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Le samedi 23 avril 2022

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Le terreau fertile d’un État amoindri

L’auteur invité est Kathleen Lévesque, journaliste au Devoir.

Le rapport Duchesneau mesure l’impact de la perte d’expertise

Moins d’État, plus de dérapage. C’est à cette conclusion qu’en arrive le rapport explosif de Jacques Duchesneau, qui a fait l’objet d’une fuite la semaine dernière. Après un an et demi d’observation et de témoignages recueillis auprès de «gens exaspérés, voire désespérés», l’Unité anticollusion pointe la perte d’expertise ainsi que l’opération menée par les libéraux de rapprocher le public et le privé pour expliquer la gangrène administrative installée au sein du ministère des Transports.

Juin 2003. Jean Charest est premier ministre du Québec depuis six semaines. La vision de l’État qu’il expose lors de son tout premier discours inaugural ne laisse aucun doute sur les changements qu’il entend opérer. «Le Québec est à l’heure des décisions. Nous sommes arrivés au bout d’un modèle de fonctionnement» créé à la faveur de la Révolution tranquille, dit M. Charest. Ce dernier se donne cinq ans pour remodeler l’État québécois, qui est mésadapté à la réalité d’aujourd’hui, fait-il valoir. «L’avenir du Québec, ce n’est pas l’interventionnisme, c’est l’entrepreneurship

À partir de là, la machine de la réingénierie de l’État se met rapidement en branle. Une banque de 13 consultants privés est créée afin d’aider le gouvernement à établir sa «vision stratégique» et à faire la «gestion du changement». On apprend au même moment qu’après avoir orienté le gouvernement, ces mêmes consultants pourront soumissionner lorsque les activités publiques seront ouvertes au marché.

Tous les ministères et organismes gouvernementaux sont à pied d’oeuvre pour revoir leur mission afin de faire de plus en plus appel au secteur privé. Ils fournissent également une liste des partenaires privés potentiels.

De plus, une analyse émanant du sous-secrétariat à la réingénierie de l’État portant sur les obstacles pressentis qualifie de contraintes les règles d’attribution des contrats.

Le secteur des transports n’échappe pas à cette mutation. Le ministre responsable du dossier, Yvon Marcoux, ambitionne de faire des économies en misant sur le partenariat avec le privé pour la gestion, la construction et l’entretien des routes. C’est une baisse jusqu’à 20 % des coûts de conception, de construction, de réfection et d’entretien des routes que fait miroiter le ministre des Transports.

La présidente du Conseil du trésor, Monique Jérôme-Forget, pilote le dossier d’une poigne de fer. Selon elle, l’État québécois doit se débarrasser de ses façons de faire héritées des années 1960. «À vouloir s’occuper de tout, l’État québécois n’arrive pas à bien s’occuper de quoi que ce soit. C’est pourquoi nous voulons réorganiser l’appareil public pour le recentrer sur l’essentiel et en accroître l’efficacité», défend Mme Jérôme-Forget.

Les Québécois doivent se familiariser avec un nouveau vocabulaire: attrition, impartition, partenariat public-privé (PPP), réingénierie (terme délaissé pour celui de «modernisation» à la suite de pressions des firmes d’ingénierie).

La place accordée au privé touche la mission même du ministre des Transports, qui partage le contrôle du processus d’octroi de contrats avec des firmes d’ingénierie. Il a même mis en place, en 2004, dans une vision partenariale, un comité de concertation qui a les allures d’un club privilégié de firmes de génie-conseil afin de déterminer la façon dont sont octroyés les millions de dollars d’investissements dans les travaux routiers. Le privé ne gravite plus autour de l’État, il y a élu domicile.

La gouvernance libérale

«Le ministère des Transports est le ministère qui a le plus fait preuve de volonté d’auto-ratatinage depuis très longtemps. C’est dans ce ministère-là qu’il y a eu la première structure officielle pour regarder, avec un oeil attendri, les partenariats public-privé. Et c’était sous le Parti québécois, en 2000», explique le professeur Pierre Hamel, de l’Institut national de recherche scientifique (INRS).

Tous les cas documentés dans le rapport Duchesneau concernent toutefois la gouvernance libérale. Le gouvernement Charest a vraisemblablement pesé sur l’accélérateur. Pour l’éthicien Yves Boisvert, professeur à l’École nationale d’administration publique (ENAP), le rapport Duchesneau doit d’abord être lu dans une perspective administrative; il mesure l’impact des décisions politiques des libéraux.

