CESD-Oikos-989x90

Le samedi 23 avril 2022

Recherche:

Entre démocratie et ploutocratie

L’auteur invité est Henri Regnault, diplômé de l’ESSEC (1970) et l’Institut d’Études Politiques de Paris (1972) et Docteur d’Etat en Sciences Économiques (Université Paris Dauphine, 1975).

« J’appelle ploutocratie un état de société où la richesse est le nerf principal des choses, où l’on ne peut rien faire sans être riche, où l’objet principal de l’ambition est de devenir riche, où la capacité et la moralité s’évaluent généralement (et avec plus ou moins de justesse) par la fortune… » Ernest Renan, L’Avenir de la science, 1890.

J’ai hésité à employer le mot ploutocratie et à le mettre en exergue de ce [numéro]. En effet, je me suis demandé pourquoi ce mot ploutocratie était si peu employé dans les médias de mon univers intellectuel : une brève enquête sémantique m’a montré que ce mot est, dans son utilisation, largement connoté extrême droite nationaliste, associé, par exemple, à la dénonciation de « la malfaisance des apatrides juifs et autres francs-maçons alliés aux marxistes dans une ténébreuse alliance contre le Maréchal Pétain » !

Pour sûr ça rappelle de mauvais souvenirs et c’est sans doute pour cela, les mots portant le poids de l’histoire, que la gauche préfère le mot oligarchie pour désigner la même réalité d’un pouvoir au service des plus riches. Mais le terme d’oligarchie ne me satisfait pas dans la mesure où il ne précise pas la nature des intérêts servis par le pouvoir en place, insistant simplement sur le petit nombre (oligo) de ceux qui exercent le pouvoir, alors que la ploutocratie désigne plus directement la nature de ceux qui gouvernent ou en faveur desquels le pays est gouverné. Par exemple, la Chine est clairement une oligarchie dirigée par une élite nationaliste cooptée sous couvert de parti dit communiste, elle n’est probablement pas encore une ploutocratie (même si elle a des chances de le devenir) : certes il y a de très grosses fortunes, mais ce ne sont pas elles qui décident des choix essentiels, sous tendus par un projet national de restauration d’une grandeur passée, projet dont la mise en oeuvre facilite la prolifération de grandes fortunes sans en être l’objectif initial. Pour sa précision étymologique, j’assume donc pleinement le mot ploutocratie et invite tous les intellectuels, journalistes et commentateurs à ne pas avoir peur des mots et à appeler un ploutocrate un ploutocrate et pas un oligarque : n’ayons aucun complexe et ne permettons pas à l’extrême droite de faire un holdup sémantique en lui laissant un monopole de fait sur un terme.

Selon la définition d’Abraham Lincoln, la démocratie est « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Il ne faut pas confondre la démocratie avec un simple système électoral (le suffrage universel). Bien au-delà, elle est un système de valeurs dont Alexis de Tocqueville percevait bien qu’il ne pouvait être fondé que sur un dialogue contradictoire entre égalité et liberté : il n’y a pas de démocratie sans liberté (que la loi doit garantir, protéger et encadrer), mais il ne peut pas y en avoir non plus au-delà d’un certain stade d’inégalité où les plus riches sont en état d’imposer la perpétuation de leur richesse en orientant la répartition de la valeur ajoutée ainsi que les régimes fiscaux et successoraux à leur profit exclusif et où ils deviennent les seuls détenteurs de la liberté… de devenir plus riches . Et c’est précisément une rupture de ce dialogue contradictoire qu’a entériné le monde anglo-saxon dans les années 80 sous la conduite de Reagan et Thatcher qui n’ont été que les pantins électoraux des factions ploutocratiques de leurs sociétés. Fort heureusement ces factions ploutocratiques ont largement été maintenues en marge du pouvoir en Europe continentale… même si des avatars tardifs ont bien tenté récemment l’opération, sans succès face à la montée en puissance de la crise. Cette différence entre le monde anglo-saxon et l’Europe continentale se lit très bien dans les deux graphiques ci-dessous (http://www.lescrises.fr repris du blog l’Olivier Berruyer, Les crises) indiquant l’évolution depuis 1910 de la part des revenus avant impôts perçus par les 1% les plus riches dans une douzaine de pays occidentaux.

