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Le samedi 23 avril 2022

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Plaidoyer pour la complexité

L’auteure invitée est Elinor Ostrom, professeure de science politique à l’Université d’Indiana, « prix Nobel » d’économie 2009. L’entrevue est réalisée par Alice Le Roy.

Elinor Ostrom est peu connue dans le monde francophone. L’attribution en octobre 2009, avec l’économiste Oliver Williamson, du prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel (le « prix Nobel » d’économie), pour la première fois à une femme, professeure de science politique, a créé la surprise.
Les travaux d’Elinor Ostrom, menés dans le cadre de l’Atelier de théorie et d’analyse des politiques fondé en 1973 à l’université d’Indiana à Bloomington (Etats-Unis), tendent à démontrer que les biens communs – des pâturages, des zones de pêche, des systèmes d’irrigation, mais aussi de « nouveaux communs », comme le climat et la connaissance – peuvent échapper à la surexploitation si ceux qui sont directement concernés par leur utilisation mettent au point des mécanismes institutionnels pour les gérer. A l’occasion de la publication de « Working Together » (éd. Princeton University Press) et de la sortie en français de « La gouvernance des biens communs » (éd. De Boeck), Elinor Ostrom raconte ce qui fait la spécificité de son travail de recherche, qui franchit les barrières disciplinaires en combinant travail de terrain, théorie des jeux et économie expérimentale
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Alice L. Roy : « Governing the Commons », votre livre le plus connu, a été traduit en français, vingt ans après sa publication aux Etats-Unis. Dans cet ouvrage, vous vous attaquez à deux théories : la « Tragédie des communs », qui postule que chaque individu cherche à maximiser ses gains aux dépens de la pérennité d’une ressource commune, et la théorie dite du « Passager clandestin », qui démontre que dans certaines conditions les individus sont incités à profiter d’un bien commun sans contribuer à sa création.

Elinor Ostrom : Dans l’article « La Tragédie des communs », Garrett Hardin prend l’exemple d’une zone de pâturage. Selon lui, le bien commun, ouvert à tous, est promis à la ruine, chaque éleveur ayant intérêt à agrandir son troupeau puisqu’il retire intégralement le bénéfice de chaque animal supplémentaire, alors qu’il ne subit qu’une fraction des coûts collectifs. Avec cet article, ainsi qu’avec la théorie du « passager clandestin », énoncée par Mancur Olson, on a affaire à une démonstration théorique, plutôt qu’empirique. Cette théorie de l’action collective, qu’en plaisantant j’appelle théorie de l’inaction collective, prédit à son tour que les individus chercheront à profiter des efforts collectifs des autres sans y apporter de contribution. La conclusion était qu’il fallait donc soit essayer d’imposer des droits de propriété privée, soit faire appel au gouvernement pour qu’il impose une solution. Dans « Governing the Commons », je ne nie pas que le modèle hiérarchique fondé sur l’intervention gouvernementale peut fonctionner, dans certains cas, tout comme les solutions basées sur le marché. Mais ce qui importe, c’est d’analyser ces questions sans idées préconçues. Est-ce que les solutions envisagées correspondent vraiment aux conditions locales ? Le marché, le gouvernement, une communauté, peuvent être créés comme des fictions. Mais imposer une fiction sur une situation réelle ne mène en général pas à la réussite.

Comment avez-vous découvert la question des biens communs ?

