L’auteur invité est Michael Spence, lauréat du Prix Nobel en économie, est professeur d’Economie à la Stern School of Business de l’Université de New York. Son dernier livre s’intitule The Next Convergence – The Future of Economic Growth in a Multispeed World (« La Prochaine Convergence – Le Futur de la Croissance Economique dans un Monde à plusieurs Vitesses »).
Emmenée par l’Asie, la part des marchés émergents dans l’économie globale n’a cessé d’augmenter au cours des dernières décennies. Pour les pays d’Asie – et en particulier pour ses géants en plein développement, la Chine et l’Inde – la croissance durable ne relève plus du défi global, mais de la stratégie de croissance nationale. Cela entraine un profond changement de la structure globale des incitants au développement durable.
Durant les toutes prochaines décennies, pratiquement l’entièreté de la croissance mondiale de la consommation énergétique, l’urbanisation, l’utilisation automobile, le trafic aérien et les émissions de carbone proviendra des économies émergentes. D’ici la moitié de ce siècle, le nombre de personnes vivant dans ce qui seront alors des économies riches passera d’un milliard aujourd’hui à 4,5 milliards. Le PIB mondial, qui s’élève aujourd’hui à environ 60 milliards de dollars, est appelé à tripler (au minimum) dans les trente prochaines années.
Si les économies émergentes cherchent à obtenir les niveaux de revenus des pays avancés en suivant les mêmes recettes que leurs prédécesseurs, l’impact sur les ressources naturelles et l’environnement serait énorme, risqué et probablement désastreux. Le dépassement d’un ou plusieurs points de non retour mettrait plus que probablement fin au processus de manière brutale. La sécurité énergétique et le coût de l’énergie, la qualité de l’eau et de l’air, le climat, les écosystèmes sur terre et dans les océans, la sécurité alimentaire et bien d’autres se retrouveraient menacées.
Pour le moment, à peu près n’importe quelle mesure standard de la concentration du pouvoir économique mondial montre une tendance à la baisse. Si celle-ci devait continuer, cela poserait un défi majeur pour le développement durable du monde. En effet, la contribution de chaque pays à la pression globale sur les ressources naturelles et l’environnement génèrerait un problème de free-riding (ou de « passager clandestin ») extrême. Pour changer le cours des choses, des accords mondiaux limitant la croissance seraient alors nécessaires, ainsi que des systèmes assurant leur respect.
Cependant, la tendance de la concentration s’inversera dans une dizaine d’année, à cause de la taille et des taux de croissance de l’Inde et de la Chine, qui ensemble comptent presque 40% de la population du monde. Bien que leur PIB combiné représente encore actuellement une part relativement modeste de la production mondiale (environ 15%), cette part augmente rapidement.
En 2050, 2,5 des 3,5 milliards de nouveaux riches du monde viendront d’Inde et de Chine. A eux seuls, ces deux pays feront au moins doubler le PIB mondial au cours des trois prochaines décennies, même en l’absence de croissance partout ailleurs.
Pour l’Inde et la Chine, et certainement pour les deux pays pris ensembles, le développement durable n’est plus d’abord un problème mondial ; c’est devenu un défi domestique pour la croissance de long terme. Leurs modèle et stratégie de croissance, ainsi que les arbitrages et choix qu’ils font en matières de style de vie, urbanisation, transport, environnement et efficacité énergétique, détermineront dans une large manière la capacité de leur économie à mener à bien la longue transition vers des niveaux de revenus de pays avancés.
En outre, les deux pays le savent bien. Les décideurs politiques, les entreprises et les citoyens de Chine et d’Inde (et plus largement en Asie) sont de plus en plus conscients que les trajectoires de croissance historiques empruntées par tous leurs prédécesseurs sont tout simplement impossibles à suivre, parce qu’elles ne peuvent être répliquées dans une économie mondiale trois fois plus large qu’aujourd’hui.
Par conséquent, ces pays devront inventer de nouveaux modèles pour parvenir aux niveaux de développement des pays avancés. Ils sont trop grands pour jouer aux passagers clandestins, ce qui implique que les incitants au développement durable sont internalisés en tant que priorités nationales. Les perceptions sont en train de s’aligner de plus en plus rapidement sur la réalité du fait que le caractère durable doit devenir un ingrédient crucial de la croissance. Le vieux modèle ne fonctionnera pas.
Bien sûr, personne ne sait actuellement comment arriver à la soutenabilité d’une économie mondiale trois fois (ou plus) plus grande qu’aujourd’hui. Cet objectif sera déterminé par un processus de découverte, expérimentation, innovation et créativité, avec des compromis tout au long du parcours. Mais les incitants à ignorer ces problèmes ont disparu, indépendamment de ce que les autres pays décident de faire et quelque soient les accords internationaux qui puissent être obtenus.
Les larges économies émergentes à forte croissance disposent de certains avantages. Intégrer la soutenabilité dans leur stratégie de croissance et politiques est dans leur propre intérêt et est cohérent avec leur horizon temporel de long terme. Les acquis observables dans les pays avancés – la manière dont les villes sont configurées, par exemple – ne doivent pas être répliqués à l’identique. Le 12e Plan Quinquennal de la Chine a abaissé les prévisions de croissance (à 7%), afin de créer « de l’espace » pour gérer des questions telles que l’équité, le développement durable et l’environnement. Le processus de découverte d’une nouvelle trajectoire de croissance a commencé.
L’émergence de la soutenabilité en tant qu’élément crucial des stratégies de croissance des futures économies les plus importantes au monde représente un développement extraordinairement positif, parce que les besoins, buts et priorités nationaux restent des incitants beaucoup plus puissants que les accords internationaux.
Tout cela peut sembler contraire au bon sens. Comment donc un triplement du PIB mondial et un quadruplement de la population mondiale à haut revenu pourraient-ils être de bonnes nouvelles, étant donné tout ce qu’ils impliquent ? Et bien, tout dépend de ce qu’on pense être l’alternative. Une faible croissance mondiale serait bénéfique pour les ressources naturelles et l’environnement. Mais cela n’arrivera pas, sauf à un effondrement des stocks de ressources mondiales et de leurs bases environnementales. Dès lors, le scénario de base est la croissance rapide des marchés émergents, dont la clef se trouve dans l’innovation et l’ajustement de la trajectoire de croissance.
En dirigeant la croissance vers des modèles plus durables, les Asiatiques augmenteront les incitants des autres à faire de même, par la génération de nouvelles technologies, la réduction du coût environnemental de la croissance et la lutte contre l’argument selon lequel le leadership engendre peut de bénéfices mais une réduction de la concurrence et d’autres coûts économiques.
Il serait incorrect d’affirmer que les problèmes de free-rider ont disparu, ou que les accords multilatéraux ne sont plus désirables. Néanmoins, de réels progrès parallèles, suscités par la nécessité et les intérêts personnels, sont en train de devenir la voie la plus probable à moyen terme.
Copyright: Project Syndicate, 2011.
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Traduit de l’anglais par Timothée Demont
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Très bon article qui résume bien les enjeux – Si ces pays émergents réussissent à prendre en compte le ‘bien commun’ et à jouer la carte de l’interdépendance des économies alors, il sera possible de voir un nouvel équilibre mondial… l’Homme est capable du pire et du meilleur !