », dont la traduction française est parue en 2010. Voici le compte-rendu critique de ce livre également disponible sur mon site « Prospérité sans croissance et croissance sans prospérité », que j’ai rédigé pour l’association des « économistes atterrés ».

Depuis bientôt quatre ans le capitalisme a plongé le monde dans une crise sans précédent par son étendue, sa globalité et sa multi-dimensionnalité : économique, financière, sociale et écologique, chacune de ces dimensions renforçant les autres. Les structures socio-économiques se fissurent parce qu’ont prévalu le renforcement des privilèges d’une classe dominante et le délitement de toutes les protections sociales. Alors, les cadres de pensée à l’intérieur desquels se déployaient les justifications d’un ordre supposé apporter à l’humanité le bien-être, la démocratie et la paix s’épuisent et apparaissent pour ce qu’ils étaient : idéologie et non pas science, intérêt de classe bien compris et non pas intérêt général.

Dans ce contexte, les recherches pour construire un autre cadre théorique et politique donnant à voir un monde plus soutenable se multiplient. Le livre de l’économiste britannique, responsable de la Commission du développement soutenable du Royaume-Uni, Tim Jackson, Prospérité sans croissance constitue une bonne synthèse de la critique de la croissance économique et il tente de définir une conception de la prospérité alternative à celle qui associe le mieux au plus. En particulier, il essaie de jeter les bases d’une macroéconomie écologique.

1. La croissance économique infinie n’est pas possible

L’idée est maintenant connue : la croissance de la production se heurte aux limites écologiques et il n’est pas possible de la perpétuer dans une planète finie. De plus, s’ajoutent toutes les aberrations du système économique mondial actuel : financiarisation, endettement, spéculation, notamment sur les matières premières, réchauffement climatique, etc.

1) Un découplage ?

[…] Progressivement, Jackson esquisse une critique de la théorie économique dominante, critique courante au sein des hétérodoxies, mais rarement évoquée dans les ouvrages bien-pensants : « Certains ont affirmé que le concept sous-jacent de l’utilité comme valeur d’échange était lui-même fondamentalement défectueux. » (p. 54). Jackson pense que l’inadaptation du concept d’utilité tient au fait qu’il existe deux types d’utilité : celle que mesure le PIB et celle que (ou qui ?) mesure la satisfaction : « Quoi que nous puissions dire par ailleurs sur la relation entre le PIB et le niveau de satisfaction dans la vie, il est clair qu’ils ne mesurent pas le même type d’utilité. » (p. 56).

Au-delà de ces prémisses conceptuels, le cœur de la démonstration de Jackson porte sur l’incapacité du découplage entre l’évolution de la production et celle de la consommation de ressources naturelles à résoudre la question écologique (voir graphiques dans la version anglaise, gratuite sur le web). Une unité de produit a beau nécessiter de moins en moins d’énergie et de matière, le découplage n’est que relatif et n’est jamais absolu ; il ne peut l’être tant que la production augmente plus vite que ne baisse l’utilisation des ressources par unité produite. […] Le problème est tellement important que Jackson juge que les coûts à engager pour contenir le réchauffement climatique qu’avait estimés Nicholas Stern sont trop optimistes (p. 93).

À titre d’exemple, « l’intensité des émissions mondiales de carbone a baissé de près d’un quart, passant d’un petit peu plus d’un kilogramme de dioxyde de carbone par dollar américain en 1980 à 770 grammes par dollar américain en 2006 » (p. 80). Mais « en dépit de la baisse des intensités énergétiques et en carbone, les émissions de dioxyde de carbone provenant des combustibles fossiles ont augmenté de 80 pour cent depuis 1970. Les émissions, aujourd’hui, sont quasiment 40 pour cent plus élevées qu’en 1990 – année de référence de Kyoto. Depuis l’an 2000, elles ont augmenté à un rythme annuel supérieur à 3 pour cent. » (p. 81). Entre 1990 et 2007, elles ont cru de près de 2 % par an (p. 88), alors qu’« il est indispensable d’obtenir une réduction absolue des émissions de carbone de 50 à 85 pour cent d’ici 2050 pour respecter l’objectif du GIEC portant sur une stabilisation à 450 ppm » (p. 78).