J’ai soutenu ma thèse en décembre 1964 sur les nappes phréatiques dans le sud de la Californie. A l’époque, je ne savais pas que j’étudiais des communs. Je savais que je m’attaquais à un problème très compliqué. Il s’agissait d’une zone métropolitaine située près de l’océan. Si l’on pompait trop d’eau, il y avait un risque de salinisation de la nappe. Les gens avaient traversé la Dépression et la Deuxième guerre mondiale sans pouvoir s’en occuper, parce que la demande d’eau était très forte, surtout pendant la guerre, et parce qu’on ne soulève généralement pas ce genre de problème pendant un conflit. Mais dès 1945, la situation était devenue très grave. J’ai assisté aux réunions, pendant lesquelles les usagers essayaient de résoudre le problème. Je me suis appuyée sur les théories de Joseph Schumpeter, et sa notion d’entreprenariat. Ma thèse s’appelle d’ailleurs « Entreprenariat public », parce que je voyais ces gens essayer de s’organiser pour trouver des solutions. Et puis le livre de James Buchanan et de Gordon Tullock, « Le calcul du consentement », publié en 1962, a été un livre très important pendant mes études. James Buchanan, mon mari Vincent Ostrom et William Riker ont fondé ensuite la « Public Choice Society » (4). En revanche je n’avais pas lu « La logique de l’action collective » de Mancur Olson, puisqu’il n’avait pas encore été publié. Et l’article de Garrett Hardin n’est sorti qu’après, en 1968.

Donc je ne savais pas que je m’attaquais à une question considérée comme insurmontable. Je savais que c’était difficile, qu’il y avait des problèmes très épineux à résoudre. Mais ce que j’ai pu constater c’est que les groupes que j’étudiais avaient recours à une immense variété de mécanismes institutionnels pour essayer de les surmonter. On voyait d’ailleurs la différence entre les endroits où ils avaient déjà mis au point des arrangements institutionnels et là où ils devaient se battre pour le faire. Et ce qui m’a intéressée pour la thèse, c’était cette lutte. En Californie, les gens se sont adressé aux tribunaux, pas pour leur demander de résoudre leurs problèmes, mais pour savoir comment ils pouvaient mieux définir les barrières physiques de la ressource.De nombreux conflits éclatent lorsque les gens ne sont pas d’accord sur les faits. Ils ne parviennent pas à mettre au point de nouvelles solutions parce qu’ils passent leur temps à se bagarrer à ce sujet. Donc s’il existe cette possibilité de se faire aider par un expert, cela peut faire une énorme différence.

Vous avez démontré qu’il était important de déterminer les limites biophysiques d’une ressource avant de déterminer un mode de gestion.

Oui. Il est important d’en connaître les contours. Pour les nappes phréatiques dans le sud de la Californie, nous savions où était l’océan mais on ne savait pas grand’chose d’autre. Quelle était l’histoire de l’utilisation de la ressource dans le passé ? Et comment peut-on faire pour faire reconnaître cela de manière incontestable ? Une fois que le débat contradictoire a abouti à un consensus, ça reste compliqué de parvenir à un accord. Mais au moins cela devient possible.

Vous avez grandi pendant la Dépression, le New Deal puis la Deuxième guerre mondiale. Vous avez déclaré avoir découvert à ce moment-là que les individus pouvaient être motivés par autre chose que la seule recherche du profit individuel.

J’ai découvert ça avec ma mère, avec qui je jardinais dans un Victory Garden pendant la guerre à Los Angeles (NDR : les Victory Gardens étaient des jardins potagers qui devaient permettre d’augmenter l’autosuffisance alimentaire des Américains pendant la Deuxième guerre mondiale). C’était assez dur d’ailleurs, surtout quand il fallait mettre les fruits en conserve alors qu’il faisait plus de 30 degrés. Mais c’est aussi là que j’ai beaucoup appris sur la nécessité d’investir pour l’avenir. […]

Vous employez des méthodes inhabituelles. En plus de mener des recherches sur le terrain, vous travaillez dans un cadre pluridisciplinaire.

Mon jury de thèse était composé d’un sociologue, d’un géologue, d’un économiste, d’un politiste et d’un ingénieur hydrographe. Notre sentiment de frustration lié au manque de travail pluridisciplinaire dans le monde universitaire nous a ensuite poussés Vincent Ostrom et moi à démarrer un séminaire mêlant économie et science politique. Les travaux de recherche à l’Atelier de théorie et d’analyse des politiques publiques font aussi appel au droit, souvent à l’anthropologie, et maintenant nous travaillons de plus en plus souvent avec des géographes, des chercheurs issus d’écoles de gestion, des spécialistes de la théorie des jeux, de l’économie expérimentale, et bien d’autres.

Pourquoi l’approche pluridisciplinaire est-elle si peu répandue ?

