L’auteur invité est Bernard Billaudot, professeur émérite Université Pierre Mendès-France Grenoble.
L’importance de l’endettement de l’Etat est devenue une question centrale dans beaucoup de nations, tout particulièrement dans les pays de l’UE qui ont monnaie commune (l’Euro). En France, elle occupe le devant de la scène dans le débat des présidentielles. Tout le monde s’accorde pour dire que c’est un problème, parce que les intérêts payés par l’Etat à ceux qui lui prêtent représentent une part de plus en plus importante des dépenses publiques. Dès lors, si l’Etat continue à dépenser beaucoup plus qu’il ne prélève de recettes, une spirale infernale s’enclenche.
Comme tel, ce problème n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau dans l’histoire depuis l’établissement des nations modernes est que, depuis les années quatre vingt, les Etats se financent à l’échelle mondiale et qu’en conséquence les prêteurs éventuels (avant tout des fonds de pension, des sociétés d’assurance et des banques gestionnaires de fonds communs de placement, sans parler des spéculateurs) n’acceptent d’augmenter leurs avoirs en titres « souverains » que si on leur offre un taux d’intérêt nettement plus élevé. Durant toute la période qui a suivie la seconde guerre mondiale jusqu’à l’avènement de la contre-révolution néolibérale [orchestrée par R. Reagan et M.Tatcher et à laquelle se sont peu ou prou ralliés sous une forme dite sociale-libérale les partis-sociaux démocrates devant l’échec des politiques keynésiennes], l’organisation économique à l’échelle internationale se caractérisait par une absence de liberté de circulation des capitaux entre nations. Dans ces conditions, le financement de l’Etat était assuré, sauf cas d’aide directe d’Etat à Etat, sur une base nationale (ce qu’il reste encore d’ailleurs pour l’essentiel aujourd’hui dans certains pays, en premier lieu le Japon dont l’endettement public représente près du double du PIB sans que cela pose le même problème que pour la Grèce, ou pour la France où le ratio en question a atteint de l’ordre de 80% en 2011, contre environ 12% au moment de la rupture de la croissance en 1974). Ainsi, le lien, pour l’unité qui prête à l’Etat, entre son statut de créancier et son statut de citoyen a été rompu, en assimilant le financement public au financement privé. La nouveauté du problème, ce qui en fait l’acuité et la nécessité de le résoudre, tient donc à la mondialisation économique libérale, mondialisation avant tout financière…sans mondialisation politique parallèle. A cela s’est ajouté le choix assez général de politiques économiques libérales pour lesquelles le soutien de la croissance passerait par des baisses d’impôts sur les riches. Chacun a pu constater que ces dernières n’ont pas eu le résultat escompté. Elles ont plutôt favorisé la formation d’une bulle financière qui a éclaté en 2008.
Comment résoudre ce problème ? La solution à préconiser est avant tout un choix politique. Il est donc normal que les points de vue divergent à ce sujet, tout particulièrement chez les économistes. Aucun économiste ne peut dire : « voici la bonne solution qu’impose la science économique ». Pour autant, certaines solutions sont illusoires et doivent être dénoncées comme telles en restreignant ainsi l’éventail des solutions réalistes. Certains préconisent de s’en remettre avant tout à une solution non financière : adopter une règle d’or obligeant chaque Etat à ne pas dépenser plus qu’il ne prélève d’impôts (et autres prélèvements obligatoires) en visant ainsi, si ce n’est un excédent des finances publiques permettant une réduction absolue de l’endettement étatique, du moins une réduction relative de ce dernier (baisse du ratio « encours de la dette étatique/PIB »). Deux modalités sont alors possibles : réduire les dépenses publiques ou augmenter les impôts. Sans doute, le choix de revenir sur les dégrèvements fiscaux accordés aux riches s’impose pour des raisons de justice devant l’impôt, dès lors qu’on abandonne l’idée que la seule valeur de référence possible pour justifier telle ou telle mesure fiscale serait la liberté entendue comme le libre choix de chacun en compétition avec les autres (tout aussi libres). Mais au-delà, la solution du « retour à l’équilibre » est illusoire. Pour trois raisons. La première est d’ordre conjoncturel : dans le contexte actuel de fausse sortie de la crise de 2008, une politique de « retour à l’équilibre » des comptes publics ne peut que provoquer une autre spirale infernale : conduire à une récession économique qui réduit les rentrées fiscales, donc qui accroit le déficit que l’on prétendait vouloir réduire, etc. La seconde raison est structurelle : l’endettement de l’Etat est normal et rien ne permet de fixer une limite en la matière (ex : il était très élevé au sortir des guerres, tout particulièrement en France en 1918 et aux USA en 1945). Il est normal parce que certaines dépenses de l’Etat sont faites pour l’avenir, à commencer par celles pour l’éducation. A s’en tenir à une seule nation, cet endettement de l’Etat, comme d’ailleurs celui des entreprises, a pour contrepartie une épargne financière des ménages, si ce n’est des banques-assurances (en propre). Ainsi, dans les pays où les ménages doivent payer pour les études de leurs enfants, ils épargnent pour ce faire. Comme le dit un adage bien connu, « on n’a rien sans rien ». Si la solution politique choisie est un service public-gratuit d’enseignement, il est normal qu’il soit financé par l’épargne accumulée des ménages. Mais cela n’a de sens que si le lien entre « créancier » et « citoyen » n’a pas été rompu. On retrouve alors la troisième raison, qui est somme toute la principale et qui découle du diagnostic porté sur le problème à résoudre. Ce problème à résoudre, nous l’avons vu, a pour origine la rupture de ce lien. Autant dire que les solutions réalistes sont financières, en ce sens qu’elles sont à rechercher du côté des modalités de financement de l’Etat et non pas du côté non financier (dépenses et recettes de l’Etat).
