L’auteur invité est Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de Sciences po.
Créer à un niveau élevé des emplois de qualité apparaît comme l’unique solution à long terme au déficit des comptes sociaux. Cela implique de rompre avec une stratégie économique visant à baisser les coûts de production, et pressurant les salariés : une stratégie d’hyperproductivisme low cost épuisant les ressources humaines et les ressources naturelles. Dans cette tribune publiée dans La Revue parlementaire d’octobre 2011, Bruno Palier montre qu’il est urgent d’adopter une stratégie autre, où le travail n’est plus considéré comme un coût à faire baisser, mais comme un atout dans lequel investir, en améliorant la qualité des emplois et la qualification de la main d’oeuvre.
Cela fait maintenant plusieurs années que le projet de loi de financement de la Sécurité sociale présenté devant le parlement intègre un résultat prévisionnel négatif pour les comptes de la Sécurité sociale. Ce déficit annoncé sonne comme le signal d’un renoncement à voir un jour les comptes sociaux à l’équilibre. Derrière ce renoncement se cache un renoncement plus profond, celui de voir un jour revenir un niveau d’emploi suffisant pour faire face aux demandes sociales croissantes de la population française.
Dès lors, à niveau d’emploi bas constant, seules deux solutions sont envisageables : augmenter certains prélèvements obligatoires et/ou baisser les prestations. Ces solutions ne peuvent pourtant pas apporter de réponses durables. Structurellement, le déficit de la Sécurité sociale est lié au décalage entre le rythme d’évolution des recettes et celui des dépenses, l’un étant dicté par les niveaux d’emploi et de rémunération, l’autre par les évolutions démographiques et les progrès médicaux. Il est certainement possible de ralentir l’augmentation de certaines dépenses sociales, et les progrès récents accomplis en matière de dépense de santé de ville illustrent qu’une meilleure organisation du système de soins peut porter ses fruits. Mais fondamentalement, c’est du côté de l’emploi que se trouvent les solutions de long terme.
C’est seulement si plus de gens travaillent, plus longtemps, pour un meilleur salaire que le problème des retraites sera résolu, que baisseront les dépenses d’assurance chômage, et que les rentrées de cotisations permettront de suivre le rythme d’augmentation des dépenses de santé qui n’est pas prêt de s’arrêter.
Pour retrouver un niveau élevé d’emplois de qualité, il convient tout d’abord de questionner nos stratégies économiques passées. L’interprétation dominante de nos difficultés économiques viendrait du fait que nous serions « trop chers », et qu’il conviendrait donc de réduire nos coûts de production, et notamment le coût du travail, notamment les « charges sociales ». Cette analyse ne conçoit le travail que comme un coût, à rogner, et pointe du doigt le rôle économique négatif de la protection sociale. Elle masque que le problème fondamental de notre économie, c’est surtout un manque de qualification d’une partie importante de la main d’œuvre, et une spécialisation très moyenne de la production, les entreprises françaises se situant sur un segment très concurrentiel de l’économie mondiale.
Notre stratégie économique principale vise à baisser les coûts de production sur ce segment de spécialisation médiocre plutôt que de chercher à améliorer la qualification des salariés et à produire d’autres choses, innovantes et de qualité, ce qui permettrait à la fois de créer plus d’emplois, et des emplois mieux rémunérés, source de plus de recettes pour la Sécurité sociale. En réalité, c’est contre l’emploi que notre stratégie économique traditionnelle se construit.
En effet, pour réduire les coûts de production, on multiplie les plans de réduction des effectifs, les pré-retraites (sans pour autant embaucher des jeunes), et on développe la sous-traitance pour ce qui n’est pas le cœur de métier. Cette stratégie de baisse des coûts a pour conséquence de pressurer les salariés. Pour gagner en compétitivité prix, beaucoup d’entreprises ont choisi de ne garder que les plus productifs des salariés, et de leur demander de travailler toujours plus intensément. Moins de gens travaillent, mais ceux qui travaillent sont soumis à des exigences de plus en plus fortes. Ils sont usés par le travail, et souhaitent partir au plus tôt en retraite. En outre, la logique de sous-traitance et de dévalorisation des salariés considérés comme insuffisamment productifs a conduit au développement de plus en plus d’emplois atypiques (intérim, contrats à durée indéterminée, temps très partiel aux horaires subis et emplois aidés, le plus souvent de mauvaise qualité, mal rémunérés et sans avenir). Cette stratégie d’hyperproductivisme ne crée pas d’emplois, elle épuise les ressources humaines tout comme les ressources naturelles.
