L’auteur invité est Thomas Friedman, éditorialiste du New York Times.
Modèle de croissance, climat, ressources, population : comment expliquer qu’alors que nous franchissons aujourd’hui toutes les lignes rouges, outrepassant aveuglément les capacités du système terre, nous continuions à faire preuve d’une telle indifférence apparente, s’interroge Thomas Friedman, l’éditorialiste du New York Times. « Lorsqu’on se trouve face à une circonstance si énorme qu’elle requiert de transformer radicalement la façon de penser et de voir le monde, le déni est la réponse naturelle. Mais plus nous attendons, plus lourdes seront les réponses à apporter » constate l’écologiste australien Paul Gilding, dans son dernier ouvrage : la Grande Rupture. Au fur et à mesure que se multiplieront les impacts de ce bouleversement, estime-t-il, « notre réponse sera démultipliée en proportion, et nous nous mobiliserons comme nous l’avons fait durant la guerre. Nous allons changer à une échelle et une vitesse que nous pouvons à peine imaginer aujourd’hui, transformant complètement notre économie ».
Nous devrions vraiment nous demander quel sera notre regard rétrospectif sur cette première décennie du 21ème siècle – celle où les prix des aliments se mirent à grimper, ceux de l’énergie s’envolèrent, où la croissance démographique a fait un bond, où les tornades dévastaient les villes, où les inondations et les sécheresses atteignaient des niveaux records, où les populations devaient chercher refuge, et les gouvernements étaient menacés par la conjonction de ces évènements. Nous nous demanderons alors : A quoi pensions-nous ? Comment se fait-il que nous n’ayons pas paniqué, alors que des preuves évidentes montraient que nous avions dépassé toutes ensembles une série de lignes rouges : croissance, climat, ressources naturelles, population ?
« La seule réponse, c’est le déni, » affirme Paul Gilding, un vétéran australien de l’écolo-entrepreneuriat, qui décrit ce moment dans un nouvel ouvrage intitulé La Grande Rupture : Pourquoi la crise climatique amènera la fin du consumérisme et la naissance d’un Nouveau Monde. « Lorsqu’on se trouve face à une circonstance si énorme qu’elle requiert de transformer radicalement la façon de penser et de voir le monde, le déni est la réponse naturelle. Mais plus nous attendons, plus lourdes seront les réponses à apporter. »
Gilding cite les travaux du Global Footprint Network, un groupe de scientifiques qui calculent le nombre de planètes Terre dons nous aurions besoin pour maintenir nos taux de croissance actuels. GFN évalue les quantités de terre et d’eau nécessaires, avec les technologies actuelles, pour produire les ressources que nous consommons, et absorber nos déchets. Au total, indique le GFN, notre croissance se poursuit à un rythme qui utilise les ressources de la Terre plus rapidement qu’elles ne peuvent durablement se reconstituer. Nous tirons donc une traite sur notre avenir. À l’heure actuelle, la croissance mondiale utilise environ 1,5 Terre. « Ne disposant que d’une seule planète, le problème est plutôt sérieux », constate Gilding.
Il ne s’agit pas de science-fiction. Mais de ce qui advient quand notre modèle de croissance et l’écosystème naturel heurtent tous deux un mur. Au Yémen, l’an dernier, j’ai vu un camion-citerne distribuer de l’eau dans Sanaa, la capitale. Pourquoi ? Parce que Sanaa pourrait être la première grande ville au monde à manquer d’eau d’ici une décennie. Voilà ce qui arrive quand une génération vit à 150% de ses capacités soutenables.
