L’auteur invité est Fabien Escalona, allocataire de recherche, laboratoire Pacte-PO (IEP de Grenoble).
Séminaire de réflexion sur le renouvellement de la social-démocratie
Montréal, le 19 mai 2011
Dans cette intervention, je propose de revenir sur l’ensemble des travaux qui sont les miens, à travers une présentation consacrée aux crises et aux mutations de la social-démocratie en Europe de l’Ouest.
La première chose qui m’a frappé en travaillant sur la crise de la social-démocratie, c’est à quel point celle-ci est récurrente à travers l’histoire. Quand on parle de crise de la social-démocratie actuellement, ce qui est nouveau ce n’est donc pas le phénomène lui-même, mais la forme qu’il prend. Surtout, le détour historique auquel je me suis livré m’a convaincu que les différents moments de crise générale de la social-démocratie ont participé à façonner l’identité de cette famille politique, et à accélérer brutalement sa mutation, qui fut impressionnante tout au long du XXème siècle. Les partis sociaux-démocrates étaient en effet marxistes, internationalistes, méfiants envers l’État bourgeois. Au fil du temps, ils ont cependant suivi un « sentier de dépendance » historique, creusé et scandé par des crises, qui les a conduit à s’intégrer toujours plus dans les systèmes politiques nationaux et dans le système économique capitaliste. Les quelques éléments qui suivent en fournissent une illustration.
Si l’on passe sur la crise révisionniste du début de siècle, le premier moment de crise générale de la social-démocratie européenne eut lieu lors de la Première guerre mondiale. La question nationale est au cœur de cette crise, qui se traduit d’abord par l’échec de l’Internationale socialiste à empêcher une boucherie qu’elle s’était engagée à éviter à tout prix. La IIème Internationale éclatera sur cette question, ce qui aura pour conséquence la division durable du mouvement ouvrier européen entre partis socialistes et partis communistes. Mais la Première guerre mondiale aura deux autres conséquences très importantes pour la social-démocratie. D’une part, les politiques d’Union sacrée vont accélérer l’intégration des partis sociaux-démocrates dans les régimes politiques représentatifs. Il s’agit là de l’approfondissement d’un processus déjà en cours, qui permet de comprendre au passage l’échec de l’Internationale, dans la mesure où les partis avaient en fait déjà intégré une logique nationale. D’autre part, cette « normalisation » de la social-démocratie s’est accompagnée d’une évolution du rapport à l’État. Cela a été favorisé par le fait que les circonstances de la guerre ont prouvé qu’une certaine planification économique était possible depuis les instances gouvernementales. En un mot, la voie de la gestion sans remise en cause radicale du système capitaliste a été ouverte.
Le second moment de crise générale, ce sont les années 1930. Il s’agit là d’une double crise d’impuissance, face aux conséquences de la crise de 1929, et face à la montée des fascismes. Cela dit, malgré le marasme apparent de cette décennie (échecs gouvernementaux, division et échec stratégique face au nazisme), la décennie 1930 fut aussi une période de mutation théorique et programmatique de la social-démocratie européenne. Cette période se caractérisa par l’émergence de nouvelles conceptions économiques, qui -hormis en Suède- n’ont pas eu de traduction immédiate, mais ont participé à forger la matrice du compromis social-démocrate/keynésien de l’après-guerre : un compromis qui là encore se déroulera dans un cadre à la fois national et capitaliste.
Le troisième moment de crise générale est celui des années 1970/1980. Il s’agit d’abord d’une crise électorale à la fin des années 70, avec une série noire de défaites au Nord et au Centre de l’Europe, là ou s’était développée la branche la plus traditionnelle de la social-démocratie (parti de masse avec un lien aux syndicats et à la société civile fort). Notons toutefois que cette série de défaites était contrebalancée par un certain succès des partis socialistes en Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce et France). Elle n’en était pas moins liée à une perte d’efficacité économique et sociale, elle-même due à l’effondrement du paradigme économique keynésien, si consubstantiel au projet social-démocrate d’après-guerre. S’y ajoutait d’ailleurs une perte de leadership intellectuel : l’État providence, œuvre d’inspiration sociale-démocrate par excellence, était attaqué par la droite sur son coût, et par la nouvelle gauche antiautoritaire sur ses aspects bureaucratiques. Enfin, le contexte général, dans des sociétés d’abondance, se caractérisait aussi par la montée en puissance des enjeux de liberté individuelle et de qualité de vie, dits aussi « post-matérialistes », et pour lesquels les partis sociaux-démocrates n’étaient pas spécifiquement préparés, puisque le clivage qui leur a donné naissance est un clivage de nature socioéconomique.