Aussi, le keynésianisme et le « New Deal vert » sont-ils jugés par Jackson « intéressants » (p. 114) par l’ampleur des investissements mobilisés aujourd’hui aux Etats-Unis et en Asie, mais « cet état demeure toujours aussi peu durable » (p. 125).
Il faut donc sortir de « la “cage de fer” du consumérisme » (chapitre 6, p. 95), pas seulement par la dimension matérielle de la course à la consommation mais aussi et surtout par « le langage symbolique » (p. 62) que la consommation véhicule. Il convient alors de définir un « hédonisme alternatif » (p. 151).

2) Capitalisme et croissance

S’agit-il de sortir du capitalisme ? Non, car « il en existe des variétés différentes » (p. 37, 97). Et aussi parce que : « Pour certaines personnes, croissance et capitalisme vont de pair. La croissance est indispensable au capitalisme. Elle est une condition nécessaire de toute économie capitaliste. Aussi, l’idée de se passer de la croissance équivaut-elle à se débarrasser du capitalisme. Nous avons déjà vu que cette présomption est fausse en général. Comme l’ont montré William Baumol et ses collègues, toutes les variétés du capitalisme ne se valent pas en termes de croissance. Certes, celles qui ne croissent pas sont évidemment “mauvaises” aux yeux de Baumol. Mais l’essentiel est qu’il peut exister – et qu’il existe – des économies capitalistes qui ne sont pas en croissance. De la même manière, il existe des économies non capitalistes qui croissent. […]

« La productivité du capital baissera probablement. Bien qu’essentiels pour l’intégrité écologique, certains investissements pourraient ne pas générer de retour en termes monétaires classiques. La rentabilité, dans le sens traditionnel, sera moins élevée. Dans une économie basée sur la croissance, c’est profondément problématique. Pour une économie qui se préoccupe de l’épanouissement, cela ne doit pas avoir la moindre importance. » (p. 193).

Or la théorie néoclassique elle-même a mis en évidence le paradoxe selon lequel l’adoption de normes éthiques par certains ménages entraînait progressivement, par simple intérêt, les entreprises dans un cercle vertueux, ainsi que les autres ménages qui n’accepteront pas longtemps de payer plus cher des produits fabriqués dans des conditions non éthiques ou non écologiques, tandis que si l’adoption des normes éthiques est d’abord le fait d’entreprises, celles-ci vont être laminées inexorablement par la logique du marché qui va faire abandonner toute considération éthique. Comment dans ces conditions imaginer un capitalisme sans croissance et sans souci de rentabilité ?

Pourtant, il y a dans le livre de Jackson une intuition que nous croyons juste et qui s’oppose aux théories de la décroissance et qu’argumente aujourd’hui Edgar Morin : l’alternative croissance/décroissance est fausse car certaines activités doivent croître et d’autres décroître, et bien sûr avec des degrés différents selon le niveau de développement atteint par les différents pays du monde. Jackson l’exprime ainsi : « Il n’y a pas de raisons d’abandonner universellement la croissance. » (p. 54). De même, il défend l’idée que la transformation de l’économie nécessite des transitions : « Cela pourra prendre des décennies pour transformer nos systèmes énergétiques. » (p. 30) et « Nous avons aussi besoin d’étapes concrètes à travers lesquelles construire le changement. » (p. 172).

Aussi le livre de Jackson est-il pour son auteur un « appel lancé en faveur d’une théorie macroéconomique robuste et instruite sur le plan écologique [qui] constitue probablement la recommandation la plus importante de ce livre » (p. 129).

