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Le samedi 23 avril 2022

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Sortir du pétrole : un défi énorme et plein d’embûches

L’auteur invité est Harvey Mead, ancien commissaire au développement durable du Québec

Le choc pétrolier et les changements climatiques figurent parmi les plus importants défis de notre époque, et une transition vers une société beaucoup moins dépendante du « carbone » s’impose.

Le colloque organisé par l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) en janvier dernier sur l’électrification des transports collectifs a mis la table pour une importante réflexion sur ces défis, dans le contexte québécois. L’IRÉC – et les participants – voyaient dans le choc pétrolier possible un risque qu’il faut transformer en opportunité. Le réseau hydroélectrique déjà en place (avec d’importantes nouvelles composantes en construction) constituerait les assises pour une « corvée transport » qui pourrait y répondre, alors que les coûts importants et croissants associés à l’importation de 100 % de notre pétrole (et gaz) incitent à une intervention.

Plusieurs documents du colloque fournissent des éléments importants pour la réflexion; Robert Laplante de l’IRÉC et Gilles Bourque des Éditions Vie Économique (EVE) font la présentation générale du contexte pour les enjeux associés à la corvée proposée. Elle constitue la première section du rapport de recherche de l’IRÉC et en fournit les assises. Des chapitres suivent sur le rôle économique de l’automobile et du pétrole importé à 100 % dans l’économie du Québec, sur les avantages d’un monorail plutôt qu’un TGV pour relier Montréal et Québec et sur les retombées économiques possibles d’un ensemble d’interventions visant des infrastructures de transports collectifs.

L’héritage du mal développement

Les organisateurs du colloque ne prétendaient pas couvrir tout ce qui est en cause, et rien dans la documentation actuelle ne semble porter sur plusieurs enjeux cruciaux pour une analyse adéquate de l’intérêt et du potentiel d’une transition vers une société moins dépendante du carbone et de la corvée proposée. Il s’agit d’éléments de notre héritage de mal développement qui comportent des coûts, probablement trop importants pour permettre la transition telle que souhaitée.

Le présent article vise à mettre en relief ces enjeux et leur importance comme préalables à des initiatives qui cherchent à présenter des éléments d’un nouveau paradigme économique pour le Québec :
(i) l’existence d’une importante infrastructure routière dédiée au transport personnel et commercial et dont une flotte renouvelée de véhicules hybrides pourraient profiter tout en répondant aux objectifs touchant les GES et le sevrage par rapport au pétrole;
(ii)des travaux en cours et prévus pour la prochaine décennie pour combler le « déficit d’entretien » associé à une négligence à l’égard de cette infrastructure depuis de nombreuses années et qui comporteront un coût qui frôlera probablement les 30 G$;
(iii) la présence d’une dette gouvernementale importante qui génère des coûts d’intérêt représentant la troisième enveloppe en importance du budget provincial, dette qui sera augmentée par les coûts encourus par les travaux pour éliminer le déficit d’entretien;
(iv) le contexte international de la globalisation dans lequel toute intervention économique du Québec s’insère actuellement, mais où des inégalités énormes dans la distribution des bénéfices du développement des dernières décennies se manifestent avec de plus en plus d’insistance;
(v) l’état de la planète en termes d’empreinte écologique, et qui dépasse largement le seul choc pétrolier et les changements climatiques, et constituant un autre contexte pour toute intervention visant à instaurer une restructuration de l’économie.

Des enjeux à prendre en compte

Notre développement depuis la Révolution tranquille nous fournit de nombreux bénéfices comme société. En même temps, il comporte ces importants héritages d’un mal développement en ayant laissé de coté une vision du long terme. Ces héritages ne s’éliminent pas d’emblée : il faut les regarder de près pour voir leurs effets pervers et les obstacles qu’ils représentent.