Cette dernière remarque nous montre que si la période de l’après-guerre est vue rétrospectivement comme un Age d’Or social-démocrate (niveau électoral à son apogée, domination intellectuelle, rapport de forces en faveur des travailleurs), on peut aussi y repérer les ferments endogènes de la crise des années 1970. Car la prospérité économique a aussi favorisé les comportements consuméristes et individualistes. Selon plusieurs auteurs, l’esprit de solidarité aurait été miné de l’intérieur, alors qu’il se révélera d’autant plus nécessaire en période de crise et de raréfaction des ressources. A partir d’un raisonnement strictement économique, on peut aussi remarquer que si la spirale inflationniste a été cassée en mettant au pas les revendications salariales, c’est aussi parce que de nombreuses classes intermédiaires s’étaient constituées un patrimoine personnel durant le boom économique. Or, ce qui comptait pour eux était désormais sa valorisation, et non plus le crédit quasi-gratuit de l’ère keynésienne. D’où le basculement facilité du rapport de forces envers la supply-side economics d’inspiration néolibérale, qui tranchait avec les politiques sociale-démocrates traditionnelles.
Si je m’arrête un peu plus longuement sur cette période de la fin des années 1970, c’est qu’elle met particulièrement au défi la social-démocratie. Il y a des facteurs de long terme dans cette mise au défi, comme le déclin numérique de la classe ouvrière traditionnelle et la diversification des enjeux qui structurent la compétition politique, mais il y a aussi des facteurs plus brutaux, comme le retournement du rythme de croissance mondial. Le politologue australien Ashley Lavelle y voit d’ailleurs carrément la raison de la mort du projet social-démocrate de l’après-guerre. A l’appui de sa thèse, on peut souligner que dans un contexte de « forte croissance sans excès d’inflation », les politiques progressistes mises en œuvre restaient compatibles « avec le maintien des profits réels ». Or, l’effondrement des taux de croissance moyens depuis les années 1970 a porté un coup à cet équilibre, en rendant plus difficile la conjugaison entre progrès social et maintien des rendements du capital. Pour le dire brutalement, la social-démocratie a été contrainte de faire un choix auquel elle avait jusque-là échappé. Le rapport de forces à la fin de la décennie 70, ainsi que l’évolution de sa propre identité tout au long du 20ème siècle, l’ont conduite à renoncer au combat contre les détenteurs de capitaux. Elle a donc fini par embrasser, avec plus ou moins de bonne volonté, les politiques néolibérales d’austérité monétaire et salariale, et de libéralisation des mouvements financiers. […]
Mais après avoir mis en évidence les éléments de la crise de la social-démocratie et leur lien avec le processus de « reconversion partisane » suivi par cette dernière depuis la fin des années 1970, je voudrais terminer sur les perspectives d’avenir de la social-démocratie et les obstacles qui se dresseront devant elle.
D’une part, il est permis d’espérer en un avenir de la social-démocratie hors de l’Europe, et notamment dans les pays en développement, comme le pensait l’historienne Nina Fishman. En Amérique Latine, le gouvernement de « Lula » a noué un subtil compromis entre un héritage monétariste favorable aux investisseurs internationaux et un keynésianisme favorable à la population. En Uruguay, dans un contexte de forte croissance là encore, le Frente Amplio a appliqué des mesures d’urgence sociale et de réforme de la fiscalité qui ont contribué à une amélioration réelle du bien-être de la population. D’autre part, même en Europe, une alternative sociale-démocrate au néolibéralisme pourrait se développer en réaction à la grande crise financière qui ravage le continent. Souvenons-nous que la victoire de la social-démocratie suédoise n’a été acquise que trois ans après l’éclatement de la crise de 1929, et que de nombreuses années lui ont été nécessaires pour mettre en œuvre des politiques ambitieuses. Un degré important de conflictualité sociale s’est certes révélé nécessaire, à la fois comme « aiguillon » et « soutien » à la social-démocratie. Mais il est encore tôt pour pronostiquer l’apathie de la population européenne face aux plans d’austérité en cours, comme en attestent le mouvement pacifique des « Indignés » en Espagne, ou la succession de grèves générales ou sectorielles dans les pays les plus touchés par les politiques de rigueur.