Une autre stratégie économique, sociale et écologique, est nécessaire. Pour construire une prospérité durable, respectueuse des hommes et de l’environnement, il convient d’investir dans de nouvelles infrastructures (transports collectifs notamment), dans de nouvelles énergies, renouvelables, et dans de nouvelles activités de services, qui vont être au cœur de l’économie à venir. L’ensemble doit être tiré par une vision qualitative des productions (qualité des produits, qualité des services rendus, qualité environnementale, qualité de vie), plutôt que purement quantitative. Pour accompagner cette reconversion économique vers la qualité et l’innovation, il faut investir dans le social, pour promouvoir des emplois et une main d’œuvre de qualité, et améliorer à terme non seulement le niveau de vie, mais aussi la vie quotidienne des Français.
Rompre avec cette stratégie du low cost, c’est ne plus considérer le travail comme un coût à faire baisser, et le considérer désormais comme un atout dans lequel investir. Investir dans les conditions de travail, c’est garantir à terme non pas une productivité forcée et usante, mais une productivité fondée sur la créativité, l’innovation et la qualité. L’investissement dans la qualité des emplois doit devenir à la fois un objectif collectif pour la France et un comportement normal des entreprises. Il s’agit ici d’un ensemble de (re-)conquêtes sociales visant à obtenir une plus grande sécurisation des parcours professionnels, un accès à la formation pour tous ceux qui travaillent, même les personnes ayant un contrat de travail « atypique » (CDD, intérim, emploi aidé, etc.), une organisation du travail qui permette de concilier vie familiale et vie professionnelle, un emploi qui procure satisfaction à celle ou celui qui l’occupe et permette à tous d’être représentés dans les instances décisionnaires de l’entreprise. Il est aussi essentiel de garantir à tous ceux qui travaillent un accès complet à la protection sociale.
Améliorer la qualité des emplois passe aussi par l’abandon progressif des mesures qui entretiennent le développement des emplois de mauvaise qualité. Ainsi, la France dépense pas loin de 30 milliards d’euros en exonération de cotisations sociales sur les bas salaires, où se concentrent les emplois les plus difficiles. Il conviendrait de mettre sous « condition de qualité » ces exonérations de cotisations sociales pour favoriser leur amélioration et donner des perspectives de progrès à ceux qui les occupent.
Un des éléments essentiels de l’amélioration de la qualité de notre production et des emplois passe aussi par la qualification de la main d’œuvre. Cela doit se faire tout d’abord par l’accès de tous à la formation professionnelle (actuellement, ce sont les plus formés qui accèdent en priorité à la formation !), mais, plus structurellement, il s’agit de mettre en œuvre une réorientation générale des politiques publiques vers l’investissement dans le capital humain, de la petite enfance jusqu’à la retraite. Cela passe par un accueil de qualité de tous les enfants, un système éducatif égalitaire, l’investissement dans notre jeunesse, un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie familiale pour les femmes et pour les hommes.
L’enjeu actuel, face à la crise structurelle du modèle qui a guidé nos politiques au cours des trente dernières années, est de fonder un nouveau modèle économique, écologique et social. Il s’agit dès lors de concevoir une autre stratégie, celle de la qualité pour tous, qui ne repose plus ni sur la compression des coûts, ni sur la déqualification du travail et la disqualification des individus. Aux politiques passées, de nombreuses dépenses ont été attachées : exonération des cotisations sociales pour financer de mauvais emplois, aides aux secteurs en déclin, qui reposent pour leur survie sur l’hyperproductivisme, mais qui s’avèrent incapables de créer des emplois et de générer de la prospérité. Les sommes ici dépensées seraient mieux employées aux politiques d’investissement social.
Pour lire le texte, on va sur le site de Terra Nova
Discussion
Pas de commentaire pour “Sortir du trou, mais par le haut !”