(i) Différentes interventions au colloque de l’IRÉC ont décrit un processus de transfert modal qui verrait un bon pourcentage des usagers des transports personnels utiliser de façon régulière les transports en commun, clé pour la corvée transport proposée. En contrepartie, le Réseau des ingénieurs du Québec a souligné jusqu’à quel point les voitures hybrides branchables présentent des caractéristiques intéressantes pour les conditions québécoises. Devant une culture dominée par l’auto personnelle – peut-on penser inverser les tendances ? -, cette option semble représenter un risque important pour la transition souhaitée vers les transports en commun; elle semble répondre en bonne partie à l’objectif des responsables du colloque, soit la prise en compte du choc pétrolier et une réduction majeure des émissions de gaz à effet de serre (GES) pour tenir compte du défi des changements climatiques.

Sur le plan économique, le transfert modal proposé ne comporte pour le moment aucune analyse des coûts qu’il faut associer à l’abandon plus ou moins important des infrastructures actuelles, une partie assez importante de « l’actif » du gouvernement et de la société. Réduire les débits pour lesquels elles ont été conçues équivaut à convertir des investissements en coûts et en dette. Ces infrastructures représentent l’héritage de cinquante ans de mal développement en ce qui a trait aux transports, et il faudra reconnaître soit le coût de leur abandon soit le coût de leur maintien en bon état. Toute intervention en vue d’un transfert modal vers les transports en commun représente un coût additionnel, et non seulement une diminution du coût associé aux importations du pétrole. Il n’est pas évident que ces coûts additionnels (dans les milliards, selon les promoteurs) pourront être gérés par l’État sans tout simplement augmenter sa dette, que ceux-ci soient considérés ou non comme un investissement. Il faudrait voir jusqu’à quel point le Québec pourra se permettre un tel endettement additionnel.

(ii) Il paraît plutôt curieux de voir l’IRÉC proposer d’entreprendre un virage fondamental et un délaissement du transport personnel comme approche de base à la mobilité en même temps que le gouvernement est en train de dépenser des dizaines de milliards de dollars pour remettre en état les infrastructures pour ce même transport personnel (et commercial).
• poursuivre la rénovation de l’échangeur Turcot et reconstruire le pont Champlain – avec des dépenses dépassant les 10 milliards de dollars – en même temps que nous entreprenons un tel virage est difficile à concevoir et à concilier avec les moyens dont dispose la société – à moins de réviser l’ensemble des projets de réfection et de construction prévus;
• le projet de monorail entre Montréal et Québec, très intéressant par rapport au projet probablement illusoire d’un TGV, s’insère néanmoins dans un contexte où l’autoroute 20, construite à la fin des années 1960, est en train d’être remise en état avec des dépenses qui seront amorties sur probablement trente ans;
• le même problème se présente pour le raccordement du monorail vers le Saguenay, alors que la route 175 à quatre voies séparées est en plein chantier, à un coût direct d’un milliard et des coûts pour la période d’amortissement allant jusqu’à trois milliards;
• le même problème se présente aussi pour le raccordement vers Sherbrooke, alors que la route 55 n’est terminée que depuis quelques années, pour celui vers St-George, voire vers Gatineau : les décisions prises assez récemment, après des décennies de mise en place d’infrastructures de base, nous forcent à calculer avec soin nos options, alors qu’il y a des investissements dans les milliards dans ces infrastructures qui seront amortis pour une période allant jusque dans les années 2030.

Le Vérificateur général est intervenu en 2009 avec un rapport sur la capacité du ministère des Transports et du ministère des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du Territoire de gérer les défis qui se présentent, seulement en ce qui a trait au réseau d’infrastructures routières. Le rapport conclut que ces instances gouvernementales, clé dans tout le processus proposé par l’IRÉC, n’ont pas – n’ont plus – la compétence pour planifier adéquatement le travail nécessaire. Les intervenants au colloque ont bien signalé qu’une analyse de cette situation et des propositions pour y remédier ne faisaient pas partie de leurs priorités à cette étape de leur travail. Il reste que cette situation découle en partie de décisions gouvernementales d’assez longue date visant à réduire la taille de l’appareil gouvernemental et, par le fait même, les compétences de cet appareil. Une analyse de la situation est un préalable à tout effort d’aller de l’avant avec la corvée transport, puisque la proposition cible une volonté du gouvernement comme essentielle pour cela.

