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Le samedi 23 avril 2022

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La criminalité des entreprises dans l’économie mondiale

L’auteur invité est Jeffrey D. Sachs, professeur d’économie et directeur de l’Institut de la Terre de l’Université de Columbia. Il est également conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies pour les Objectifs du millénaire pour le développement.

Le monde baigne dans la fraude d’entreprise et le problème est probablement le plus aigu dans les pays avancés – ceux là mêmes qui sont sensés être gouvernés correctement. Les gouvernements des pays plus pauvres acceptent peut-être plus facilement les pots-de-vin et commettent plus de délits, mais ce sont les grandes sociétés des pays riches qui commettent les délits les plus sérieux. L’argent est roi et il corrompt à la fois le monde politique et les marchés partout dans le monde.

Pas un jour ne se passe sans qu’éclate un nouveau scandale. Au cours de la dernière décennie, toutes les firmes de Wall Street ont été condamnées à verser de lourdes amendes pour des comptabilités truquées, des délits d’initiés, des fraudes sur la vente de titres, des chaînes de Ponzi ou des détournements purs et simples de fonds par les cadres supérieurs. Une nouvelle affaire de délit d’initiés, dans laquelle est impliqué un réseau de financiers proéminents du secteur, est actuellement jugée à New York. Elle fait suite à une série d’amendes versées par certaines des plus grandes banques d’investissement américaines pour mettre fin aux poursuites concernant des irrégularités liées à divers titres.

Et pourtant, ces entreprises n’ont pratiquement aucune obligation de rendre des comptes. Deux ans après la pire crise financière de l’histoire, provoquée par le comportement sans scrupules des principales banques de Wall Street, pas un seul financier n’a été condamné à une peine de prison. Et lorsque les institutions financières sont assujetties à des amendes pour fraude, ce sont les actionnaires, et pas les PDG et les gérants, qui sont pénalisés. Ces amendes ne représentent en outre qu’une fraction des biens mal acquis, persuadant Wall Street que les pratiques frauduleuses rapportent des dividendes faramineux. Même aujourd’hui, le secteur bancaire se moque totalement des législateurs et des politiciens.

La corruption gangrène également le monde politique américain. Le gouverneur actuel de la Floride, Rick Scott, était auparavant PDG d’un important groupe hospitalier privé, Columbia/HCA. La société a été accusée d’escroquer le gouvernement américain en gonflant le montant des remboursements de frais présumés et a finalement plaidé coupable pour 14 chefs d’inculpation, en versant une amende de 1,7 milliard de dollars.

Scott a perdu son poste à la suite de l’enquête du FBI. Mais une décennie après la condamnation de HCA, Scott est de retour, cette fois comme politicien républicain favorable au « marché libre ».

Lorsque Barack Obama cherchait quelqu’un pour renflouer l’industrie automobile américaine, il s’est tourné vers un « combineur » de Wall Street, Steven Rattner, même s’il savait que ce dernier faisait l’objet d’une enquête pour avoir versé des pots-de-vin à des fonctionnaires du gouvernement. Après s’être acquitté de sa mission auprès de la Maison Blanche, Rattner a mis fin aux poursuites en réglant une amende de plusieurs millions de dollars.

Mais pourquoi s’arrêter aux gouverneurs et conseillers présidentiels ? L’ancien vice-président Dick Cheney a occupé cette fonction après avoir été le PDG de Halliburton. Pendant qu’il était à la tête de cette société d’ingénierie spécialisée dans l’industrie pétrolière, celle-ci a versé des dessous de table à des fonctionnaires nigérians pour obtenir l’accès aux champs pétrolifères du pays – un accès qui se chiffre en milliards de dollars. Lorsque les autorités nigérianes ont porté plainte contre Halliburton, la société a réglé l’affaire à l’amiable en payant une amende de 35 millions de dollars. Dick Cheney ne fut bien sûr pas inquiété et l’affaire fut à peine mentionnée par les médias américains.