Dans ce cadre, certains préconisent de détacher ce financement des marchés financiers et de ne le faire assurer que par la banque centrale (ou plus généralement par le système bancaire lié à cette dernière, c’est-à-dire par les organismes financiers qui ont le pouvoir de créer la monnaie en jeu en gérant des dépôts à vue et qui peuvent se refinancer auprès de la banque centrale en question). Or il n’y a aucune raison de ne pas faire appel directement (ou indirectement, via des fonds communs de placement) à l’épargne des ménages pour financer l’Etat. Cela implique de donner à un ménage qui détient (directement ou indirectement) un titre « souverain » (obligation d’Etat) la possibilité de trouver un remplaçant s’il a besoin d’argent liquide. Donc l’existence d’un marché financier propre à ces titres. Pour autant, ce que recherche le ménage qui souscrit (ou rachète un titre en bourse) est avant tout une rente régulière et l’assurance d’une liquidation à un cours stable. Ce n’est pas de s’enrichir en spéculant. La règlementation de ce marché doit être adaptée en conséquence. Par contre, si on entend remédier aux conséquences de la mondialisation de ces marchés sur leur fonctionnement (spéculation, taux d’intérêts élevés exigés des Etats fortement endettés, etc.), il faut rétablir le lien qui a été rompu en organisant ce marché sur une base strictement nationale. De même s’agissant du financement par la banque centrale et les banques monétaires. Si ce n’est que les titres d’Etat souscrits par ces dernières, librement ou sous contrainte, sont non négociables.
On rencontre alors la spécificité de l’UE à monnaie unique, structure politique pour laquelle la banque centrale est européenne (et non plus propre à chaque nation constitutive de l’UE). Ce qu’il est convenu d’appeler la « crise de l’Euro » n’est pas autre chose que la dimension spécifiquement européenne du problème du financement public dans le contexte actuel de mondialisation libérale des marchés de titres « souverains ». La solution financière à préconiser pour résoudre ce problème spécifique – pluralité des Etats et unicité de la banque centrale et du système des banques monétaires – dépend alors fondamentalement de l’option politique défendue concernant l’UE. Pour comprendre les options qui s’affrontent présentement, il est indispensable de les resituer dans le contexte international-mondial. Chacune des quatre options que l’on dégage alors se présente comme une spécification de l’option politique que l’on défend concernant l’organisation politique du monde des humains. Deux options se situent aux deux extrêmes du spectre, ce qui ne veut pas dire que l’une est « de droite » et l’autre « de gauche ». Les deux autres sont intermédiaires.
Ces quatre options peuvent être qualifiées de « pures » (au sens d’idéal-typiques), puisque l’observation des positions défendues rend manifeste qu’il en existe de plus complexes et que l’on peut analyser ces dernières comme des combinaisons, plus ou moins cohérentes, de celles-ci. A noter que la « démondialisation » n’a pas sa place ici, puisque l’on traite d’organisation politique, alors que ceux qui défendent ce point de vue visent par là un abandon de la seule mondialisation économique libérale – à ce titre, ils peuvent se retrouver dans l’une ou l’autre des quatre options délimitées ci-dessus.