Pour beaucoup, il est plus rassurant de se cantonner à sa discipline, on publie plus aisément. Pour être nommé professeur, pour avoir une promotion, il vaut mieux que vos pairs reconnaissent votre contribution à un domaine. Cela dit, je ne conseille pas à mes étudiants de maîtriser 7 ou 8 approches différentes pour leur thèse. Ce que je leur dis, c’est d’utiliser des méthodes multiples, qu’ils en connaissent au moins deux très bien et qu’ils se familiarisent avec deux autres, situés à la lisière de leur discipline. Je pousse ceux des étudiants qui envisagent d’utiliser les systèmes d’information géographique (SIG) et la détection à distance de le faire avec sérieux. Ca ne s’apprend pas en quelques semaines, il faut au moins un an d’apprentissage. […]

Vos découvertes ne vont-elles pas à l’encontre de ce qui est admis généralement ? Les gens arrivent-ils vraiment à coopérer ?

Notre travail a été répliqué par beaucoup d’autres chercheurs. A l’université de Virginie, à CalTech et ailleurs, les mêmes expériences de laboratoire ont été refaites. Des collègues qui font un travail de terrain en Colombie se sont posé les mêmes questions : est-ce qu’on peut répliquer l’expérience avec des campesinos ? La réponse est oui, mais pas dans tous les contextes. Donc on a appris des choses très, très importantes sur les situations dans lesquelles les gens vont coopérer. Si des gens disent, je pense que tout le monde coopère, je peux vous dire que non. Mais je sais qu’il y a des contextes dans lesquels les gens vont communiquer, créer un rapport de confiance, de réciprocité, et contribuer à résoudre les problèmes.

Un des exemples de cette coopération est le village de Törbel, dans les Alpes suisses. Ce sont des communs qui échappent à la tragédie décrite par Garrett Hardin. J’ai découvert cet exemple grâce au travail de Robert Netting. Cela a été un tournant pour moi. Robert Netting était anthropologue, et il avait deux terrains de prédilection, l’est de l’Afrique et Törbel, en Suisse. Quand les gens disaient des Africains : « Ils sont bêtes, il n’y a pas de propriété privée chez eux, ils font qu’on leur explique ce qu’il faut faire. », il répondait : « Est-ce que vous pensez que les Suisses sont bêtes ? On les considère pourtant comme de très, très bons gestionnaires. Eh bien, en même temps que de la propriété privée, ils gèrent des communs. Les mêmes personnes utilisaient les deux systèmes. » Robert Netting a décrit les vallées alpines, où les gens avaient des fermes et des titres distincts de propriété privée. Mais dans les alpages, auxquels on n’accédait que l’été, les éleveurs appliquaient un système de propriété commune. Robert Netting parlait de paysage « irrégulier ». Une année, vous pouviez avoir de la neige tout au nord, et l’année suivante les conditions pouvaient être favorables au sud. Si vous mettiez des clôtures partout et que vous faisiez paître votre bétail dans les enclos, à certains endroits vous n’auriez pas un brin d’herbe. Mais si vous établissiez des frontières à l’extérieur et vous trouviez un moyen d’emmener les vaches d’un endroit à l’autre, alors elles pourraient brouter la bonne herbe là où elle se trouvait. Il se prononça donc contre la propriété privée dans ce contexte-là … mais pas contre la propriété privée en général. C’est ainsi que j’ai appris à quel point il est important de ne pas être pour ou contre un type de propriété partout. C’est le contexte qui est important. Quant aux paysages « irréguliers », j’ai découvert qu’ils pouvaient se trouver ailleurs que dans les Alpes.

Quel diagnostic établissez-vous sur un problème global comme le changement climatique ?