Sans pouvoir commenter ici toutes les courbes nationales, on remarquera que dans la totalité des pays pris en compte la part des 1% les plus riches a beaucoup diminué dans la première moitié du 20e siècle, passant par exemple de 20% à 10% aux Etats-Unis comme en France.

Mais à partir des années 70, cette part a considérablement augmenté dans les pays anglo-saxons alors que les pays européens ou le Japon sont grosso modo restés à l’étiage atteint en fin de deuxième guerre mondiale. Cette remontée est d’autant plus remarquable qu’il s’agit du revenu avant impôt et que la forte diminution des barèmes de l’impôt sur le revenu est venue renforcer l’impact en termes de revenu disponible (après impôts). On peut donc comprendre que les milliardaires les plus lucides soient prêt à lâcher un peu de lest et demandent un renforcement de leur charge fiscale… avant que d’autres ne le leur imposent d’une manière plus drastique ! Soyons bons princes… pour sauver le système qui nous rapporte tant !

Si je voulais être un peu provocateur, je dirais volontiers qu’il ne peut y avoir aujourd’hui de démocratie que par la social-démocratie, seule à porter une double exigence de liberté et d’égalité, alors que les droites mettent en avant la seule liberté, au nom de l’efficacité, et les gauches radicales la seule égalité, au nom de leur idéologie. Toutefois, pour que la social-démocratie soit totalement convaincante (pour ce qui est de la France au moins) il faudrait qu’elle soit plus encline à examiner le bien fondé des rentes (appelées avantages acquis), certes relatives et individuellement modestes, des couches sociales qui fournissent sa base électorale… que l’on peut parfois interpréter comme une clientèle. Mais, peut-on dénoncer les petits avantages acquis des uns et des autres sans donner un grand coup de pied dans la prolifique fourmilière des super rentes accordées aux plus riches ? Le jour où les revenus du capital seront taxés autant que le travail et où sera éliminé le parasitisme d’activités financières avides de la valeur ajoutée des activités réellement productives de bien être, alors on pourra commencer à se pencher en toute sérénité sur les petits avantages dont peuvent bénéficier ici et là les uns ou les autres (l’électricité gratuite aux agents des compagnies électriques, les billets de train ou d’avion gratuit ou à tarif très privilégié aux personnels des compagnies et à leur famille, le régime de retraite des fonctionnaires plus favorable que le régime général…) dénoncés comme des scandales (et leurs bénéficiaires comme des goinfres !) alors qu’ils ne sont que les vestiges d’un monde passé dans lequel ils étaient des compléments de rémunération naturels ou des compensations de contraintes spécifiques à telle ou telle activité.

Après avoir penché dans le sens de l’inégalité, le balancier de l’histoire des démocraties devrait revenir vers l’égalité. Si c’est le cas nous devrons nous en féliciter, car c’est une condition indispensable pour échapper au déclin de l’Occident et ranger l’analogie avec la chute de l’Empire romain au rang des accessoires littéraires.

Le texte original est tiré du numéro 17 de LA CRISE, qu’on trouve sur le site de l’Institut d’études internationales de Montréal

Discussion

Commentaire pour “Entre démocratie et ploutocratie”

  1. [...] http://www.oikosblogue.com/?p=9594 Partagez!EmailTwitterPrintPlusFacebookJ'aimeJ'aimeSoyez le premier à aimer ce post. Uncategorized [...]

    Écrit par Entre démocratie et ploutocratie | Pensons sociologiquement! | novembre 24, 2011, 9 h 41 min

Commentaire

Inscrivez votre courriel ci-dessous pour recevoir le bulletin hebdomadaire:

Agenda Public

Un code est requis pour ajouter des evenements a l'agenda.
Appuyez sur "Obtenir un code" ci-dessous pour s'inscrire.

Si vous avez un code, inserez votre code ci-dessous:

Votre compte étant nouveau, s'il vous plait enregistrer vos informations:











Informations sur l'evenement a ajouter: