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Le samedi 23 avril 2022

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La mondialisation est-elle coupable ?

Entretien avec Daniel Cohen, professeur d’économie à l’ENS et Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS. Propos recueillis par Thierry Pech, Christian Chavagneux.

Désindustrialisation, inégalités, crise écologique…, de quoi la mondialisation est-elle responsable et quelles réponses y apporter ? Les analyses de deux économistes aux opinions contrastées.

La désindustrialisation et la montée des inégalités sont-elles, selon vous, liées à la mondialisation ?

Daniel Cohen : L’impact du commerce mondial sur l’emploi se situe principalement dans l’industrie. Mais la réciproque n’est pas vraie : le gros des destructions d’emplois dans le secteur industriel tient davantage aux gains de productivité qu’au commerce mondial. Au cours des dernières années, ceux-ci ont été deux à trois fois supérieurs dans le secteur industriel – de l’ordre de 4 % – à ce que l’on observe en moyenne dans le reste de l’économie. Autrement dit, pour produire la même quantité de biens industriels, il faut 4 % de travailleurs en moins chaque année. Au total, on peut dire que 10 % à 15 % des destructions d’emplois industriels sont liés au commerce international, et de 85 % à 90 % aux gains de productivité.

On peut d’ailleurs suivre leur impact d’une autre manière : en examinant la part du secteur industriel en volume, c’est-à-dire en neutralisant l’effet de la baisse des prix sur le partage de la valeur ajoutée. Si la mondialisation était responsable de la désindustrialisation, alors la part de l’industrie devrait se contracter en volume, à mesure que le quantum de biens fabriqués se réduit. Or, ce n’est pas le cas. De 1997 à 2007 par exemple, c’est-à-dire au moment où la mondialisation explose véritablement, la part en volume de l’industrie reste constante. Le commerce international n’est donc pas le principal coupable de la désindustrialisation, même s’il y contribue. A l’inverse, les pays qui ont le mieux défendu leur emploi industriel, comme l’Allemagne, sont des pays fortement exportateurs.

Jacques Sapir : Je m’explique la désindustrialisation d’une autre manière. En réalité, c’est un phénomène relativement récent. Jusqu’au milieu des années 1990, les gains de productivité dans les pays émergents n’étaient pas de nature à modifier le rapport de forces avec les pays dominants. En revanche, depuis le milieu des années 1990, on observe des gains de productivité très importants dans des pays comme la Chine ou en Europe de l’Est. Dès lors, des activités, par pans entiers, quittent les pays industrialisés.

Cependant, le fait que les sociétés restent très souvent localisées dans ces pays mais se livrent désormais à un assemblage de composants qui proviennent d’ailleurs tend à masquer l’impact global de ce processus. La capture de la valeur ajoutée par ces entreprises tend à minorer le rôle des sous-traitants. Quand on tient compte de ces biais comptables, même un pays comme l’Allemagne connaît la désindustrialisation. Les économistes allemands parlent d’ailleurs du passage du  » made in Germany  » au  » made by Germany « .

Si l’on raisonne non en  » valeur ajoutée à prix constants « , ce que fait Daniel Cohen, mais en temps de travail, la déperdition d’activité aux profits de ces pays émergents est très nette. Et comme l’accroissement des salaires dans les émergents est plus lent que dans les pays anciennement industrialisés, il se crée un décalage en termes de coût du travail et une concurrence de plus en plus dure sur les salaires et les avantages sociaux. Pour un nombre croissant de salariés, le message des entreprises est très clair :  » si vous n’acceptez pas, on délocalise dans un autre pays.  » Ces délocalisations peuvent être directes mais aussi indirectes, par exemple lorsqu’une entreprise conçoit un produit et décide de le produire dans un pays émergent plutôt qu’en Allemagne ou en France.

Enfin, il faut souligner la capacité de certains pays, essentiellement la Chine et l’Inde, à remonter en gamme. Ce qui remet en cause l’idée selon laquelle nous pourrions conserver les productions à plus haute valeur ajoutée, maintenant ainsi notre avantage compétitif. Au contraire, on assiste à un phénomène de rattrapage tout à fait normal et prévisible.

