L’auteur invité est Arnaud Lechevalier, maître de conférences à l’Université de Paris 1 et chercheur au Centre Marc Bloch (Centre franco-allemand de recherche en sciences sociales à Berlin).
Les résultats des scrutins électoraux de dimanche dernier en Allemagne sont présentés par les – divers – perdants comme étant de nature essentiellement conjoncturelle : la victoire du parti « les Verts » serait un sous-produit, bien inintentionnel, du drame écologique japonais. Pourtant, ce scrutin confirme plusieurs évolutions de fond de la société et du paysage politique allemands.
Un nouvel affaiblissement des Volksparteien
La défaite de la droite allemande dans son bastion du Baden-Württemberg, qui vient après celle en Rhénanie du nord l’an passé, et celle plus récente à Hambourg, était encore inimaginable il y a quelques mois. Sans être écrasante – la singularité du mode de scrutin, qui avantage la CDU, a même fait un temps planer le doute au cours de la soirée électorale – elle est assurément très lourde politiquement dans un Land gouverné depuis 57 ans par les conservateurs, seuls ou le plus souvent alliés avec les libéraux (FDP).La Chancelière a parlé d’un résultat « douloureux » (la CDU locale a été plus explicite : « une claque dans le visage », la « fin d’un monde »), sans y voir pour autant un vote de défiance à l’égard de la coalition gouvernementale et encore moins de sa propre personne. Elle a au contraire mis en avant un résultat « respectable » de la droite allemande – ce qui n’est qu’à moitié faux –– compte tenu des « évènements » entourant le scrutin. « Il s’est agi très clairement d’un vote sur le nucléaire » a-t-elle ajouté, avant d’écarter tout remaniement gouvernemental et d’affirmer que, « naturellement», l’actuelle coalition gouvernementale irait au terme de son mandat, en 2013. Le refrain est repris en cœur aussi bien par les dirigeants chrétiens-démocrates (CDU) que par ceux du parti social-démocrate (SPD) : le net succès du parti écologiste allemand aux élections régionales en Bad-Württemberg et sa poussée en Rheinland-Pfalz (15% contre environ 5% en 2006 et 2001), s’expliquerait par l’effet « Fukushima », dont attesterait le regain de la participation électorale au profit des Verts. C’est exact au sens où les sondages « sortie des urnes » confirment que les questions environnementales et énergétiques ont figuré au premier rang des motivations des électeurs (45%), devant la politique économique (34%), la justice sociale (23%), et la politique d’éducation (22%).
Pour autant, le phénomène est-il aussi conjoncturel que le pensent ou feignent de le penser les dirigeants des partis politiques victimes de la « vague verte » ou n’est-il pas plutôt la confirmation d’un certains nombre de changements politiques plus profonds conformes au Zeitgeist et plus encore aux mutations de la société allemande ?
Le premier d’entre eux est la confirmation de la perte d’influence des deux « Volksparteien », ces grands partis de la République Fédérale d’après-guerre, capables pendant longtemps de fédérer une très large majorité de l’électorat, dans le cadre d’un face à face plus ou moins (grandes coalitions) conflictuel. Même dans les terres électorales qui leur sont traditionnellement les plus favorables, leur déclin se confirme : certes dans le Rheinland-Pfalz (3 millions d’électeurs inscrits), gouverné depuis 2006 par le seul SPD, les scores cumulés de la CDU (plus 3 points) et du SPD du sortant Kurt Beck (moins 10 points) feraient rougir de plaisir les « partis de gouvernement » en France : 71%, à parts à peu près égales. Mais ce serait oublier, que ces mêmes partis ont toujours bénéficié d’au moins 80% des voix dans ce Land jusque-là. Dans le Baden-Württenberg, un Land du sud, qui aime à se présenter comme le pays des Lederhosen (les pantalons en peau de cuir, signe de tradition) et de la hightech (Mercedes, Porsche, Bosch, SAP, IBM-Deutschland), les deux « grands partis » ne rassemblent plus que 62% des voix. Par rapport au dernier scrutin, la CDU a perdu 5 points (soit autant que ses alliés du FDP), le SPD 3 points, alors que les Grünen avec 24% des voix ont multiplié par plus de deux leur électorat. En pourcentage des inscrits, les deux grands partis ne recueillent plus qu’environ 40% des voix.
