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Le samedi 23 avril 2022

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L’inflation contre la dette

L’auteur invité est Denis Clerc, fondateur du magazine Alternatives Economiques.

Brisant un véritable tabou, l’ancien chief economist du FMI Kenneth Rogoff propose une inflation modérée comme moyen de réduire les dettes. Une solution qui a fait ses preuves dans le passé, mais qui implique pour les entreprises de moins rémunérer leurs actionnaires…

Enfin ! Un des grands économistes contemporains, ancien « chief economist » du Fonds monétaire internatyional (FMI), a osé l’écrire. Evidemment, au seul énoncé de cette fonction passée, beaucoup de lecteurs hausseront les épaules et penseront que rien de bien intéressant ne peut sortir de ce type de plume qui nous a longtemps affirmé que l’unique solution aux problèmes économiques contemporains résidait dans la libéralisation, la privatisation ou la réduction des impôts et de la dépense publique. On sait où cela nous a menés. Certes, depuis quelque temps, le vocabulaire de l’institution s’est enrichi de quelques termes nouveaux – crise, réglementation, bulle ou relance –, mais qui ressemblent davantage à un masque qu’à une repentance.

Qu’écrit donc Kenneth Rogoff – car c’est de lui qu’il s’agit – dans Les Echos du 4 août ? Une phrase résume son propos : le problème actuel, écrit-il, est celui de « l’endettement catastrophique qui touche l’économie à l’échelle mondiale et auquel il sera impossible de remédier rapidement sans la mise en place d’un système de transfert de la richesse des créanciers aux débiteurs, en recourant au choix soit du non-paiement, soit de la répression financière, soit de l’inflation. » En clair, la dette globale – celle des Etats, mais aussi celle des ménages et celle des entreprises – est trop lourde pour penser qu’elle sera remboursée : les débiteurs seront étranglés avant d’y parvenir, et tout le monde, créanciers compris, supportera douloureusement les conséquences de cet étranglement. Que faire alors ? On peut passer l’éponge (faillite, défaut de paiement ou annulation de tout ou partie de la dette). On peut aussi imposer une baisse, voire une suppression des intérêts sur la dette pour la rendre supportable (c’est la « répression financière »). On peut enfin recourir à l’inflation : les prix augmentent, les salaires et les autres revenus également, ce qui permet de réduire le poids relatif de la dette.

Dans les deux premières solutions, ce sont les créanciers qui payent la note. Dans la troisième – l’inflation –, le coût de la vie augmente tandis que tous les revenus n’augmentent pas forcément à la même vitesse : il y a donc des gagnants (ceux qui parviennent à augmenter leurs prix ou leurs revenus plus vite que les prix d’ensemble) et des perdants. Mais, à coup sûr, parmi ces derniers, il y a tous les créanciers qui avaient prêté à taux fixe : lorsque les prix augmentent de 10 % et que le taux d’intérêt sur les prêts accordés est de 3 %, le prêteur perd chaque année 7 % sur ce qu’il a prêté. Ou, ce qui revient au même, l’emprunteur voit sa dette s’alléger de 7 % chaque année en termes de pouvoir d’achat.

Les leçons de l’histoire

Injuste ? C’est ce qu’ont toujours déclaré les partisans des politiques anti-inflationnistes. On se souvient par exemple de Pierre Bérégovoy, qui, dans les années 1980, d’abord comme ministre des Finances, puis comme Premier ministre, présentait la « désinflation » comme un gain de pouvoir d’achat. Pourtant, c’est durant cette période que la part des salaires dans le partage de la valeur ajoutée des entreprises a diminué de 7 points. Tandis que c’est grâce à l’inflation que des millions de ménages ont acquis leur logement dans les années 1960 et 1970 : le remboursement et le coût de leurs emprunts immobiliers était allégé chaque année au rythme de l’inflation.

En remontant quelque peu le temps, il n’est pas inutile d’évoquer le débat monétaire des années 1920. Durant la guerre de 1914-1918, les prix avaient en gros quadruplé tant en Grande-Bretagne qu’en France : dans les deux cas, l’Etat avait assez largement financé l’effort de guerre en faisant marcher la « planche à billets » (la création monétaire par le biais d’avances non remboursables de la Banque centrale) plutôt que par l’impôt. Avant la guerre, le franc comme la livre sterling étaient convertibles en or sur simple demande de leurs détenteurs. Cette convertibilité avait été suspendue pendant la guerre. Celle-ci terminée, les deux pays souhaitaient la rétablir. Mais sur quelle base ? En prenant acte que les prix, entretemps, avaient été multipliés par quatre ? Dans ce cas, il fallait diviser par quatre la quantité d’or contre laquelle un franc ou une livre pouvait être converti. Cette solution revenait à prendre acte de l’inflation : ceux qui la préconisaient étaient qualifiés de « dévaluateurs ». La deuxième solution consistait à faire d’abord baisser les prix intérieurs, pour revenir aux prix d’avant-guerre, de sorte que, cet objectif atteint, le retour à l’ancienne convertibilité puisse se faire. C’était la solution de la déflation. Le gouvernement britannique choisit cette solution, préconisée par Winston Churchill qui était alors « Chancelier de l’Echiquier » (ministre des Finances). Le gouvernement français, sous la houlette de Poincaré, choisit la première solution, en dévaluant fortement le franc.