(iii) Ces décisions faisaient partie d’un ensemble d’initiatives où nous voyons le gouvernement chercher à réduire ses déficits et, ultimement, son endettement, cela même sans tenir compte d’idéologies voulant que le gouvernement soit plus petit et joue un rôle moins important dans les décisions sociétales. L’évaluation de l’importance de la dette et des conditions de financement doit fournir le contexte global incontournable pour toute intervention majeure en matière de travaux publics comme celle représentée par la corvée proposée.

La présentation du contexte général dans le rapport de recherche de l’IRÉC situe la proposition de la corvée dans le contexte on ne peut plus traditionnel d’une croissance économique qui doit (ou qui va) se poursuivre, avec une reprise qui va s’accélérer. L’IRÉC était solidaire l’été dernier avec une proposition sur la façon de gérer, voire de concevoir, la dette gouvernementale. Il s’agit de la thèse de Louis Gill, professeur émérite d’économie de l’UQAM, selon qui le postulat de base pour une gestion adéquate du phénomène est de s’assurer que la dette gouvernementale croît moins rapidement que l’économie : la croissance économique continue réduirait l’importance de la dette au fur et à mesure que le temps passe.

Vers une croissance économique, vraiment ?

(iv) Le principal objectif de l’IRÉC dans le dossier de la corvée transports semble clairement être une transition vers une nouvelle structure économique et une nouvelle économie « verte » qui seraient libérées de la dépendance du pétrole et de la responsabilité pour les émissions de GES. Par contre, cette structure retient la faiblesse de base du paradigme actuel, cet accent sur la croissance. Bien qu’une telle orientation soit presque universelle chez les économistes, il semble une évidence pour les non économistes qu’il y a d’énormes problèmes avec la croissance, avec sa compréhension, avec l’absence de toute prise en compte d’externalités dans son calcul, etc. Le « développement économique » des pays riches depuis soixante ans, fondé sur cette croissance, nous lègue manifestement un ensemble de crises que les économistes semblent presque incapables d’intégrer dans leurs analyses et dans leurs raisonnements.

Finalement, et dans ses fondements, la belle initiative de l’IRÉC, dans sa première mouture, paraît poursuivre dans une direction intenable. L’accent presque exclusif sur le choc pétrolier et sur la réduction des émissions de GES comme motivation pour l’initiative est trop réducteur par rapport aux défis environnementaux et sociaux de la planète qui fournissent le contexte global. Même pour la question des changements climatiques, probablement la crise environnementale la plus importante de notre époque, l’argumentaire ne porte que sur le Québec, alors que tout laisse croire que – peu importe ce que le Québec fera, et pour le moment il ne respecte même pas Kyoto – l’effort de contrôler la situation a échoué. Une « transition » vers un nouveau paradigme à l’échelle locale devrait tenir compte de la situation mondiale, où les changements climatiques semblent voués à un emballement face au refus des nations d’en contrôler leurs causes. Ceci est d’autant plus pertinent que le nouveau paradigme esquissé par l’IRÉC prend pour acquis le maintien de la globalisation et des échanges internationaux sans aucune mise en question de ces éléments du paradigme actuel.

Pour une vision globale et internationale

Chercher à planifier pour les prochaines décennies en fonction de l’expérience économique du passé risque fort de nous mettre dans une situation analogue à celle que les auteurs cherchent à éviter, une structure mal orientée. Il manque dans le travail de l’IRÉC dans ce dossier une prise en compte de ce contexte international et l’identification des clients pour les exportations d’équipements de transports publics essentielles pour le succès de la corvée et de la transition.
• La seule option pour les pays riches qui leur permettra de poursuivre comme avant semble être l’établissement de sociétés en « bunker » avec les pays pauvres exclus des bénéfices mais continuant à fournir les matières premières.
• Si les clients sont les pays pauvres, il faudrait avoir une bonne idée de leurs véritables besoins et de leurs véritables possibilités, en présumant que les pays riches auront lâché du lest par rapport à leur comportement des dernières décennies.
• Quant à la possibilité que ce soit la Chine (et d’autres pays émergents avec des populations énormes, et plutôt pauvres), il faudrait avoir une idée de ce qui se trame pour l’ensemble des pays du globe dans les orientations de ces pays « émergents » et se poser des questions quant à l’idée que nos productions soient « compétitives » face aux leurs dans les secteurs en cause.