Comme l’explique Franz Walter, cette perte de pouvoir des grands partis s’inscrit dans le mouvement de déconfessionnalisation prononcée de l’Allemagne. Il faut y ajouter le refus croissant d’une forme ou d’une autre de « paternalisme » politique. Les deux grands partis ont en outre un électorat – de plus en plus – vieillissant et ils sont dans l’incapacité de séduire les une bonne partie des couches sociales diplômées, parmi les plus mobilisées électoralement.
La débâcle électorale de la droite allemande s’amplifie…
Depuis un an, scrutins après scrutins (Länder les uns après les autres, élections au Parlement Européen), le résultat se confirme et s’amplifie : la droite est devenue nettement minoritaire en Allemagne. Rarement dans la République Fédérale un gouvernement aura bénéficié d’un soutien politique aussi faible : ce ne sont pas encore les profondeurs atteintes par l’UMP en France, mais la base électorale de la droite allemande est désormais réduite à moins du tiers des inscrits. Après les élections de dimanche dernier, le gouvernement de Mme Merkel devra s’y résigner : il aura, pour le reste de sa mandature, définitivement à faire avec une chambre basse (le Bundesrat) ancrée dans l’opposition – ce qui limite substantiellement ses marges d’action dans le cadre de l’Etat fédéral.
Il est vrai que, malgré un contexte conjoncturel favorable sur le plan économique, l’actuelle coalition gouvernementale, subissant les évènements, a pris, sur des questions majeures, le contre-pied de ses positions traditionnelles. On ne reviendra pas ici sur le virage amorcé à la veille des élections sur la question du nucléaire, sauf pour souligner qu’il provoque maintenant une belle pagaille à droite. De même, la gestion hésitante et à reculons de la crise de la zone euro a valu à la Chancelière des critiques de tous côtés, faute d’une ligne politique claire. Une large partie de l’opinion publique aura surtout retenu que, contrairement à ce qu’a toujours affirmé la Chancelière, les contribuables allemands devront rapidement mettre la main à la poche (financement du mécanisme permanent d’aides aux pays endettés de la zone euro).En matière de politique étrangère, le contrat de coalition avait fait de l’Alliance atlantique, « ses valeurs et ses institutions », et de la collaboration entre l’OTAN et l’UE, l’alpha et l’oméga de la politique étrangère du nouveau gouvernement dans le cadre d’une défense des principes « d’un ordre mondial fondé sur la primauté des Nations Unies ». L’abstention au Conseil de sécurité de l’ONU sur la résolution ayant pour objet la mise en œuvre d’une zone d’exclusion aérienne en Libye, qui marque une rupture dans la politique extérieure allemande, n’en est a priori que plus surprenante de la part de l’actuelle coalition gouvernementale. Motivée par la crainte – justifiée au regard des enquêtes d’opinion – d’une hostilité d’une majorité de l’électorat au projet, cette position mal assumée (rappel des bateaux en Méditerranée compensée par la mise à disposition de moyens supplémentaires en Afghanistan…) a fini par provoquer quelques ressacs, à gauche (J. Fischer), mais aussi mezzo voce dans son propre camp ; d’autant qu’il ne manque pas de diplomates (français notamment…) pour dire que l’affaire a réduit à néant l’ambition de l’Allemagne d’obtenir un siège permanent au Conseil de Sécurité.
La politique en matière d’immigration est, elle aussi, facteur de divisions, entre accents populistes de plus en plus marqués (« l’échec de la société multiculturelle », dixit la Chancelière, les projets d’introduction « d’un devoir d’intégration » dans la constitution bavaroise) et, nécessité faisant loi pour le courant du parti proche des intérêts patronaux, souci d’intégration (mise en place « d’une Conférence sur l’Islam » par W. Schaüble en 2006, propos du Président de la République Fédérale à l’occasion du vingtième anniversaire de la réunification sur « l’Islam partie intégrante de l’Allemagne », aides à la scolarisation des enfants immigrés en bas âge).
