(Notes de lecture) Les pluies fréquentes cet été ont eu au moins un avantage: favoriser la lecture. Et comme l’économie alimente les obsessions collectives, le climat était propice pour lire sur le sujet. J’avais déjà lu des articles sur Karl Polanyi mais pas son livre phare : La grande transformation, 1944 (Éditions Gallimard, 1983, pour la traduction française). Je l’avais dans ma bibliothèque depuis un certain temps. Un livre touffu mais passionnant, qui présente une critique radicale des thèses des économistes classiques sur le marché autorégulateur et le laisser faire. Encore d’actualité.
Polanyi s’en prend notamment à David Ricardo, économiste anglais du début du XIXe siècle, un des fondateurs de l’école classique. Il lui reproche de réduire la société à son économie comme si les rapports sociaux ne prenaient leur sens que dans le marché et le commerce. Selon l’école classique, l’homme est naturellement individualiste et égoïste et cherche d’abord la satisfaction de ses besoins personnels dans l’échange de marchandises. D’où la thèse que l’économie de marché est le fondement naturel de la société et qu’elle a la capacité de s’autoréguler en autant que l’État s’abstienne d’intervenir dans son fonctionnement.
Polanyi démontre que cette vision ne correspond ni à l’histoire des sociétés humaines ni à la réalité de la société capitaliste en développement en Angleterre et en Europe continentale au XIXe et début du XXe siècle. Il soutient que le mobile du profit n’est pas « naturel » à l’homme et que, règle générale dans l’histoire des sociétés, la distribution des biens matériels est assurée par des mobiles non économiques. Il soutient aussi que dans le développement du capitalisme, la thèse du marché autorégulateur ne s’est pas vérifiée. Elle trouve sa contrepartie dans un mouvement qui force l’État à intervenir afin de contrer la dissolution de la société. En particulier, selon lui, le travail ne peut être considéré comme une simple marchandise; il est plutôt une marchandise « fictive » à cause du facteur humain (lequel conduit à l’organisation des travailleurs) et parce que la dégradation généralisée des conditions de travail représente une menace réelle pour la société, d’où la nécessité de protections sociales.
Bref, Polanyi dénonce les thèses de l’école classique qui cherche à encastrer la société dans l’économie (critique qu’il adresse aussi à Karl Marx) alors que c’est plutôt l’économie qui doit être encastrée dans la société. Selon lui, l’utopie d’une société fondée sur le marché autorégulateur éclata définitivement avec la « Grande dépression » des années trente et la fin du système monétaire international basé sur l’étalon-or. Cette crise a été marquée à la fois par l’organisation des partis socialistes et communistes et par la montée du fascisme et du nazisme en Europe. Aux États-Unis, elle conduisit au « New-Deal » du président Roosevelt.
Karl Polanyi publie son livre en 1944. Est-ce que la « Grande dépression » suivie de la deuxième guerre mondiale marque la fin de l’école classique et de l’utopie du marché autorégulateur? Évidemment, la réponse est négative. Aujourd’hui encore, soixante-cinq ans plus tard, cette utopie demeure bien vivante. Il est vrai qu’à l’époque, les évènements évoqués par Polanyi ont profondément transformé le visage de l’économie mondiale. Au sortir de la deuxième guerre, le monde se retrouva pour l’essentiel divisé en deux grands blocs : à l’Ouest, l’économie capitaliste, à l’Est, le communisme. Mais même au sein du monde capitaliste, les États ont été appelés à jouer un rôle actif sur le plan économique comme sur le plan social à cause des impératifs de la reconstruction et de la pression du mouvement ouvrier organisé. Ce fut la période des politiques keynésiennes et de l’État-providence, laquelle prit ses distances avec l’utopie du marché autorégulateur.
Cette période dura trente ans (les « trente glorieuses »). Mais à la fin des années 1970, les économies capitalistes se retrouvèrent de nouveau en crise. Cette crise fut marquée par un mouvement de restructuration de l’économie à l’échelle mondiale : réorganisation et délocalisation des entreprises, financiarisation de l’économie, élargissement des zones de libre-échange, globalisation des marchés, etc. Ce mouvement de restructuration donna lieu à un retour en force de l’utopie du marché autorégulateur. Ce retour fut soutenu politiquement par l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en Angleterre et de Ronald Reagan aux États-Unis. Ces leaders du « monde libre » préconisèrent une politique non interventionniste et une réduction drastique du rôle de l’État. La chute du mur de Berlin et la dissolution du bloc soviétique à la fin des années 1980 furent aussi interprétées comme la consécration des vertus du laisser faire et l’échec du dirigisme d’État.
Aujourd’hui, le monde est frappé par une crise, dit-on, aussi grave que la « Grande dépression ». Les États interviennent massivement dans l’économie afin de sauver les banques et les grandes entreprises de la banqueroute. S’il était vivant, Polanyi constaterait que leurs interventions récusent une nouvelle fois et de manière magistrale la théorie du marché autorégulateur.
Les mouvements altermondialistes et écologiques se mobilisent à travers le monde et revendiquent un nouveau modèle de développement soumis à des impératifs sociaux et environnementaux plutôt qu’aux seules règles du libre marché. Même des dirigeants de pays développés appellent à une réforme du capitalisme. D’une autre côté, des mouvements nationalistes et religieux dénoncent l’occident et le marché mondialisé à cause des menaces que celui-ci fait peser sur leurs coutumes et leur culture identitaire. Après la lecture de Polanyi, la question se pose : est-ce qu’une « grande transformation » est à nouveau en marche ? À suivre.
Pour plus d’information sur Karl Polanyi, voir notamment les sites de l’Institut Karl Polanyi (Paris) ou du Karl Polanyi Institute of Political Economy (Université Concordia).
En fait, l’autorégulation des marchés fonctionne……….. jusqu’au temps où ça ne fonctionne plus. Un cycle de 30 ans et tout arrête. Il me semble que c’est un signe à ne pas négliger, non!
Merci pour la découverte de ce personnage. N’étant pas très ferré en matière économique, je n’étais attiré que par les Marx, Keynes, Smith, Locke, Sturat Mill, etc.
Encore un ajout à ma lecture estivale automnale……