L’auteur invité est Dani Rodrik, professeur d’économie politique à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard.
Imaginons que les principaux dirigeants de la planète se réunissent à nouveau à Bretton Woods (New Hampshire) pour construire un nouvel ordre économique mondial. Ils se préoccuperaient tout naturellement des problèmes d’actualité : la crise de la zone euro, la réglementation financière, les déséquilibres macroéconomiques internationaux, etc. Répondre à ces défis suppose qu’ils prennent en considération la gouvernance de l’ordre économique mondial.
Voici à ce sujet quelques principes de bon sens sur lesquels ils pourraient s’accorder (je les présente plus en détail dans mon nouveau livre, The Globalization Paradox [Le paradoxe de la mondialisation]).
1. Les systèmes de gouvernance doivent pleinement prendre en compte les marchés.
L’idée que les marchés s’autorégulent a pris définitivement du plomb dans l’aile depuis la récente crise financière, elle doit être abandonnée une fois pour toute. Les marchés ont besoin d’autres institutions pour fonctionner. Il leur faut une structure juridique, des tribunaux et des régulateurs pour décider d’une réglementation et l’appliquer. Ils dépendent également du rôle stabilisateur joué par les banques centrales et les États quand ils adoptent des mesures budgétaires contre-cycliques. L’implication des institutions politiques en faveur des marchés est également nécessaire, elle est favorisée par une fiscalité redistributive et un système de sécurité sociale.
2. Dans le futur prévisible, la gouvernance démocratique restera limitée à l’intérieur des frontières des États-nations.
Même s’ils ne constituent pas un idéal, les États-nations ne sont pas sur le point de disparaître. La recherche d’une gouvernance mondiale est sans issue. Il est improbable que les États abandonnent une partie notable de leur pouvoir à des institutions supranationales, quant à l’harmonisation de la réglementation, elle ne peut bénéficier à des pays qui se différentient par leurs besoins et leurs préférences de société. L’UE est peut-être l’unique exception, même si la crise qu’elle traverse tend à confirmer la prépondérance des États-nations.
Souvent la coopération internationale se fixe des objectifs trop ambitieux, ce qui se traduit par des gaspillages et des résultats médiocres, un nivellement par la bas sur lequel s’accordent les pays les plus importants. Quand elle « réussit », la coopération internationale fixe des règles inefficaces ou qui traduisent exclusivement les choix des pays les plus puissants. Les accords de Bâle sur les exigences en matière de capital et la réglementation de l’Organisation mondiale du commerce sur les subventions, la propriété intellectuelle et l’investissement en sont des exemples. Nous devrions plutôt chercher à améliorer l’efficacité de la mondialisation et à accroître sa légitimité en soutenant chez nous les procédures démocratiques, plutôt que de leur porter atteinte.
3. La prospérité est basée sur la diversité.
Le cour de l’infrastructure institutionnelle de l’économie mondiale doit se bâtir au niveau national, de manière à ce que chaque pays soit libre de développer les institutions qui lui conviennent le mieux. Les USA, l’Europe et le Japon ont atteint dans la durée des niveaux de richesse comparables. Pourtant leurs marchés du travail, leurs gouvernances d’entreprise, leurs lois antitrusts, leurs systèmes de protection sociale et leurs systèmes financiers différent considérablement. Néanmoins l’un après l’autre, par période de dix ans, ils ont été pris en modèle supposé incarner la réussite économique.
Dans l’avenir seront gagnantes, les sociétés qui laisseront libre cours à l’expérimentation et permettront aux institutions d’évoluer. Une économie mondiale qui reconnaît le besoin et la valeur de la diversité des institutions favoriserait l’expérimentation et l’évolution, plutôt que de les étouffer.
4. Chaque pays doit avoir le droit de protéger sa réglementation et ses institutions
Les trois précédents principes peuvent sembler anodins, pourtant ils sont lourds de conséquences qui vont à l’encontre des idées reçues des partisans de la mondialisation – par exemple le droit d’un pays de conserver les institutions qu’il s’est librement choisi. La reconnaissance de la diversité institutionnelle serait une coquille vide si chaque pays ne disposait pas des instruments voulus pour façonner et faire vivre comme il l’entend, en un mot « protéger », ses propres institutions.
Nous devrions donc accepter que chaque pays maintienne sa propre réglementation (en termes de fiscalité, de finance, de code du travail, de santé des consommateurs ou de sécurité) et qu’il puisse le faire s’il le faut en dressant des barrières douanières, s’il apparaît de toute évidence que le commerce international menace des pratiques culturelles très populaires. Si les partisans à tout crin de la mondialisation ont raison, l’exigence d’une protection aux frontières ne sera pas suivie d’effet, car elle n’aura aucun écho ou n’aura pas d’argument à faire valoir. S’ils ont tort, il y aura une soupape de sécurité : les valeurs en concurrence (les bénéfices d’une économie ouverte d’un coté et l’intérêt de conserver une réglementation nationale de l’autre) devront avoir chacune toute leur place dans les débats publics.
5. Aucun pays n’a le droit d’imposer ses institutions à un autre.
Il faut distinguer le fait d’appliquer des restrictions aux échanges commerciaux ou financiers transfrontaliers pour défendre des valeurs ou une réglementation nationale et celui d’imposer sa propre réglementation ou ses propres valeurs à d’autres. La mondialisation ne doit pas contraindre les Américains ou les Européens à consommer des biens produits dans des conditions inacceptables à leurs yeux. Inversement, elle ne doit pas permettre aux USA ou à l’UE de recourir à des sanctions commerciales ou de faire pression sur un autre pays pour qu’il modifie son code du travail, sa réglementation financière ou sa politique environnementale. Chaque pays a droit à la différence et à ne pas se voir imposer une convergence.
6. Le système économique mondial doit établir des règles relatives aux interactions entre les institutions nationales.
Compter sur les États-nations pour établir les principales fonctions de la gouvernance de l’économie mondiale ne signifie l’abandon de toute réglementation internationale. Le régime de Bretton Woods avait des règles claires, même si elles étaient limitées dans leur étendue et leur profondeur. Un monde entièrement décentralisé dans lequel chacun ferait ce qu’il voudrait serait au détriment de tous.
Nous avons besoin de l’équivalent d’un code de la route pour l’économie mondiale qui permette la coexistence de véhicules de taille, de forme et de vitesses variées, plutôt que d’imposer une même voiture ou une même vitesse à tous. Nous devons essayer d’aller le plus loin possible dans la mondialisation, sans porter atteinte à la diversité des dispositifs institutionnels des différents pays.
7. Les pays non démocratiques ne peuvent prétendre aux mêmes droits et avantages que les démocraties au sein de l’ordre économique mondial.
Ces principes sont légitimes et répondent aux aspirations des citoyens dans la mesure où ils sont basés sur un véritable débat démocratique. Mais là où il n’y a pas de démocratie, cet échafaudage s’écroule; l’idée que l’organisation des institutions reflète le choix des citoyens ne tient plus. Aussi on ne peut accorder les mêmes droits et avantages aux pays non démocratiques.
Tels sont les principes que les architectes du prochain ordre économique mondial doivent d’accepter. Mais ils doivent surtout comprendre le paradoxe ultime que chacun de ces principes met en évidence : la mondialisation sera d’autant plus efficace qu’on ne la poussera pas trop loin.
On peut lire le texte au complet en allant sur le site web Project Syndicate.
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