CESD-Oikos-989x90

Le samedi 23 avril 2022

Recherche:

Ce qui a changé le monde dans les trois dernières décennies (1980-2010) : une lecture internationale

L’auteur invité est Louis Favreau, titulaire de la Chaire de recherche en développement des collectivités (CRDC).

J’étais au Sénégal en février dernier. En tant que professeur d’une université et en tant que vice-président du GESQ. Je participais, sous ce double chapeau, à l’organisation d’une rencontre internationale à Saint-Louis, sorte de pré-forum social, puis à Dakar pour le FSM. Le dernier bulletin électronique du GESQ rend bien compte de ce que la délégation québécoise pilotée par le GESQ et certaines de ces organisations membres y ont fait. À Saint-Louis, à l’université Gaston-Berger, tout comme à Dakar à l’Université Cheik Anta Diop, j’étais invité à titre de conférencier, on m’avait demandé de faire une lecture internationale de la situation actuelle. J’ai tenté de lui donner un peu plus de profondeur en allant dans l’histoire des 30 dernières années lesquelles, quand on s’y attarde un peu, marquent une différence profonde d’avec la période antérieure, celle des 30 glorieuses (1945-1975). Voici en donc en synthèse le fruit de cette réflexion sur les 30 dernières années.

Dans une perspective internationale et de conjoncture longue, pour les mouvements sociaux qui naissent ou qui cherchent à se renouveler, il s’est passé beaucoup de choses dans les 30 dernières années qui ont littéralement bouleversé le monde. On peut citer la chute du mur de Berlin et l’implosion du communisme ; la montée en puissance de la financiarisation du capitalisme ; le retour des religions sur l’avant-scène de l’espace public mondial ; une importante prise de conscience écologique ; deux décennies sur trois d’échec du développement dans les pays du Sud simultanément à la montée dans les pays du Nord de la précarité du travail. Explorons ces grandes tendances, certaines plus politiques, d’autres plus économiques ou culturelles qui viennent modifier radicalement le monde dans lequel nous vivons maintenant. Explorons aussi ce qui en découle pour les mouvements sociaux : un changement de paradigme dans la poursuite d’objectifs pour rendre le monde plus équitable, plus écologique et plus démocratique.

1- La fin des communismes

Vu du Québec, ce constat peut laisser relativement indifférent. Nous avons peu connu l’influence du communisme dans notre société, sinon une vague marxiste-léniniste de groupes maoïstes pendant une courte décennie qui coure de 1975 à 1983 et qui a influencé la génération des militants et dirigeants de certaines organisations communautaires des années 70 comme les ACEF, le Centre de formation populaire (CFP), le Front commun des assistés sociaux, les réseaux du secteur de l’habitation comme le FRAPRU, la première génération des garderies devenues des Centres de la petite enfance, les coopératives d’alimentation et certains syndicats, surtout à la CSN à Montréal de même que certains réseaux régionaux de solidarité internationale.

Mais la plupart des pays de la planète ont vraiment vécu cette influence souvent déterminante sur plusieurs décennies et générations que ce soit dans l’Europe de l’après-guerre, l’Europe de l’Ouest (avec de forts partis communistes en France, en Italie ou en Espagne) et de l’Est (pays dirigés par des régimes communistes) ou en Amérique latine suite à la révolution cubaine ou dans la foulée de la décolonisation en Afrique avec plusieurs mouvements de libération nationale (Afrique du Sud, Angola…). Et évidemment en Asie avec le Vietnam, la Chine et la Corée du Nord.[…]

La fin des communismes, c’est aussi la fin d’un monde bipolaire et le triomphe du marché, les coudées franches pour un capitalisme boursier et financier qui peut désormais se déployer sur l’ensemble de la planète. Le monde devient multipolaire, interconnecté et volatil. Nous y reviendrons mais retenons que, pour les mouvements sociaux, les dirigeants qui avaient placé longtemps leur espoir dans ce type de socialisme où étaient censées régner la justice sociale et la démocratie, sont devenus orphelins de modèles et très allergiques aux dépendances à l’égard de partis politiques qui se veulent des avant-gardes éclairées. Le Forum social mondial témoigne de cela par les conclusions qu’il a tirées de cette période : les avancées, dans quelque domaine que ce soit, seront démocratiques ou ne seront pas ; l’action collective sera non-violente ; les avancées se feront dans le respect du pluralisme et dans le respect, par les partis politiques, de l’autonomie politique des mouvements qui se refusent à être considérés comme de simples courroies de transmission de ces partis. Voir à cet effet la charte des principes et des orientations du Forum social mondial (FSM). La Confédération syndicale internationale (CSI) fondée en 2006 témoigne également de la fin de cette époque puisque les oppositions antérieures (chrétienne, social-démocrate et communiste) tombent (Favreau et alii, 2010) au bénéfice d’une unité syndicale enfin retrouvée.