On constate sans difficulté que l’option nationale antieuropéenne et l’option fédérale de l’Europe puissance ont un point commun : l’organisation politique à l’échelle de toute l’humanité demeure essentiellement internationale (le « concert » des Nations). De même pour l’option mondiale-européenne et l’option mondiale anti-européenne : une mondialisation politique « supra-nationale » est visée dans les deux cas, parce que les problèmes auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée – épuisement des richesses naturelles non reproductibles, pollutions, réchauffement climatique, inégalités d’accès à l’eau, à l’enseignement, etc. – sont alors considérés avant tout comme des problèmes communs, des problèmes dont on ne peut trouver la solution avec comme préalable l’autonomie de chaque Nation (l’absence de droit d’ingérence). Mais les deux extrêmes se rejoignent aussi par une tonalité antieuropéenne. Enfin, on doit noter que les deux options dominantes dans le débat, au moins en France, sont les deux premières, la troisième étant quasiment absente dans sa forme pure.
Ces options étant ainsi délimitées, il nous reste à voir comment chacune est porteuse d’une solution différente à la « crise de l’Euro ».
• L’option nationale antieuropéenne conduit à préconiser la « fin » de l’Euro comme monnaie unique et le retour à « à chaque Nation sa monnaie, sa banque centrale et son système de financement » sans liberté des mouvements de capitaux à l’échelle internationale.
• L’option fédérale de l’Europe puissance conduit à préconiser les « eurobonds » (obligations européennes) – la mutualisation des dettes souveraines dans la zone euro ; mais cela peut être envisagé en laissant en place le caractère mondial des marchés financiers relatifs à ces derniers (option néolibérale) ou en mettant en place une limitation des souscripteurs à des entités « européennes ».
• L’option mondiale antieuropéenne conduit à prôner une réglementation mondiale des marchés financiers mondialisés dissociant le financement des dettes souveraines de celui des dettes privées.
• Quant à la solution préconisée dans le cadre de l’option mondiale-européenne, elle consiste à sortir le financement des Etats de la mondialisation financière en la renationalisant à l’échelle de chaque nation composant l’UE sur la base d’une séparation entre activité de banque monétaire et activité d’affaire et d’une reconstitution d’un système national des banques monétaires, la question cruciale étant alors de savoir si on doit revenir en arrière concernant l’adoption d’une monnaie unique au profit d’une monnaie commune (dans les relations entre l’UE et le reste du monde) parce que l’on considère que la monnaie unique n’est pas un objectif souhaitable à l’échelle mondiale ou bien si on doit conserver l’Euro comme tel (monnaie unique) parce que cela préfigure ce qu’il faudra à long terme parvenir à mettre en place à l’échelle mondiale.
J’ai tenté de présenter les choses le plus objectivement possible. En tout cas, sans faire état de ma position de citoyen. Il est temps maintenant d’en parler. Jusqu’aux votes sur le projet de constitution européenne, j’étais un partisan convaincu de l’option fédérale, matinée d’un peu d’option mondiale-européenne. Ainsi, j’avais défendu l’option de la monnaie unique, en étant toutefois convaincu qu’elle ne tiendrait que si une Europe sociale se mettait en place. J’ai basculé depuis pour l’option mondiale-européenne (comprenant une opposition à l’Europe puissance) pour des raisons qui ont à voir avec ce que j’appelle la crise de la première modernité. Reste que je n’ai pas encore de point de vue arrêté concernant cette question cruciale. Ce qui me parait acquis est que cela n’a pas de sens de préconiser pour certains pays (à commencer par la Grèce) une sortie de l’Euro, en conservant le système actuel de la monnaie unique pour les autres. Le mouvement doit être commun. Mais quel changement ? Il faut prendre en compte deux constats : 1/ l’Europe, à elle seule, ne peut espérer changer le contexte de mondialisation économique dominée par la problématique libérale de ce qui est juste et bien de mettre en place comme règlementation de celle-ci (le primat quasi-exclusif de la compétition sur la coopération ou la planification) ; 2/ sans changement de ce contexte, les conditions requises pour qu’une monnaie unique ne soit pas une machine de guerre contre des acquis sociaux relativement communs ne sont pas réunies. Dès lors, mieux vaut sans doute organiser à l’échelle européenne une retrait ordonné redonnant à chaque Etat-nation composant l’UE une marge de manouvre conforme à sa propre histoire. C’est alors seulement de monnaie commune dont il est question (une monnaie commune pour les relations avec l’extérieur de l’UE, les diverses monnaies nationales internes n’étant pas convertibles à l’échelle mondiale-globale, seulement en interne à des taux fixés et révisables vis-à-vis de la monnaie commune). Mais je ne peux en aucune manière me permettre de vour dire, en tant qu’économiste, que cette solution serait la bonne. Je ne peux que la défendre, en tant que citoyen, dans l’agora ou l’arène, je vous laisse le choix de l’expression qui vous parait le mieux convenir pour désigner l’espace politique du débat citoyen tel qu’il existe actuellement.
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