Les faits tranchèrent : dès 1924, la Grande-Bretagne voyait son chômage dépasser le seuil des deux millions, et les marches de chômeurs se multiplier, alors que rien de tel n’était constaté en France. Pourquoi ? Les débats entre les grands actionnaires de la Banque de France (qui était alors privée) sont éclairants sur ce point. Rothschild, le banquier, s’opposait vigoureusement à Wendel, l’industriel. Le premier défendait les créanciers, car le métier des banques est de faire crédit : pas question d’être remboursé en monnaie de singe, d’où le choix de la déflation. Le second, au contraire, défendait les emprunteurs, car les profits des industriels ne suffisent en général pas à autofinancer leur croissance. La dévaluation – qui officialisait et pérennisait la perte de pouvoir d’achat du franc – facilitait le remboursement des dettes, puisqu’un franc emprunté en 1914 pouvait être remboursé avec un franc ayant perdu trois quarts de sa valeur. Le choix français avantageait les investisseurs au détriment des banquiers, le choix britannique aboutissait à l’inverse. Avec cinq ans d’avance sur le reste du monde industriel, la Grande-Bretagne entra dans la Grande Crise. L’inflation, en rendant moins risqués les paris sur l’avenir qu’implique un financement d’investissements à crédit, favorise ces derniers, donc l’emploi… à condition qu’elle ne dégénère pas en hyper-inflation.

L’inflation comme outil de domestication de la finance

Cela se passait il y a près d’un siècle. Est-ce encore valable aujourd’hui ? Le fait de déprécier les créances existantes permet toujours d’alléger le fardeau de la dette : si je dois rembourser chaque année 10 000 euros, avec une inflation de 5 % par an durant dix ans, la ponction de pouvoir d’achat que je devrai subir sera allégée de 5 % la première année … et de 40 % la dixième année. Mais il s’accompagne d’une conséquence qu’il ne faut pas sous-estimer. Les banques et les organismes financiers, anticipant ces évolutions, peuvent se prémunir contre elles en indexant leurs taux d’intérêt sur l’inflation, ou en les augmentant si elles ne peuvent pratiquer de taux variables. Il y a donc un risque de renchérissement compensateur du coût du crédit : ce que les organismes de crédit perdent du fait de la réduction de valeur du capital prêté, ils s’efforceront sans doute de le remplacer par un taux d’intérêt plus élevé. Ce qui devrait inciter les entreprises à moins emprunter, donc à davantage pratiquer l’autofinancement. Donc à distribuer une moindre part de leurs bénéfices à leurs actionnaires, alors qu’actuellement elles distribuent plus que leur résultat net après impôt, l’intégralité de leurs investissements nets (ceux qui excèdent le montant des amortissements de l’année) étant financée à crédit, un crédit devenu très bon marché. En réduisant sensiblement ce déversement des gains des entreprises dans les poches des actionnaires et des fonds qui gèrent leur argent, une des sources de l’expansion démesurée de la financiarisation de nos économies serait ainsi découragée.

Kenneth Rogoff, keynésien modéré et plutôt libéral, conclut son article ainsi : « Le seul moyen pratique d’écourter la douloureuse période de désendettement et de croissance ralentie à venir consisterait en un recours modéré à l’inflation, disons de 4 à 6 %, pendant plusieurs années. » Même s’il n’y voit pas le moyen d’affaiblir une finance devenue hypertrophiée et dangereuse, mais seulement une façon de réduire l’effort démesuré imposé actuellement par le désendettement des Etats, il faut lui savoir gré de mettre ainsi fin à un tabou imposé depuis trente ans par les monétaristes. L’ancien tabou n’est pas (encore ?) devenu souhaitable, il est seulement réintégré dans le domaine des possibles. C’est un pas décisif que les moins dogmatiques des économistes viennent ainsi de franchir : l’inflation n’est plus un monstre à vaincre, mais un moyen envisageable pour affronter – et domestiquer – la toute puissance des marchés.

Pour lire le texte, on va sur le site d’Alternatives Economiques

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