«La question de fond qui ressort de ce rapport, c’est la perte de l’expertise. On lit qu’il y a une absence d’estimateurs au ministère et on apprend, un peu plus loin, qu’il y a surestimation des coûts. C’est un exemple, mais c’est aussi le coeur du problème, c’est-à-dire un système administratif complètement laxiste», affirme M. Boisvert.

Même l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) s’inquiète des effets pervers possibles de recourir au secteur privé dans certaines circonstances: «L’interdépendance des sphères économique et politique favorise les relations incestueuses

Au Québec, la Révolution tranquille a permis d’étatiser la matière grise. Le gouvernement bénéficiait alors de l’indépendance de la fonction publique. Mais avec le mouvement de rationalisation, transfert de mandats vers le privé, PPP, compression de personnel, tout a été mis en place pour «la série de dérapages décrits dans le rapport Duchesneau», ajoute-t-il.

L’une des recommandations du grand patron de l’Unité anticollusion est justement d’endiguer la perte d’expertise professionnelle au profit des firmes privées. Faut-il réembaucher? Le ministre des Transports, Pierre Moreau, qui se démène dans la tourmente qu’a provoquée le rapport Duchesneau, ne s’engage à rien. Tout au plus, il dit qu’il regardera les choses de près et que, de toute façon, certaines mesures correctrices sont déjà en marche, selon lui. D’aucuns ont détecté dans ces réponses une volonté de ranger au plus vite ces quelque 80 pages de rapport.

Pour Yves Boisvert, il est pourtant possible de juguler le problème mis au jour par Jacques Duchesneau: la responsabilité est entre les mains du gouvernement Charest. «Le changement de cap est possible, car il est politique», soutient le professeur.

À cet égard, M. Boisvert estime que «la rhétorique policière de Jean Charest n’est plus acceptable». Depuis des mois, Jean Charest assure qu’il veut jeter en prison «les bandits». C’est d’ailleurs là son principal argument pour ne pas déclencher de commission d’enquête publique.

Jacques Duchesneau, lui, propose de revoir les façons de faire du ministère des Transports, en amont et en aval de l’octroi des contrats. Il constate un système d’attribution et de surveillance vicié.

«L’opposition devrait d’ailleurs, selon Yves Boisvert, axer beaucoup plus ses critiques sur le potentiel d’enquête de l’Unité anticollusion plutôt que de réclamer une commission d’enquête

De son côté, Jacques Duchesneau estime indispensable la tenue d’une commission d’enquête. Mais il croit qu’une première étape pourrait se faire à huis clos, comme il l’explique lors de son entrevue à l’émission Tout le monde en parle diffusée demain, sur les ondes de Radio-Canada.

Outre les importants aspects administratifs, l’ancien chef de police soulève également un phénomène de collusion et de corruption auquel serait lié le crime organisé. «S’il devait y avoir intensification du trafic d’influence dans la sphère politique, on ne parlerait plus simplement d’activités criminelles marginales, ni même parallèles. On pourrait soupçonner une infiltration, voire une prise de contrôle de certaines fonctions de l’État ou des municipalités, comme celle de l’octroi de contrats publics», peut-on lire dans le rapport Duchesneau.

Pour le professeur Hamel de l’INRS, la démission de l’État dans certains aspects de sa gestion constitue «des circonstances facilitantes pour la collusion, mais il n’y a pas de cause à effet». «La collusion n’implique pas que le gouvernement soit partie prenante. Elle peut se faire à son insu, à condition tout de même qu’il y ait un ou deux fonctionnaires avec la vue pas trop aiguisée», souligne Pierre Hamel. «La corruption, c’est autre chose et ça peut exister dans un gouvernement ultra-centralisé et ultra-contrôlant», ajoute-t-il.

Le rapport Duchesneau distingue les deux problèmes, mais il souligne que le plus souvent «ces deux réalités existent, s’entremêlent, voire s’épaulent». «La collusion se nourrit du secret de quelques-uns et prolifère dans le terreau de l’insouciance générale. Il faut lui opposer une volonté politique sans équivoque, assortie de mesures claires, et une mobilisation de tous les instants», écrit Jacques Duchesneau, qui apportera un plus large éclairage de son enquête lors de sa comparution en commission parlementaire, mardi prochain.

Pour lire le texte, on va sur le site du quotidien Le Devoir

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