L’impact de la mondialisation sur l’emploi est-il très important ?

J. S. : Il l’est en effet, mais à condition d’intégrer tous les facteurs. Il y a un effet de délocalisation directe (une usine quitte la France) ; un effet dit  » indirect  » qui prend en compte la conception de produits faits pour être fabriqués dans ces pays émergents et être après réimporter ; et un effet de dépression salariale, qui entraîne une stagnation du marché intérieur, en raison de la pression exercée par ces pays émergents. Selon moi, si l’on éliminait les effets du libre-échange, le taux de chômage en France en 2007 aurait été de l’ordre de 3 %ou 3,5 %, au lieu de 8 %. En outre, le salaire médian en France stagne tandis que le salaire moyen continue d’augmenter. Cela a évidemment des conséquences sur le niveau de la demande intérieure, et donc sur l’emploi.

D. C. : L’argument selon lequel la mondialisation produit des effets à la fois sur l’emploi et sur la rémunération nous ramène à la question des inégalités. En réalité, la plupart des facteurs qui expliquent leur montée se sont mis en place avant que la mondialisation ne batte son plein entre 1995 et 2005. C’est le cas de la réorganisation des entreprises, dès les années 1980, laquelle s’accompagne, ce n’est pas un hasard, d’une désyndicalisation qui fait voler en éclats les normes salariales auparavant garanties par les syndicats. C’est ce tournant  » paradigmatique  » des années 1980 qui est à mes yeux le moment crucial. Comme le dit très bien le philosophe Peter Sloterdijk, la chute du mur de Berlin joue aussi son rôle. Avant, les ouvriers qui voulaient obtenir gain de cause pouvaient regarder vers l’Est pour rappeler que la paix sociale avait un prix. Ce n’est plus le cas ensuite.

Au total, la mondialisation apparaît comme un phénomène assez tardif dans cette séquence. Quand elle commence à produire pleinement ses effets à partir de la fin des années 1990, les dés sont déjà jetés.

Une nouvelle explication des inégalités doit être avancée cependant. C’est l’apothéose du 1 % le plus riche dont parle Thomas Piketty et qui se détache du reste de la société. Mais ce phénomène a moins à voir avec la mondialisation qu’avec la financiarisation. Une petite élite a en réalité réussi à capter une rente, comme le montre pour la France les travaux d’Olivier Godechot (voir page 40).

La mondialisation peut-elle se poursuivre dans un contexte de crise écologique ?

D. C. : La question majeure que pose la mondialisation aujourd’hui, c’est en effet la question écologique. Le problème que la Chine représente pour le monde réside principalement dans l’encombrement de la planète et de l’écosystème, et la hausse du prix des matières premières. D’un point de vue comptable, il semble que l’on puisse dire que les bénéfices de la mondialisation ont été globalement positifs jusqu’à 2005-2006 en termes de pouvoir d’achat. Les classes laborieuses ont pu avoir accès à des biens manufacturés moins chers. Mais arrive un moment où ce bénéfice ne suffit plus à compenser la hausse du prix des matières premières. L’effet d’entraînement de la Chine sur l’économie mondiale, à l’heure où elle cherche un modèle de croissance plus autocentré, risque d’être beaucoup plus faible que son pouvoir de nuisance sur le prix des matières premières. C’est le vrai moment de bascule.

J. S. : A long terme, c’est vrai. Mais, dans l’immédiat, il faut prendre en compte la dimension financière des marchés de matières premières. A travers le jeu des marchés de dérivés, toutes les matières premières sont devenues des placements. Certains mouvements de hausse ne s’expliquent pas autrement. A partir de fin 2009, le prix du pétrole est reparti à la hausse, mais, dans le même temps, le stockage du pétrole a augmenté. La production était donc largement supérieure à la consommation. Il y a là quelque chose qui ne peut s’expliquer que par la dimension financière. L’idée de l’épuisement des ressources va jouer, mais à long terme. Dans l’immédiat, il faut mettre l’accent sur la dimension purement financière des marchés de matières premières.