« Si l’on abat plus d’arbres que l’on en plante, il va en manquer. Si on met des nitrates dans un réseau d’eau, on modifie le type et la quantité d’espèces que cette eau peut faire vivre. Si on épaissit la couche de CO2 de la Terre, elle se réchauffe. En faisant tout cela et bien plus encore au même moment, on transforme la façon dont l’ensemble du système de la planète Terre se comporte, avec pour conséquence des impacts sociaux, économiques, et sur le vivant. Il ne s’agit pas de spéculations, cela relève de la science. »
Et cela fait également l’actualité. « Durant des milliers d’années de civilisation chinoise, le conflit entre l’humanité et la nature n’a jamais été aussi grave qu’il ne l’est aujourd’hui, » a récemment déclaré le ministre de l’Environnement de la Chine, Zhou Shengxian. « Le déclin, la détérioration et l’épuisement des ressources et la dégradation de l’environnement écologique sont devenus des goulets d’étranglement et de graves obstacles au développement économique et social de la nation. » Ce que nous dit le ministre chinois, note Gilding, c’est que « la Terre est saturée. Nous utilisons maintenant tant de ressources et produisons tant de déchets que nous avons atteint une sorte de limite, étant donné les technologies actuelles. L’économie va devoir se transformer pour réduire son impact physique. »
Nous ne changerons pas de système sans une crise. Mais ne vous inquiétez pas, nous y arrivons.
Nous sommes aujourd’hui entraînés par deux boucles de rétroaction : La première, c’est que la croissance de la population et l’accentuation du réchauffement climatique poussent ensemble les prix alimentaires à la hausse. La hausse des prix alimentaires est une cause d’instabilité politique au Moyen-Orient, ce qui produit un renchérissement du pétrole, qui conduit à la hausse des prix alimentaires, qui conduit à une plus grande instabilité… Dans le même temps, les gains de productivité font que moins de gens sont nécessaires dans des usines qui produisent plus de choses. Donc, si nous voulons créer plus d’emplois, nous devons créer de nouvelles usines. Plus d’usines produisant plus de choses entraînent plus de réchauffement climatique, et c’est là que les deux boucles se rejoignent.
Malgré tout, Gilding reste un « éco-optimiste ». Avec les impacts de cette imminente Grande Rupture, estime-t-il, « notre réponse sera démultipliée en proportion, et nous nous mobiliserons comme nous l’avons fait durant la guerre. Nous allons changer à une échelle et une vitesse que nous pouvons à peine imaginer aujourd’hui, transformant complètement notre économie, y compris nos industries de l’énergie et des transports, en seulement quelques décennies. »
Nous comprendrons, prédit-il, que le modèle de croissance axé sur la consommation est cassé et que nous devons passer à un modèle de croissance plus centré sur le bonheur, avec des gens qui travaillent moins et possèdent moins. Combien de gens, s’interroge Gilding, « se disent sur leur lit de mort : je voudrais avoir travaillé encore plus fort ou produit plus de valeur pour l’actionnaire, et combien se disent : je voudrais être allé plus souvent aux matches de football, avoir lu plus de livres à mes enfants, m’être promené plus souvent ? Pour ce faire, on a besoin d’un modèle de croissance qui accorde plus de temps aux gens pour profiter de la vie, mais avec moins d’objets. »
Cela semble utopique ? Gilding insiste sur le fait qu’il est réaliste.
« Nous nous dirigeons vers un choix qui sera déterminé par la crise », juge-t-il. « Soit nous nous laissons submerger par cet effondrement, soit nous développons un nouveau modèle économique durable. Nous choisirons cette deuxième option. Nous somme peut être un peu lent, mais pas stupides. »
Publication originale New York Times, traduction Contre Info
Pour lire le texte, on va sur le site Contre Info
La recherche d’explication à ce phénomène ne date pas d’hier. De grands philosophes, tels Gabriel Marcel et Michel Henry, ont compris que l’essor des sciences et des techniques opéraient un déracinement des individus, une perte manifeste de culture. Le remède certes ne consiste pas pour eux à mettre les sciences et les techniques au banc des accusés, mais de comprendre comment le développement des économies libérales et autres en viennent à rejeter les individus. Je ne développe pas davantage, je renvoie seulement à deux ouvrages parfaitement crédibles et qui apportent une lumière crue sur ce que nous vivons: Les hommes contre l’humain de Gabriel Marcel, et La Barbarie de Michel Henry.
Réal Rodrigue