L’impunité est généralisée – en fait, la délinquance des entreprises passe en général inaperçue. Les rares crimes portés devant la justice ne sont que légèrement punis, et la société – c’est-à-dire les actionnaires – contraints de verser une amende modeste. Les véritables coupables à la tête de ses sociétés ne courent en général aucun risque. Même lorsque les entreprises sont obligées de payer des amendes considérables, les PDG restent en place. Les actionnaires sont tellement dispersés et impuissants qu’ils n’ont pratiquement aucun contrôle sur la direction des sociétés.

L’explosion de la corruption – que ce soit aux Etats-Unis, en Europe, en Chine, en Inde, en Afrique, au Brésil ou ailleurs – pose une foule de questions sur ses causes et sur les moyens de la combattre, maintenant qu’elle a atteint des proportions épidémiques.

La corruption exercée par les entreprises est hors de contrôle pour deux raisons principales. La première est que les sociétés sont aujourd’hui des transnationales alors que les gouvernements n’ont qu’un champ d’action national. Et les grandes sociétés sont tellement puissantes au plan financier que les gouvernements hésitent à les poursuivre.
La deuxième raison est que les grandes sociétés sont des donateurs importants des campagnes électorales, aux Etats-Unis notamment, tandis que les politiciens sont souvent en partie propriétaires de ces mêmes sociétés, ou du moins les bénéficiaires discrets des bénéfices enregistrés par ces entreprises. Près de la moitié des membres du Congrès américain sont millionnaires et nombre d’entre eux entretiennent des liens étroits avec des sociétés avant d’être élus au Congrès.

En conséquence, les politiciens préfèrent fermer les yeux devant le comportement frauduleux des sociétés. Même si les gouvernements tentent de faire appliquer la loi, les entreprises disposent d’armées d’avocats qui feront échouer toute tentative d’inculpation. Le résultat est l’émergence d’une culture de l’impunité, basée sur le fait avéré que les crimes économiques sont payants.

Compte tenu de la collusion entre la richesse et le pouvoir d’un côté, et la loi de l’autre, nul doute que mettre un terme à la criminalité des entreprises sera extrêmement difficile. Heureusement, les flux d’informations rapides et omniprésents actuels pourraient agir comme une sorte de dissuasion ou de désinfectant. La corruption prospère dans les ténèbres, mais plus d’informations que jamais circulent aujourd’hui ouvertement par le biais des courriers électroniques et des blogs, ainsi que sur les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter et autres.

Une nouvelle espèce de politicien, capable de mener de mener des campagnes électorales différentes relayées par des médias informatiques libres au lieu des médias payants, sera également nécessaire. Lorsque les politiciens pourront s’affranchir des donations des entreprises, ils seront à nouveau capables de s’attaquer aux abus des sociétés.

Il faudra en outre éclairer les coins sombres de la finance internationale, en particulier les paradis fiscaux comme les îles Cayman et les comptes bancaires secrets suisses. L’évasion fiscale, les pots-de-vin, les commissions illégales, les bakchichs et les autres transactions illicites transitent par ces comptes secrets. La richesse, la puissance et l’illégalité que permet ce système sont devenues tellement importantes qu’elles menacent la légitimité même de l’économie mondiale, en particulier au moment où l’inégalité des revenus et les déficits budgétaires n’ont jamais été aussi importants, à cause de l’incapacité des gouvernements au plan politique – voire au plan opérationnel – d’imposer les riches.

La prochaine fois que vous entendrez parler d’un scandale lié à la corruption en Afrique ou dans toute autre région pauvre, demandez-vous quelle est son origine et qui est le corrupteur. Ni les Etats-Unis, ni aucun autre pays « avancé » n’est en droit de montrer du doigt les pays plus pauvres, parce que ce sont souvent les firmes transnationales les plus puissantes qui sont à l’origine de la fraude.

Copyright: Project Syndicate, 2011.
www.project-syndicate.org
Traduit de l’anglais par Julia Gallin

On peut lire le texte en allant sur le site de Project Syndicate.

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