2- Le retour des religions et surtout des fondamentalismes religieux

Soyons clair ! Le retour des religions dont il est question, c’est surtout le retour des fondamentalismes religieux : d’abord celui des Born again christians aux Etats-Unis (70 millions de fidèles) qui essaiment sur toute la planète, tout particulièrement dans un certain nombre de pays du Sud, notamment en Amérique latine et en Afrique anglophone. Si l’Europe s’est grandement sécularisée, il en va autrement quand on examine le tout à l’échelle mondiale. « La planète religieuse s’est mondialisée » nous dit Olivier Mongin, directeur de rédaction à la revue Esprit. En d’autres termes, la mondialisation n’est pas qu’économique, politique ou sociale. Elle est aussi religieuse. Ce qui est généralement sous-estimée, voire ignorée alors que sa signification politique n’est pas, loin de là, marginale.[…]

Caractéristiques centrales : un conservatisme social et politique ; une pratique d’assistanat dans les pays du Sud (sous couvert d’un discours de développement des communautés) ; le non-respect du principe de la neutralité religieuse ; et un militantisme associatif de type caritatif. Tels sont les éléments centraux au cœur des choix de ces courants religieux. […]

Ce qui veut dire que certains mouvements sociaux sont désormais traversés par des courants religieux conservateurs comme c’est le cas du mouvement associatif américain ou d’ONG confessionnelles et caritatives. Ce qui veut dire aussi que la laïcité est redevenue un enjeu politique dans des sociétés comme la nôtre comme en témoigne toute une série de débats entourant la Commission Bouchard-Taylor et d’autres démocraties, notamment au Sud comme le Sénégal par exemple.

3. La montée en puissance de la financiarisation du capitalisme et la crise de 2008

On a vécu « les trente années glorieuses » entre 1945 et 1975. Ce qui exprime bien cette réalité est ce New Deal bâti au fil des décennies du XXe siècle : un compromis historique entre le capitalisme et le mouvement ouvrier dans les pays du Nord là où la révolution industrielle a démarré. Ce qui introduit deux choses qui vont transformer substantiellement le capitalisme d’un certain nombre de pays : reconnaissance du rôle de l’État comme moteur des protections sociales auxquelles les entreprises doivent participer (assurance emploi, législation du travail, assurances collectives, fonds de retraite…) et reconnaissance des syndicats comme représentants des travailleurs et agents négociateurs de contrats de travail.[…]

Avec les années 80-90, nous sommes arrivés, sans trop nous en rendre compte, à un nouveau moment historique du capitalisme : celui d’un capitalisme financier et boursier inscrit dans une interdépendance économique qui a levé de plusieurs crans à l’échelle de toute la planète (mondialisation néolibérale), interdépendance amenant aussi une importante vague de délocalisations. C’est ainsi que la crise financière de 2008 aux Etats-Unis aura provoqué la mise au chômage de 20 millions de personnes dans le pays (sans compter les faillites personnelles liées à la fuite en avant immobilière) et 220 millions de perte d’emplois dans le reste du monde. […]

Conclusion : les mouvements sociaux doivent tirer quelques leçons de la phase actuelle du capitalisme : le remettre en question dans sa globalité, le repenser, le dépasser et rechercher des alternatives viables, crédibles, durables au capitalisme et trouver des pistes de sortie de crise comme celle de miser sur un secteur non-capitaliste d’entreprises sous contrôle démocratique osant retirer des territoires d’expansion à des multinationales dont la seule préoccupation est de maximiser leur profit.

4- La prise de conscience écologique

Nous traversons, nous dit l’économiste Jean Gadrey dans son dernier livre, « la première crise socio-écologique du capitalisme financier et boursier, la première où la raréfaction des ressources et les dégâts écologiques ont eu une influence sur le plongeon économique » (Gadrey, 2010 : 152). Écologiquement parlant, la planète est en état de survie. Parmi les risques environnementaux d’envergure planétaire, mentionnons le réchauffement accéléré de la planète dû à la consommation élevée d’énergies fossiles ; la menace qui pèse sur la biodiversité due à un modèle de développement qui ne prend pas en compte l’équilibre des écosystèmes et, finalement, les diverses formes de pollution. La transformation écologique de l’économie est un enjeu tout à la fois local et mondial comme je l’ai développé ailleurs.[…]

La planète est engagée dans une crise écologique telle que l’urgence est à la porte et l’interdépendance des nations, des populations, des mouvements s’est, du coup, haussée de plusieurs crans surtout au Sud. La rencontre de Copenhague fin 2009 a marqué les esprits par l’échec des gouvernements et des institutions internationales à répondre à cette urgence.

Conclusion politique à ce sujet : l’urgence écologique est une proposition centrale pour tous les mouvements sociaux comme pour tous les partis politiques dignes de ce nom. Il leur faut ouvrir de nouveaux chantiers relativement inédits simultanément à celui d’une économie coopérative et solidaire :1) celui de l’énergie et du climat. Par exemple, en Europe, forcer le basculement vers le transport en commun ferait 8 millions d’emplois (contre 4.5 millions de perte d’emplois dans la production du transport individuel par automobile) si les pays d’Europe remplissaient leurs objectifs de réduire de 30% leurs émissions de CO2 ; 2) celui de l’agriculture-alimentation. Imaginons par exemple qu’on persuade tous les établissements scolaires (écoles, collèges, universités) de passer progressivement à l’agriculture de proximité (sans intrants chimiques) dans le cadre d’une transition sur 5 ans.

