L’auteur invité est Dani Rodrik, professeur en économie politique internationale à l’Université de Harvard, auteur de The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy (Le Paradoxe de la globalisation : démocratie et avenir de l’économie mondiale).
Nous avons beau vivre dans une ère postindustrielle, dans laquelle les technologies de l’information, la biotechnologie et les services à haute valeur ajoutée sont devenus des moteurs de la croissance économique, la réalité demeure : les pays qui négligent leur secteur manufacturier le font à leur risque.
Le secteur des services de haute technologie exige des compétences pointues et crée peu d’emplois, aussi sa contribution à l’emploi est forcément limitée. Par contre, le secteur manufacturier est en mesure d’absorber de grandes quantités de travailleurs de compétence moyenne, leur procurant des emplois stables et une rémunération intéressante. Les activités manufacturières sont donc, pour bien des pays, une puissante source d’emplois bien payés.
En fait, c’est aussi grâce à l’industrie que s’établissent et prospèrent les classes moyennes du monde entier. Sans base manufacturière dynamique, les sociétés ont tendance à se scinder en deux classes – des riches et des pauvres, ceux qui accèdent à des postes stables et bien rémunérés et les autres qui jouissent de moins de sécurité d’emploi et dont les conditions de vie sont plus précaires. La présence d’une industrie manufacturière pourrait bien être en dernier ressort une condition fondamentale de la vigueur démocratique d’un pays.
Ces dernières décennies, l’économie des États-Unis s’est progressivement désindustrialisée, en partie en raison de la concurrence internationale et des transformations technologiques. Depuis 1990, la part des emplois manufacturiers a chuté de près de cinq points de pourcentage, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose en soi si ce n’était le fait que la productivité (et la rentabilité) des emplois industriels est plus élevée que dans les autres secteurs de l’économie, et ce, d’un facteur non négligeable de 75 %.
Le secteur des services ayant absorbé les surplus de main-d’ouvre ouvrière forme un ensemble hétéroclite. Au sommet, les secteurs de la finance, de l’assurance et des services aux entreprises ont collectivement un niveau de productivité proche de celui du secteur manufacturier. Ces secteurs ont créé de nouveaux emplois, mais pas en si grand nombre, avant que la crise financière n’éclate en 2008.
Le gros de la création de nouveaux emplois s’est déroulé dans les « services personnels et sociaux » là où l’on retrouve justement les emplois les moins productifs. Une telle migration des emplois vers le bas de l’échelle de productivité a retranché 0,3 point de pourcentage de la croissance de la productivité américaine, et ce, à chaque année depuis 1990 – représentant grosso modo un sixième des gains de productivité réalisés au cours de cette période. La proportion grandissante de main-d’ouvre de faible productivité a également contribué à l’aggravation des inégalités dans la société américaine.
Après l’an 2000, la perte des emplois manufacturiers aux États-Unis s’est accélérée, l’accusée principale étant la concurrence mondiale. Comme l’a exposé Maggie McMillan de l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, il existe une étrange corrélation inverse entre l’évolution de l’emploi en Chine et celle des États-Unis pour les différentes industries manufacturières. Les États-Unis ont perdu le plus grand nombre d’emplois dans les secteurs où la Chine s’est le plus développée. Dans les rares secteurs en baisse de la Chine, l’emploi américain a augmenté.
En Grande-Bretagne, où le déclin de l’industrie semble avoir été un but presque avoué des conservateurs de Margaret Thatcher, jusqu’à l’entrée au pouvoir de David Cameron, les données font encore plus réfléchir. De 1990 à 2005, le secteur a perdu plus de sept points de pourcentage en proportion de l’emploi total. La redistribution de la main-d’ouvre vers des emplois tertiaires dont le taux de productivité est inférieur a coûté annuellement à l’économie britannique 0,5 point de croissance de productivité, soit le quart du gain total de productivité au cours de cette période.