Une macroéconomie écologique

[…] « Si la croissance ne se poursuit pas, la réduction du temps de travail peut en effet aider à retrouver le plein emploi. Mais il existe une seconde tactique. Celle-ci consiste à remettre en cause la croissance de la productivité. Ainsi, l’économie n’aurait plus besoin de croître. Et le temps de travail n’aurait pas à être réduit… C’est d’autant plus vrai si on imagine une transition vers une économie dans laquelle s’échangent essentiellement des services à la personne. Chercher à améliorer la productivité de ces activités n’a pas vraiment de sens. Dans ces secteurs-ci, il s’agit plutôt de maintenir la valeur essentielle du temps humain. […] En France, je crois que la volonté politique a été ébranlée assez vite. Simplement parce que la perte du temps de travail des salariés n’a pas été contrebalancée par une hausse de la productivité, et donc de la production. »

Finalement l’alternative définie par Jackson est : croissance de la production et de la productivité avec obligation de réduire le temps de travail individuel pour éviter le chômage ou bien diminuer la productivité et développer les activités de services. « Ces activités sont naturellement intensives en travail : leur qualité ne s’améliore pas par une augmentation de la productivité, au contraire. » […]

Comptabilité de la richesse

Le livre de Jackson s’inscrit dans la lignée des travaux autour de la redéfinition des indicateurs de richesse dont la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi a donné une synthèse en 2009. Comme cette dernière, Jackson propose d’introduire dans le PIB la « valeur » du travail domestique et du bénévolat (p. 131 et 178) pour surmonter certaines limites de cet indicateur. Les limites du PIB sont aujourd’hui bien connues, mais beaucoup de critiques font trop vite l’impasse sur le fait que, dans le PIB, sont comptées toutes les productions non marchandes. Ce silence, sinon cette omission, renvoie à la croyance solidement enracinée selon laquelle les activités non marchandes ne seraient pas productives de richesse et que les revenus qui y sont distribués proviendraient d’un prélèvement sur le fruit de l’activité marchande. Cette assertion peut être contestée et l’enjeu politique de sa réfutation théorique est double : au regard de la préservation d’un espace non marchand susceptible de favoriser l’éducation et la santé publiques, la culture, etc., et au regard de l’écologie puisque ces activités ont généralement une empreinte écologique moindre que les activités industrielles et agricoles. […]

L’intérêt de ce livre est aussi, malgré beaucoup d’ambiguïtés, de réhabiliter le partage du travail alors que les tenants des pouvoirs économique et politique ne jurent que par le « travailler plus ».

Cependant, ce livre reste encore prisonnier de certains dogmes hérités du paradigme dominant. Le plus important concerne la transformation du modèle de développement susceptible de faciliter l’épanouissement humain à l’intérieur d’une logique dominée par le capitalisme. Il est d’ailleurs remarquable que les rapports sociaux soient totalement absents du livre, c’est-à-dire qu’il ne soit jamais question de domination d’une classe imposant son intérêt, ses choix et sa vision du monde, dont on se demande ce qu’ils deviendraient si une transformation de l’économie aussi profonde que celle préconisée par Tim Jackson était véritablement mise en œuvre.

Nous ne critiquons pas ici l’option de l’auteur d’écarter la révolution (p. 172). Une réponse gradualiste pour modifier sur le long terme les orientations fondamentales pourrait être concevable au vu de l’ampleur de l’effort à accomplir. Ce qui est contestable, c’est l’illusion que le capitalisme est intrinsèquement capable de se satisfaire d’une rentabilité en chute libre, d’un accaparement de la productivité humaine en voie de disparition et donc d’une accumulation tendant vers zéro. En somme un capitalisme qui ne serait plus capitaliste.

Tim Jackson veut une prospérité sans croissance, mais on peut se demander si cette vision ne dissimule pas le risque d’une croissance des tensions sociales à travers le monde sans prospérité partagée.

Ce texte est tiré du blogue de l’auteur sur le site d’Alternatives Economiques

Discussion

Commentaire pour “Un capitalisme sans croissance économique est-il possible ?”

  1. J’avais moi aussi remarqué la faiblesse de l’ouvrage en ce qui concerne le volet social, mais comme vous le faites remarquer, Tim Jackson élude habilement la question (un capitalisme sans croissance et équitable est-il possible, non à mon avis) en portant tout son effort sur l’aspect économique. Grosse, très grosse faiblesse d’un livre pourtant cohérent…

    Écrit par José | juin 27, 2011, 12 h 22 min

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