L’auteur invité est Michael C. Behrent, historien spécialisé dans l’histoire de l’Europe contemporaine.
Depuis quelques semaines, les syndicats ont retrouvé une place au centre de l’actualité politique américaine. Les efforts des nouveaux gouverneurs républicains dans le Wisconsin, l’Ohio et ailleurs pour affaiblir les syndicats du service public ont suscité une forte réaction : le syndicalisme est redevenu un enjeu politique. Ceci en dépit du déclin séculier du taux de syndicalisation : selon le Bureau of Labor Statistics (Bureau des statistiques du travail), seulement 14,7 millions d’Américains sont actuellement syndicalisés, soit 11,9% de la population active, alors qu’en 1983 ce taux s’élevait à 20,1%. Si l’opinion s’explique partiellement en fonction de l’affiliation partisane, l’électorat républicain étant plus souvent critique à l’égard des syndicats que celui des démocrates, il est notoire que la charge menée par les élus républicains contre les organisations de salariés n’est pas non plus vigoureusement appuyée par leurs électeurs. Il y a un décalage patent entre l’image largement positif des syndicats dans l’opinion publique et les attaques virulentes que mènent les dirigeants républicains.
La rhétorique antisyndicale des républicains a du mal à passer auprès de l’opinion publique américaine. Selon un sondage récent de Bloomberg National Polls, 63% des Américains trouvent que les États ne devraient pas être autorisés à rompre leurs engagements envers les retraités. Si 46% acceptent que les États demandent aux fonctionnaires de faire des sacrifices pour réduire les déficits, la moitié de sondés s’opposent à ce que les gouverneurs fassent des employés publics les boucs émissaires de la crise. Dans ce cas, l’opinion reflète plus ou moins les clivages politiques. D’autre part, 63% des sondés (dont la majorité des démocrates et des indépendants) estiment que les grandes entreprises sont plus puissantes sur le plan politique que les syndicats.
Les syndicats du secteur public ont une image favorable qui dépasse très largement le seul électorat démocrate : 72% les regardent d’un œil positif, alors que 17% en ont une opinion défavorable. 64%, d’ailleurs, dont de nombreux républicains, trouvent que les fonctionnaires devraient avoir le droit de pouvoir négocier leurs salaires de manière collective. Les Américains sont presqu’aussi nombreux (63%, dont 55% des républicains) à dire que les États ne devraient pas être autorisés à rompre leurs engagements envers les retraités actuels, même quand ces États sont déficitaires.
En dépit de cette opinion, les républicains poursuivent leurs attaques. Après leurs efforts au niveau des États, ils mènent à présent l’offensive au niveau national. Début mars, plusieurs sénateurs républicains ont proposé un projet de loi intitulé le « National Right To Work Act ». Il s’agit d’étendre au niveau national la pratique observée dans de nombreux États, notamment du Sud, consistant à donner aux salariés dans certains lieux de travail le « choix » de ne pas adhérer systématiquement à un syndicat au moment de l’embauche. Ils insistent ainsi sur la notion du choix individuel – articulé de manière quelque peu démagogique dans la notion du « droit de travail » (« right to work ») – soit le droit, dans le discours politique américain, de ne pas rejoindre un syndicat).
Il est à noter que cette législation est proposée par des sénateurs qui ont cultivé l’électorat du « Tea Party », tels Jim DeMint (le « parrain » du mouvement) et les sénateurs nouvellement élus que sont Rand Paul (Kentucky), Mike Lee (Utah), et Pat Toomey (Pennsylvanie). Ils dénoncent l’ « adhésion forcée aux syndicats » (« forced unionism »), surtout quand ces mêmes syndicats sont engagés politiquement (en faveur des démocrates) comme une enfreinte aux libertés individuelles et comme « contraire à l’esprit républicain ».
Si les Américains gardent néanmoins une opinion globalement favorable des syndicats, c’est peut-être parce qu’ils reconnaissent la mauvaise foi dans cette notion du « right to work ». Une récente étude du Higgins Labor Studies Program à l’université de Notre-Dame (Indiana) est sur ce point révélatrice. Ce rapport est une réplique à la Chambre de commerce de l’Indiana, qui a prétendu que la législation « right to work » profite aux salariés : en rendant les salaires plus « compétitifs » dans le court terme (du fait de l’affaiblissement des syndicats), elle entrainerait la montée des salaires dans le long terme, parce que cette législation rendraient ces États plus attirants aux entreprises. Mais selon le centre Higgins, de tels arguments trouvent peu d’appui dans les faits. Le revenu médian par ménage est, en moyenne, inférieur au revenu médian national dans les 22 États où le principe du « right to work » est en vigueur. Parmi ces mêmes États, la vaste majorité – 18 – ont des revenus médians par ménage inférieurs au niveau national. D’autre part, les entreprises semblent relativement peu disposées à se relocaliser vers des États adoptant de tels dispositifs : des pays comme l’Inde et la Chine sont largement préférés aux États observant le « right to work ».
Le rapport conclut sur un soutien au principe du « right to work » dans le contexte de la forte montée des inégalités salariales, la concurrence croissante au niveau des salaires (vers le bas) entre les entreprises, et la mondialisation des échanges de ces trente dernières années. Ils comparent la période actuelle avec celle de l’après-guerre (les « Trente glorieuses ») : « Pendant cette période, les États accueillants envers les syndicats (« union-friendly states ») dans le Nord-est, le Midwest, et sur la côte ouest étaient à la tête d’un mouvement vers la construction d’une société moderne axée sur les classes moyennes, caractérisé par un niveau de vie croissant, une montée de la propriété immobilière et des opportunités éducatives, et l’ascension sociale de génération à génération ».
A en croire les sondages, le public américain semble reconnaître ces faits de façon implicite. Ils suggèrent que les Américains divergent sur la question des sacrifices que les salariés du secteur public doivent accepter en période de crise budgétaire ; sur le pouvoir et la nocivité des grandes entreprises ; et sur les engagements politiques des syndicats. Mais ils gardent toutefois une image largement positifs des syndicats eux-mêmes (en tous les cas, leur approbation dépasse le seul clivage républicain-démocrate). L’assaut antisyndical mené par les républicains s’explique davantage par l’influence des bailleurs de fonds des républicains que par leur électorat. L’enjeu politique est aujourd’hui de démontrer aux Américains le lien entre cette politique et la montée des inégalités et de l’insécurité économique dans notre situation actuelle.
Pour lire le texte avec les nombreuses références on va sur le blogue de l’auteur sur le site d’Alternatives Economiques.
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