Il n’en reste pas moins que plusieurs défis se dressent sur une voie permettant de renouer avec le cœur de la tradition sociale-démocrate.
Premièrement celui de l’Union européenne. C’est un des plus importants stratégiquement, mais qui pose beaucoup de difficulté. Alors qu’il s’agit du niveau idéal pour imposer un nouveau rapport de forces entre travail et capital, les institutions de l’UE et les règles économiques qui prévalent sont davantage favorables à un agenda néolibéral qu’à un agenda social-démocrate traditionnel. Comme l’a écrit Fritz Scharpf, l’incapacité à « [mettre] en œuvre au niveau européen [des] mesures de market-correcting » conduit à « une perte fondamentale de contrôle politique sur l’économie capitaliste » : « dans une perspective néo-libérale, c’était bien évidemment le but recherché ».
Deuxièmement, la question de la remise en cause du productivisme reste un impensé. Or, il est fort probable que le découplage entre croissance du PIB, consommation des ressources et émissions de CO2, soit plus que difficile à réaliser. Pour ne prendre que l’exemple français, l’économiste et eurodéputé Pascal Canfin a calculé qu’au-delà d’1,5% de croissance annuelle, il devenait techniquement impossible (ou très improbable) d’atteindre les objectifs fixés par le GIEC d’ici 2050. Les sociaux-démocrates n’ont pas encore fourni de pensée ni de proposition convaincante sur ce terrain. Cela est probablement lié à un fait que l’on oublie souvent : le travail de reconstruction idéologique et de diffusion de nouvelles conceptions n’a guère été mené pendant les longues années de domination du paradigme néolibéral, ni même lorsque son efficacité fut de plus en plus mise en question. Si bien que le paradigme néolibéral, bien que délégitimé, vit encore « faute de concurrent ». Or, il faut mesurer que cette situation est différente de celle de la fin des années 1970, où face à l’essoufflement du keynésianisme, la droite était doté d’une contre-idéologie construite, prête à se traduire politiquement tant elle avait été diffusée par de nombreux canaux universitaires, médiatiques, etc.
Enfin, le dernier défi à évoquer est celui de la prise en compte des inquiétudes vis-à-vis de l’immigration, des revendications identitaires et religieuses, et plus largement du modèle valorisé du « nomadisme » géographique et culturel. Ces inquiétudes se retrouvent à la fois au sein des classes moyennes et des classes populaires, et sont d’ores et déjà prises en charge par des mouvements de droite radicale qui n’ont rien de progressiste, malgré une défense accrue de la protection sociale depuis la crise, qui se traduit surtout par un « welfare chauvinism ».
En conclusion, je dirais modestement que le travail pour les sociaux-démocrates est à la mesure du retard accumulé : il doit être à la fois idéologique et stratégique, pour proposer certes une alternative progressiste au capitalisme néolibéral, mais aussi les moyens d’y parvenir, à la fois au plan national et au plan continental. Selon moi, les sociaux-démocrates doivent être plus clairs sur les intérêts qu’ils veulent défendre, contre quoi et contre qui, tout en portant un discours positif. A ce titre, le mot d’ordre de la « démocratisation » des sphères politique et économique pourrait être un point de départ. Il aurait l’avantage de rejoindre la quête d’émancipation collective et individuelle qui était au cœur du mouvement ouvrier, tout en étant adapté à la société contemporaine, parcourue par des demandes d’autonomie et une certaine méfiance à l’égard des « décideurs » politiques et économiques.
On peut lire le texte au complet, avec les notes, en allant sur le site du Chantier pour le renouvellement de la social-démocratie.
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