L’auteur invité est Claude Vaillancourt, écrivain, professeur de littérature et coprésident d’Attac-Québec
L’Europe a été victime de puissantes secousses cet été. Certes, il est difficile d’établir un lien clair entre l’effondrement des Bourses, la folie meurtrière d’un extrémiste de droite en Norvège et de violentes émeutes en Angleterre. Mais ces événements révèlent le malaise d’un continent bouleversé par des changements majeurs. Or, le virage d’une Europe sociale vers un modèle de plus en plus libéral ne se fait pas sans heurt. D’autant plus qu’il a été effectué sans que la population ne soit vraiment consultée.
Plusieurs pays sont affectés par une dette énorme et qui ne cesse de grandir, par des plans d’austérité qui détruisent les vestiges de l’État providence, par un chômage endémique, surtout chez les jeunes. On peut se demander ce qui reste de cette Europe progressiste et égalitaire qui faisait l’envie du reste du monde.
Il faut chercher du côté de l’Union européenne, et plus précisément du traité de Lisbonne, si on veut tenter de comprendre un pareil effondrement. Rappelons que ce traité touffu et volumineux, au langage alambiqué, est une réécriture à peine modifiée du Traité constitutionnel européen (TCE) rejeté par trois référendums (en France, aux Pays-Bas et en Irlande). L’imposition de ce traité hors des voies véritablement démocratiques est en soi très inquiétante.
Les Européens doivent maintenant en subir les conséquences très concrètes. L’un des aspects les plus étonnants du traité est l’interdiction aux pays européens d’avoir recours à la Banque centrale européenne pour se renflouer. Ceux-ci doivent obligatoirement emprunter aux marchés financiers. Ce qui crée le résultat suivant : la Banque centrale prête à faibles taux d’intérêts aux banques privées qui, à leur tour, prêtent aux États, mais à des taux d’intérêts nettement plus élevés!
Les États perdent ainsi le contrôle de leur dette qu’ils ne peuvent pas atténuer par des mesures politiques. Les dettes deviennent objet de spéculation, ce qui profite à des financiers voraces et les rend encore plus instables. «L’Union européenne en tant que puissance économique et politique, disposait des outils pour contrer les attaques des spéculateurs, a dit l’économiste Jean-Philippe Fitoussi à la revue Marianne (13 au 19 août 2011). Mais le traité de Lisbonne, qui est en fait la constitution de l’Europe, en interdit spécifiquement l’usage!»
Une spirale descendante
Les Européens sont pris dans une spirale descendante dont on ne voit plus la fin. Les États se sont endettés parce qu’ils ont choisi de se priver de revenus, notamment en accordant d’importantes baisses d’impôts, surtout aux grandes compagnies et aux plus riches. Mais la dette a cru considérablement lors de la crise de 2008, alors qu’il a fallu renflouer des banques cupides et irresponsables.
Parce qu’ils sont lourdement endettés, les gouvernements doivent mettre en place des plans d’austérité pour «rassurer les marchés financiers» — pourtant coupables du désordre. Mais ces plans ne sont jamais suffisants pour ces derniers. Et les coupes ne permettent pas d’épargner des sommes convenables pour venir à bout des déficits, alors qu’elles sont catastrophiques en termes de dommages sociaux.
Ces mesures d’austérité sont faussées à la base : elles s’attaquent à des dépenses publiques qui n’ont pas augmenté depuis plusieurs années et qui ne sont pas une raison majeure de l’endettement. Elles ne feront qu’enfoncer les États dans la récession, puisque les citoyens appauvris perdent de leur pouvoir d’achat et qu’il n’est plus possible de mettre en marche des plans de relance.
Certes, tous les pays européens ne vivent pas la même situation. L’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas, grâce à leurs exportations, maintiennent le cap, tout en ne résistant pas entièrement à l’effet d’entraînement des politiques d’austérité. La Norvège, riche de son pétrole, hors de l’Union européenne (mais liée par plusieurs ententes avec celle-ci), conserve d’importantes politiques sociales. Mais la profonde intégration économique de l’Europe, l’interdépendance entre tous les pays du continent, font que tous demeurent fragiles. Les idées et les inquiétudes traversent aisément les frontières, et certains problèmes sont semblables — la réaction de rejet des immigrants, les coupes budgétaires, l’accroissement des inégalités, par exemple —, même si la situation économique est différente.
Les citoyens européens, quant à eux, perdent espoir. La domination des marchés financiers est si grande que les gouvernements renoncent à utiliser les leviers qui leur permettraient d’effectuer d’importants changements. Les partis au pouvoir, de droite ou de gauche, ont tous adopté des plans d’une grande rigueur, en privatisant, déréglementant, coupant les programmes sociaux, réduisant drastiquement leurs dépenses. La démocratie est réduite à un exercice futile : un vote qui ne changera rien.
Des réactions variées
Déconcertés, les Européens se trouvent à payer pour une crise dont ils ne sont pas responsables, alors que les banques et les financiers accumulent des profits faramineux. Ce climat d’injustice et d’instabilité engendre les réactions les plus diverses, mais qui expriment toutes un grand malaise.
L’extrême droite profite de la crise en semant la confusion. Marine Le Pen, présidente du Front national, adopte un discours aux accents altermondialistes, dénonce le Fonds monétaire international (FMI) et le libre-échange, tout en soutenant les positions racistes de son parti. Dans plusieurs pays, l’immigrant devient le bouc émissaire, le voleur d’emploi sur lequel on se soulage de ses frustrations. Des partis politiques d’extrême droite deviennent des forces politiques là où ils étaient des groupuscules il y a quelques années, comme en Suède, en Finlande ou en Hongrie. Ceux bien établis, en France et en Autriche, profitent d’une nouvelle lancée.
Parfois, les réactions au malaise sont viscérales et spontanées, comme lors des récentes émeutes en Angleterre. Devant un avenir bouché, les jeunes des quartiers défavorisés ont perdu, avec les plans d’austérité particulièrement sévères du gouvernement de David Cameron, les quelques mesures sociales qui leur facilitaient l’existence. Il ne leur restait plus, dans une colère aveugle, que de tout saccager et s’emparer de biens, étalés devant eux dans les vitrines, qu’autrement ils ne pouvaient pas obtenir.
D’autres réagissent en ayant une bonne compréhension de la dynamique européenne; ils refusent d’entrer dans le jeu d’une politique partisane fantoche et demandent de véritables changements, en faveur de l’ensemble de la population. Le mouvement des indignés, né en Espagne et répercuté au Portugal, en France, en Belgique et en Grèce, s’oppose à l’oligarchie en place et aux plans d’austérité par des manifestations pacifiques, mais portées par un juste sentiment de révolte.
L’Europe semble donc avoir passé la croisée des chemins et emprunté la mauvaise route. Dans quelle mesure le pouvoir politique pourra-t-il corriger la situation, reconnaître ses erreurs et s’imposer devant les marchés financiers? Jusqu’où faudra-t-il s’avancer dans la récession et la crise avant que l’on fasse les changements nécessaires? Voilà des questions qui hantent les Européens. Il faut espérer qu’on saura éviter les pires débordements.
Le Canada quant à lui s’apprête à signer un important accord commercial avec cette Europe en plein bouleversement et cela, dans un manque total de transparence et un irrespect des règles démocratiques. Il nous faut donc être vigilant, plus que jamais, pour éviter une contagion que pourrait transmettre cette Europe soumise au pouvoir de la finance.
Pour lire le texte, on va sur le site de L’Aut’Journal
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