5- Deux décennies sur trois perdues pour le développement du Sud et montée de la précarité au Nord

Le Sud, avec l’arrivée des années 80 est en mal de développement. Les gouvernements de ces pays sont endettés. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international sous tutelle des grands pays du Nord ont beau jeu de leur imposer le « tout au marché » avec des programmes d’ajustement structurel qui a littéralement laminé le peu de protection sociale qu’ils avaient déjà (éducation, santé, services sociaux). Cas particulièrement patent de nombreux pays africains. Perte de services publics d’intérêt général d’une part mais aussi mis au rancart de toute idée de politiques agricoles favorisant un développement endogène. C’est le « tout à l’exportation » et donc l’approfondissement d’un développement. L’année 2000 change la donne avec l’entrée en scène des Objectifs de lutte contre la pauvreté des Nations unies. Souffle de changement sans toutefois toucher aux structures des inégalités derrière cette pauvreté. […]

Révélateur de la crise de 2008 : les grandes forteresses ouvrières de jadis, celles des années 50 et 60, dans l’industrie de la métallurgie, de l’automobile et du papier notamment, dont la fragilité était bien présente depuis les années 80-90, tombent les unes après les autres. Grâce au New Deal, ces grandes entreprises assuraient une sécurité d’emploi. Tout cela déclinait déjà dangereusement mais la bulle immobilière aux États-Unis, avec l’élastique du crédit qui s’était étiré au maximum, a fini par se rompre. Le corollaire de tout cela en a été que le mouvement syndical s’est sérieusement affaibli.
Que conclure dans ce registre sinon que l’impératif de la solidarité internationale pour les mouvements sociaux doit se renouveler, parce qu’on ne peut plus penser les réponses à la crise dans un contexte uniquement national. Et la coopération Nord-Sud doit repartir sur d’autres bases comme nous l’avons analysé dans les dernières années.

6- Le FSM, un espoir réinventé

Il y aurait d’autres tendances à examiner : les avancées et les reculs des droits humains et de la démocratie, l’irruption des nouvelles technologies des communications et des réseaux numériques et bien d’autres choses dont le grand réveil de la Chine et de quelques autres pays émergents tels le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud. Ce texte ne prétend pas à l’exhaustivité mais vise à démontrer la nécessité de s’ouvrir à d’autres repères dans nos ambitions de changer le monde en étant tous particulièrement attentifs à la dimension internationale de l’action collective et à l’émergence depuis 10 ans d’un mouvement citoyen international dont le FSM est le digne représentant.

Et convenons d’une chose : le FSM, malgré ce que certains peuvent en dire, n’est pas un repère de « révolutionnaires » ayant une vision enfiévrée du changement social (même si ces derniers sont présents). Le FSM est surtout un espace de délibération planétaire pour toutes les personnes et organisations qui se considèrent (explicitement ou pas) partie prenante de la gauche démocratique au sens où l’entendent les politologues Nöel et Thérien c’est-à-dire des personnes qui allient action collective (de différentes natures et dans des créneaux couvrant différents aspects de la vie en société) avec une analyse critique de la mondialisation néolibérale dans une perspective d’égalité et de solidarité internationale entre les peuples dans un contexte où l’après-capitalisme n’a pas encore véritablement dessiner ses contours. « Nous sommes encore dans une phase de recherche » nous dit Chico Whitaker, membre du Conseil international du FSM.

Phase exploratoire certes ! Mais nous savons cependant qu’une « gauche démocratique » signifie d’entrée de jeu : 1) que le changement dont il est question – quand on parle de « pistes de sortie du capitalisme » ou de « mondialisation équitable, écologique et solidaire » – est, sera et devra être démocratique et non commandée par une quelconque avant-garde éclairée ; 2) d’autre part, l’expression « gauche » nous indique, en fond de scène, l’existence d’un conflit sur l’égalité entre une gauche d’un côté et une droite de l’autre. Bref, un clivage de valeurs. Nöel et Thérien démontrent bien qu’il s’agit d’un débat qui est international et qu’il traverse, bien que ce ne soit pas une évidence, la plupart des pays et des institutions internationales. Un « débat sans frontières » pour paraphraser le titre de leur ouvrage (2010).

Pour lire le texte au complet, avec ses nombreuses références, on va sur le carnet de Louis Favreau

Discussion

Pas de commentaire pour “Ce qui a changé le monde dans les trois dernières décennies (1980-2010) : une lecture internationale”

Commentaire

Inscrivez votre courriel ci-dessous pour recevoir le bulletin hebdomadaire:

Agenda Public

Un code est requis pour ajouter des evenements a l'agenda.
Appuyez sur "Obtenir un code" ci-dessous pour s'inscrire.

Si vous avez un code, inserez votre code ci-dessous:

Votre compte étant nouveau, s'il vous plait enregistrer vos informations:











Informations sur l'evenement a ajouter: