L’auteur invité est Dani Rodrik est professeur d’économie politique internationale à l’université d’Harvard. Il a écrit un livre intitulé The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy.
Je viens de présenter mon dernier livre The Globalization Paradox à différents auditoires. J’ai maintenant l’habitude des réactions des lecteurs. Pourtant lors de l’une de ces rencontres, l’économiste chargé de présenter le livre m’a lancé une pique à laquelle je ne m’attendais pas : « Rodrik veut rendre le monde plus sûr pour les politiciens ! »
Pour bien se faire comprendre, il a évoqué ce qu’avait déclaré l’ancien ministre japonais de l’agriculture, à savoir que le Japon n’importe pas de viande de bouf parce que l’intestin des Japonais est particulièrement long. Sa plaisanterie a suscité quelques rires. Tout le monde aime se moquer des hommes politiques.
Mais son propos avait une visée plus profonde, il voulait dénoncer une erreur fondamentale dans mon raisonnement. Il était évident pour lui que l’idée de laisser une plus grande marge de manouvre aux responsables politiques était parfaitement ridicule – et il supposait que l’assistance partageait son point de vue. Il sous-entendait que s’ils étaient moins bridés, les politiciens prendraient des décisions absurdes qui freineraient l’activité des marchés et stopperaient la croissance économique.
Cette critique traduit une incompréhension totale du fonctionnement les marchés. Formés par des manuels qui obscurcissent le rôle des institutions, les économistes croient que les marchés fonctionnent en vase clos, sans intervention des pouvoirs publics orientée dans un but précis. Adam Smith avait peut-être raison de dire que la propension des hommes à communiquer et à faire des échanges entre eux est quelque chose d’inné, mais le marché à lui seul n’y suffit pas, car son fonctionnement nécessite beaucoup d’autres choses.
Ainsi les marchés modernes ne pourraient exister sans toute une infrastructure dans le domaine du transport, de la logistique et de la communication, ce qui nécessite des investissements publics. Il faut des institutions pour veiller à l’application des contrats et à la protection du droit de propriété, une réglementation qui permette aux consommateurs de prendre des décisions en toute connaissance de cause et garantisse que les effets externes soient internalisés et que l’action du marché ne soit pas entravée. Le bon fonctionnement des marchés suppose l’existence de banques centrales et d’institutions pour éviter les paniques financières et des cycles des affaires trop brutaux, ainsi qu’un système de protection sociale pour légitimer leurs effets distributifs.
Pour être efficaces, les marchés doivent être intégrés dans des mécanismes plus larges de gouvernance collective. C’est pourquoi les économies les plus riches, celles qui ont les marchés les plus performants, sont également celles qui ont le secteur public le plus étendu.
Une fois reconnue la nécessité d’une réglementation des marchés, nous devons nous demander à qui il revient de l’établir. Les économistes qui contestent la valeur de la démocratie laissent parfois entendre que l’alternative à une gouvernance démocratique est la prise de décision par les rois des philosophes platoniciens, à savoir les économistes !
Ce scénario n’est en rien souhaitable. Moins le système politique est transparent, moins il est représentatif des citoyens et responsable devant eux, plus grand est le risque que des groupes d’intérêt détournent la réglementation à leur profit. Certes la démocratie elle-même peut aussi être détournée, mais elle reste le meilleur rempart contre l’arbitraire.
Par ailleurs pour décider d’une réglementation des marchés, il ne suffit pas de se préoccuper de leur efficacité. Il faut choisir entre différents objectifs – la stabilité ou l’innovation par exemple – ou entre différentes formes de redistribution des richesses. Ce n’est pas une tâche pour des économistes, car s’ils connaissent le prix de beaucoup de choses, ils n’en connaissent pas nécessairement leur valeur.
Il est vrai que diminuer le pouvoir des élus permet parfois d’améliorer la gouvernance démocratique. Déléguer le pouvoir de réglementer à des organes quasi indépendants est opportun quand les problèmes à traiter sont techniques et ne soulèvent pas de question de distribution des richesses, quand le marchandage politique se fait au détriment de l’intérêt général ou quand les responsables politiques ne prennent pas en compte les conséquences à long terme de leurs décisions.
Les banques centrales indépendantes illustrent parfaitement cela. Il revient peut-être aux dirigeants politiques élus de fixer des objectifs en matière d’inflation, mais ce sont les technocrates des banques centrales qui décident des moyens pour y parvenir. Mais dans ce cas les banques centrales doivent généralement rendre des comptes aux dirigeants politiques et s’expliquer si l’objectif n’est pas atteint.
De la même manière, il est parfois judicieux de déléguer des pouvoirs à des organisations internationales. Des accords internationaux pour limiter les taxes douanières ou réduire les émissions de gaz toxiques ont toute leur utilité, mais les économistes ont tendance à justifier ces contraintes sans examiner suffisamment ce qui les sous-tend. C’est une chose que d’être en faveur de contraintes extérieures destinées à améliorer la débat démocratique (en empêchant le court-termisme ou en exigeant la transparence par exemple), c’en est une autre que de dénaturer la démocratie en donnant la priorité à des intérêts particuliers.
Ainsi les exigences en capital formulées par le Comité de Bâle traduisent essentiellement l’influence des grandes banques. Si la réglementation était établie par des experts financiers, elle serait beaucoup plus stricte. Et si elle résultait d’un processus purement national, les puissances financières auraient un peu moins leur mot à dire, alors que des acteurs représentant des intérêts différents pourraient s’exprimer.
De manière analogue, malgré la rhétorique beaucoup d’accords de l’Organisation mondiale du commerce ne résultent pas de la recherche de l’intérêt général, mais de la capacité de pression des multinationales. Pour donner un exemple, la réglementation internationale sur les brevets et la réglementation sur le copyright traduisent respectivement l’influence des compagnies pharmaceutiques et celle d’Hollywood. Les économistes critiquent ces réglementations car elles imposent des contraintes injustifiées aux pays pauvres pour se procurer des médicaments pas trop coûteux et elles constituent un obstacle à leur développement technologique.
Le choix entre une décision démocratique prise au plan national et une décision imposée de l’extérieur n’est pas le choix entre le bien et le mal. Même quand le processus démocratique laisse à désirer au niveau national, rien ne garantit que des institutions internationales feraient mieux. Souvent il faut choisir entre faire le jeu de lobbies étrangers ou de lobbies nationaux. Dans ce dernier cas, au moins l’argent reste dans le pays.
Au bout du compte, la question est de savoir à qui donner le pouvoir de décider de la réglementation des marchés. Force est d’admettre cette réalité de l’économie mondiale : la légitimité démocratique réside pour l’essentiel au sein des Etats-nations. C’est pourquoi je plaide volontiers coupable face à l’accusation de mon contradicteur. Oui, je veux un monde plus sûr pour les dirigeants politiques des pays démocratiques. Et franchement je me pose des questions au sujet de ceux qui n’en veulent pas !
Copyright: Project Syndicate, 2011.
www.project-syndicate.org
Pour un podcast en anglais de cet article :
http://media.blubrry.com/ps/media.libsyn.com/media/ps/rodrik56.mp3
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
Pour lire le texte on va sur le site de Project Syndicate
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