D. C. : A partir du moment où on atteint le pic pétrolier, les commodities, et notamment le pétrole, cessent d’être un bien productible. Jusque-là, l’offre, la demande et le coût de fabrication déterminent le prix. A partir du pic pétrolier, on entre dans une situation de rareté, il y a une rente à se partager. Et c’est parce qu’il y rareté que le terrain est propice à la financiarisation.

J. S. : Je ne suis pas convaincu. Si le prix du pétrole s’installe de manière stable à 130 ou 140 dollars le baril, alors les pétroliers vous diront qu’on a des réserves mondiales pour environ deux cents ans. A 80 dollars le baril, les réserves seront épuisées en 2055 ou 2060. La question des réserves est dépendante du prix. Si on peut voir le prix du pétrole augmenter en même temps que le stockage, c’est parce qu’il y a aussi une question monétaire. A partir du moment où un doute assez radical porte sur la valeur du dollar, de l’euro et généralement sur les monnaies, tout le monde cherche d’autres supports capables de conserver la valeur. Dès la fin de 2007, les banques d’affaires voulaient se dégager des marchés monétaires sur lesquels elles avaient massivement investi pour aller vers autre chose, et notamment vers les matières premières. Ce processus a été accéléré par la crise financière de 2008 et est aujourd’hui absolument majeur. Bien sûr, on aura des problèmes d’épuisement des ressources à la fin du siècle. En même temps, chaque fois que les prix montent, on découvre de nouvelles réserves et de nouvelles formes d’utilisation.

Fondamentalement, aujourd’hui, la question que l’on doit se poser est celle de l’usage de ces ressources naturelles comme réserves de valeur, une fonction essentiellement financière qui entraîne une hausse des prix et favorise leur volatilité. C’est très grave, car on ne peut plus construire une politique de substitution en situation de très grande volatilité des prix.

Sommes-nous arrivés à un point où, comme le suggère un nombre croissant d’observateurs, il faudrait avoir recours à des solutions protectionnistes ?

J. S. : Oui, mais la question est de savoir comment. Il y a un protectionnisme de nature écologique, qui consiste à taxer les produits provenant de pays qui n’appliquent pas certaines réglementations. Se pose ensuite la question de la différence en matière de coût salarial. Peut-on induire une convergence vers le haut ? On pourrait imaginer des mesures protectionnistes qui soient associées, par des accords internationaux, à des mécanismes par lesquels les pays qui ont des droits de douane acceptent de rétrocéder ces recettes aux pays taxés pour financer la mise en place progressive de formes de protection sociale. C’est ce que l’on pourrait appeler du protectionnisme altruiste :  » on va vous taxer jusqu’à ce que votre niveau de protection sociale soit à peu près équivalent au nôtre, tout en vous permettant, par des transferts financiers, de monter en puissance beaucoup plus rapidement.  »

D. C. : Il y a eu un grand débat sur les excédents aberrants de la Chine qui sont montés à plus de 10 % du produit intérieur brut (PIB). La sous-évaluation du yuan a joué en la matière un rôle important. On ne peut s’entendre sur un système commercial, et accepter de voir les accords ruinés par des déséquilibres durables de la valeur des monnaies.

Mais le problème central est celui de l’instauration d’une gouvernance mondiale dans laquelle on puisse incorporer les différentes normes, qu’elles soient sociales ou environnementales. L’Organisation internationale du travail (OIT) produit des normes très précises sur les conditions de travail dans tel ou tel secteur. Il en faudrait l’équivalent en matière environnementale. Et toutes ces normes devraient pouvoir être incorporées dans un système global, dont l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui en serait solidairement responsable. Il ne faut pas oublier que le bien le plus précieux, dans la période actuelle, est le multilatéralisme. Sans institutions multilatérales fortes, on restera dans le chaos.

Pour lire le texte on va sur Alternatives Economiques n° 303 – juin 2011 Article issu du dossier Mondialisation : le début de la fin ?

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