Il me semble que nous avons mal posé les termes du problème. Depuis quelque temps j’écris sur l’approche polycentrique du changement climatique. Nous avons affaire à un problème global. Mais nos dirigeants ne font rien. Donc la situation ne fait qu’empirer. Nous pensons par exemple qu’il n’y a qu’une seule externalité qui découle du fait de prendre sa voiture pour aller travailler ou de chauffer sa maison. J’en retire un bénéfice, et l’externalité – l’émission de gaz à effet de serre – agit au niveau global. Et c’est tout. Alors que si je marche, au lieu de conduire, il y a une externalité positive pour moi, en dehors d’arriver à destination : je suis en meilleure santé. Si nous faisions aussi un effort très important pour isoler nos bâtiments, non seulement nous diminuerions la quantité de gaz à effet de serre envoyée dans l’atmosphère, mais en plus nous réduirions nos factures de chauffage. Donc je ne dis pas qu’il faut remplacer l’action globale par l’action locale, mais je dis qu’il faut commencer à agir dès maintenant. Nous pouvons faire pas mal de choses au niveau local pendant que là-haut ils se tournent les pouces. Peut-être que nos dirigeants auront tellement peur du ridicule qu’ils se mettront à faire quelque chose.

Est-ce que vous voyez des exemples de réussite de cette approche polycentrique ? Par exemple, avez-vous entendu parler du mouvement de la « Transition », qui affirme qu’il ne faut pas attendre une réaction des gouvernants aux problèmes environnementaux, qu’il faut commencer à agir dès maintenant ?

Je ne connais pas ce mouvement, mais c’est ce que je propose : que nous démarrions. Je travaille par exemple avec le maire de Bloomington et l’équipe municipale pour voir comment on peut améliorer les choses dans cette ville. Localement, les responsables se sont engagés à agir.

Vous êtes donc optimiste au sujet de la lutte contre le changement climatique ?

Non, je suis réaliste plutôt qu’optimiste. Ma crainte profonde, c’est que si nous ne faisons rien le désastre sera de très grande ampleur. De manière réaliste, il y a beaucoup de choses que les êtres humains peuvent faire, surtout s’ils se mettent en réseau, qu’ils communiquent, s’il y a de l’émulation : c’est cela que je voudrais voir arriver. Quand je vois la portée de la menace et la vitesse à laquelle se produisent les événements, je ne sais pas si je peux être optimiste. Mais il ne me semble tout bonnement pas normal de rester assis à se tourner les pouces.

Dans un monde confronté à une crise environnementale majeure, voyez-vous des exemples de tragédies des communs ?

Il y en a un grand nombre ! La biodiversité est menacée, les stocks de poissons s’effondrent à certains endroits. Je suis assez pessimiste pour les océans. Le droit maritime est tellement mal défini, il s’agit d’étendues tellement vastes que cela me paraît très difficile à organiser. Autour de certaines îles, oui, vous pouvez traiter certains aspects. Mais trouver le moyen d’organiser la pêche en haute mer …j’espère que nous trouverons quelque chose, mais je suis plutôt pessimiste.

N’est-ce pas un cas où l’irruption de nouvelles technologies a fait que les choses ont empiré ?

Oui, on envoie maintenant des bateaux énormes qui ramassent tous les poissons. Pour le changement climatique, c’est différent. Avant nous n’avions pas les technologies, comme le solaire et l’éolien, qui devraient améliorer la situation à l’avenir. L’enjeu c’est de traiter cette question dans un cadre où les gens en parlent et prennent conscience qu’il s’agit de trouver le moyen de réduire collectivement notre consommation d’énergie. Un des aspects les plus importants dans la résolution des problèmes d’action collective c’est la valeur centrale de la confiance, parce que si les gens se font confiance, ils peuvent trouver des solutions. Kenneth Arrow (« prix Nobel d’économie » en 1972) a travaillé sur cette question il y a longtemps, mais cette notion avait presque disparu du vocabulaire des sciences économiques. Elle revient. En tant qu’universitaires nous devons en saisir l’importance. Lors de mon discours d’acceptation du prix Nobel, j’ai mentionné le fait que nous avions le début d’une théorie comportementale, qui, si elle n’est pas entièrement aboutie, nous fournit une base solide. Nous devons comprendre que les individus sont pris dans un contexte, et que ce contexte peut soit favoriser soit détruire la confiance et la réciprocité

On peut lire le texte au complet en allant sur le site d’Alice Le Roy

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