Pour les pays en développement, l’impératif manufacturier est incontournable. Typiquement, l’écart de productivité du secteur avec les autres activités économiques y est encore plus important. Lorsque l’industrie prend son essor, elle parvient à générer des millions d’emplois pour des personnes non qualifiées, souvent des femmes, qui ouvraient auparavant dans les secteurs traditionnels de l’agriculture ou des petits services. L’industrialisation était la force motrice de la croissance rapide du sud de l’Europe pendant les années cinquante et soixante, de même que celle de l’Asie orientale et de l’Asie du Sud-est pendant les années soixante.
L’Inde, qui a récemment connu des taux de croissance à la chinoise, l’a fait à contre-courant en s’appuyant sur les secteurs logiciels, les centres d’appels et les autres services aux entreprises. Certains en sont venus à la conclusion que l’Inde, ou même d’autres pays, peuvent prendre une voie différente vers la croissance en passant par les services.
Mais la faiblesse du secteur manufacturier de l’Inde freine sa performance économique globale et menace la viabilité de sa croissance. Le secteur tertiaire à forte productivité de l’Inde fait appel à une main-d’ouvre au sommet de l’échelle des qualifications. À la longue, l’économie indienne devra générer des emplois productifs pour les ouvriers non qualifiés dont elle est abondamment dotée. La grande part de ces emplois ne peut provenir que de l’industrie manufacturière.
Non seulement l’expansion industrielle dans les pays en développement permet d’en améliorer la répartition des ressources, mais elle apporte avec le temps des gains dynamiques. Ceci est dû au fait que la fabrication constitue ce qu’on pourrait appeler une « activité ascenseur ». Lorsqu’une économie réussit à percer dans une industrie, la productivité tend à s’élever rapidement au niveau de la frontière technologique de ce secteur.
Mes recherches ont révélé que des industries manufacturières, comme les pièces d’automobiles ou les équipements, sont régies par ce que les économistes nomment la « convergence inconditionnelle » – une tendance automatique à combler l’écart de productivité avec les pays avancés. Cette tendance est très différente de la « convergence conditionnelle » qui caractérise les autres secteurs de l’économie, où la croissance de la productivité n’est pas assurée et dépend de politiques et de circonstances extérieures.
Une erreur typique dans l’évaluation de la performance industrielle est de tenir uniquement compte de la production ou de la productivité et d’ignorer la création d’emplois. En Amérique latine, par exemple, la productivité manufacturière s’est accrue à pas de géants depuis que la région s’est libéralisée et a ouvert ses frontières au commerce international. Malgré tout, ces gains sont apparus en contrepartie – et dans une certaine mesure en raison – de la rationalisation des industries et des réductions dans l’emploi. Les surplus de main-d’ouvre ont abouti dans des activités moins productives, comme le secteur informel des services, entraînant la stagnation de la productivité globale de l’économie, malgré les résultats impressionnants du secteur manufacturier.
Les économies asiatiques se sont ouvertes elles aussi, mais les responsables politiques de ces pays ont mieux veillé à appuyer les industries manufacturières. Plus important encore, ils ont maintenu le taux de change de leurs devises à des niveaux concurrentiels, ce qui demeure la meilleure façon de s’assurer d’une forte rentabilité des activités de fabrication. La tendance de l’emploi du secteur manufacturier était ainsi à la hausse (en proportion de l’emploi total), même en Inde, dont la croissance dépend pourtant des services.
À mesure que les économies s’enrichissent, l’industrie manufacturière – c.-à-d. la fabrication de produits – devient inévitablement moins importante. Mais si ceci se déroule plus rapidement que le processus d’acquisition par la main-d’ouvre de compétences avancées, il peut en résulter un déséquilibre périlleux entre la structure productive d’une économie et sa population active. Nous pouvons en voir les conséquences partout dans le monde, sous la forme de résultats économiques en dessous des potentiels, de plus grandes inégalités et d’une vie politique ou règne la discorde.
Copyright: Project Syndicate, 2011.
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Traduit de l’anglais par Pierre Castegnier
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