La présentation de l’IRÉC souligne une volonté de voir un nouveau paradigme vert qui réduirait l’empreinte écologique de la province, qui actuellement exigerait trois planètes pour répondre à une demande équivalente de l’ensemble de la population humaine. Il faudrait évaluer avec rigueur la véritable empreinte écologique de ces « énergies renouvelables ou nouvelles » faisant partie de la transition. La reconnaissance du potentiel de celles-ci doit être accompagnée d’une réduction majeure quant à notre besoin d’elles; un modèle visant la production de quantités astronomiques (presque – du moins, pour une autre planète) de ces nouvelles énergies et l’introduction de nouvelles technologies comme celle du monorail reste dans le paradigme actuel, ira sûrement de paire avec une empreinte importante et se butera à des problèmes de ressources tout aussi importants que celui décrit pour le pétrole. Ceci est implicite dans le fait que l’empreinte planétaire est déjà en dépassement, et se comprend sur le terrain par la hausse de la demande (et des prix) pour une multitude de matières premières dont il faudra voir une meilleure allocation dans les décennies qui viennent par rapport à celle connue dans les décennies passées.

L’intérêt du monorail semble surtout, sinon exclusivement, la réduction du temps de passage entre les différentes villes prévues pour le réseau. Un tel objectif se trouve probablement assez loin dans la liste de priorités pour la gestion des énormes défis de développement auxquels nous serons confrontés dans les prochaines années. Encore une fois, l’intérêt derrière le tout est surtout la proposition d’une nouvelle structure industrielle pour le Québec, dans un monde où l’urbanisation ira galopante mais où les ressources pour les « luxes du rêve américain » semblent loin d’être disponibles.

Quand l’économie dépasse l’écologie

Il y a beaucoup de raisons de craindre que nous soyons déjà rendus trop loin dans le mal développement et que nos options soient beaucoup plus limitées que nous ne voudrions admettre. Nous ne pouvons compter sur un développement de nouvelles énergies sans contraintes de ressources dans leur production; nous ne pouvons compter sur un marché international qui continuera à laisser en marge des décisions les énormes inégalités entre les pays riches et les pays pauvres; nous ne pouvons compter sur un endettement toujours croissant permettant de mettre en œuvre nos projets; nous ne pouvons compter sur une « croissance économique » continue alors que cette croissance est manifestement à l’origine d’une multitude de crises qui sévissent, crises qui vont définir les enjeux et les actions des prochaines décennies.

À cet égard, il faut souligner les lacunes dans les analyses économiques fournies par le rapport de recherche de l’IRÉC. Celles-ci se font clairement dans le cadre du paradigme actuel, et ne semblent pas indiquer la moindre reconnaissance des fondements d’un véritable nouveau paradigme où la croissance sera absente. L’automobile et le pétrole ont marqué la civilisation depuis cinquante ou soixante ans, et le rapport de recherche en souligne de nombreux « effets pervers », mais la transition qui en réduira dramatiquement leur rôle à l’avenir se fera dans un contexte global qui doit aujourd’hui tenir compte de tout l’héritage de ce paradigme.

Il faut féliciter l’IRÉC de son initiative dans la promotion d’une transition vers une société moins dépendante du carbone. Pour que cette transition, ce virage, puisse être envisagé, il nous faudra une prise en compte, explicite, chiffrée et plutôt complète, de l’ensemble des interventions du gouvernement en matière de transports. Il faudra également une prise en compte de son endettement, celui de la société, et des façons possibles d’en sortir. Ce ne sera pas par la poursuite de la croissance, qui a déjà démontré qu’elle dépasse la capacité de la planète à la soutenir.

On peut lire le texte au complet, avec les nombreuses notes, en allant sur le site GaïaPresse.

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