Une crise identitaire
Longtemps la CDU est parvenue à rassembler en son sein trois types de courants politiques : le « conservatisme enraciné » des valeurs chrétiennes, un courant chrétien-social – incarné par Norbert Blum sous l’aire Kohl– et un courant libéral sur le plan économique. Après un net coup de barre en direction de cette dernière orientation (Congrès de Leipzig en 2003), soldé par un échec électoral relatif (élection de 2005), Angela Merkel est revenue à une position de synthèse dans le cadre de la grande coalition avec le SPD avec des tentatives de modernisation du parti sur certaines questions de société. Depuis que la droite gouvernementale est laissée à elle-même, les lignes de fracture s’accentuent. […]
Les Grünen : l’alternative
Pour autant, la crise du camp conservateur et libéral ne profite ni au parti social-démocrate, qui réalise, dans la continuité des précédents scrutins, ses plus mauvais scores historiques, ni au parti die Linke, plongé dans une crise de leadership et de projet depuis l’éloignement d’Oscar Lafontaine, et qui, pour la première fois depuis son émergence, régresse et ne franchit la barre des 5% dans aucun des deux Länder. Dans la redistribution en cours de l’électorat au regard des clivages traditionnels – dominants/dominés, marché/Etat, tradition/modernité, croyants/laïques – comme des clivages plus récents ou renouvelés – productivisme/impératif écologique, MABO/non MABO, société fermée/société ouverte, Nation/Europe intégrée– les Grünen récoltent les fruits d’une offre politique à même de réaliser une nouvelle synthèse, non sans ambigüités. Leur succès dans les terres conservatrices du Baden-Württemberg est là pour en témoigner : emmené par un leader conservateur fortement enraciné, Winfried Kretschmann – âgé de 62 ans, catholique pratiquant, chasseur et incarnation du courant de la « protection de la nature » –, ils ont pu s’appuyer sur la forte mobilisation « interclassiste » contre le projet de nœud ferroviaire Stuttgart 21. L’une des figures de proue du mouvement, Muhterem Aras, d’origine turque, a été d’ailleurs, à Stuttgart, la mieux élue des neufs candidats des Grünen ayant réussi à conquérir un mandat direct. Les près de 800.000 voix supplémentaires dont ils ont bénéficié par rapport au précédent scrutin proviennent à la fois des abstentionnistes (225.000), des électeurs du SPD (165.000) ou de die Linke (40.000), mais aussi de ceux de la CDU (114.000) et du FDP (70.000).
Si l’ampleur du succès doit ainsi beaucoup à des facteurs régionaux, il n’en reste pas moins que les Verts allemands, devenus « realos », sont non seulement porteurs depuis de longues années de thématiques et de projets en phase avec les impératifs de l’indispensable mutation écologique de nos sociétés, mais ils sont également parvenus à incarner les valeurs du libéralisme politique (protection des libertés individuelles à l’aire du numérique, démocratie participative, égalité entre les genres, droits des minorités, etc.), laissées en déshérence par d’autres, tout en commençant à dessiner les traits d’un « new deal » pour une économie « verte » et sociale (voir ici le programme des Grünen dans le Baden-Württemberg, en allemand) – le volet le moins abouti du projet.
En France, le principal problème politique des mois à venir, à gauche comme à droite, est la possible présence du Front national au deuxième tour des élections présidentielles. En Allemagne, la question en passe d’émerger est de savoir qui des Grünen ou des sociaux-démocrates va être en situation, avec ou sans die Linke, de diriger en 2013 la prochaine coalition gouvernementale.
On peut lire le texte au complet, avec ses références, en allant sur le blogue de l’auteur sur le site d’Alternatives Economiques.
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