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Le samedi 23 avril 2022

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Une nation de vidiots

L’auteur invité est Jeffrey D. Sachs, professeur en économie et dirige le Earth Institute de l’université Columbia. Il est aussi conseiller spécial auprès du Secrétaire général de l’ONU pour les Objectifs du Développement du Millenium.

Le demi-siècle écoulé a été celui des médias électroniques de masse. La télévision a refaçonné notre société partout dans le monde. Aujourd’hui, une explosion de nouveaux outils de communication a rejoint le téléviseur : DVD, ordinateurs, consoles de jeux, smartphones, et plus encore. Mais de plus en plus d’éléments montrent que cette prolifération de moyens a d’infinies conséquences néfastes.

Les Etats-Unis ont entrainé le monde dans l’ère de la télévision, et les implications de ce phénomène sont clairement mises en évidence dans la longue histoire d’amour que l’Amérique entretient avec ce que Harlan Ellison avait mémorablement appelé « le mamelon de verre. » En 1950, moins de 8% des foyers américains possédaient un téléviseur ; en 1960, ils étaient 90%. Ce niveau de pénétration a été bien plus lent ailleurs, et les pays les plus pauvres en sont encore très loin.

Fidèles à eux-mêmes, les Américains sont devenus les plus grands téléspectateurs, ce qui est probablement encore vrai aujourd’hui, même si les données statistiques sont quelque peu sommaires et incomplètes. Le chiffre le plus probant indique que les Américains regardent la télévision plus de cinq heures par jour en moyenne – un chiffre effarant compte tenu du temps consacré par ailleurs à d’autres outils de communication. Ailleurs, les chiffres sont bien plus faibles. En Scandinavie, par exemple, le temps passé devant la télévision est inférieur de moitié.

Les conséquences pour la société américaine sont profondes, troublantes et devraient constituer un avertissement pour le monde – même s’il est probablement bien trop tard pour y changer quelque chose. D’abord, il semble que toutes ces heures passées devant le petit écran ne soient pas à la mesure de la maigre satisfaction qu’elles apportent. De nombreuses enquêtes montrent que le phénomène relève presque de l’addiction, dont le bénéfice à court terme ne débouche à long terme qu’à la frustration et au remord. Ces téléspectateurs déclarent d’ailleurs vouloir moins la regarder.

Cette surconsommation télévisuelle est de plus à l’origine d’une fragmentation sociale. Le temps auparavant dévolu à la vie en communauté est désormais consacré au petit écran. Robert Putnam, le grand spécialiste américain du déclin du sens communautaire, a déterminé que la principale explication au déclin du « capital social, » ce lien de confiance qui rapproche les différentes communautés, est la télévision et les heures qui lui sont consacrées. Les Américains aujourd’hui se font simplement moins confiance que la génération précédente. Bien sûr, d’autres facteurs entrent en jeu, mais l’atomisation sociale résultant de cette activité ne devrait pas être minimisée.

A l’évidence, une surconsommation de télévision est mauvaise pour la santé physique et mentale. Les Américains sont les champions mondiaux de l’obésité, avec environ deux-tiers de la population américaine aujourd’hui en surpoids. Là encore, de nombreux facteurs corroborent le phénomène, dont un régime alimentaire constitué de produits frits bon marché et malsains, mais la sédentarité induite par ce temps passé devant le petite écran en est aussi l’un des aspects importants.

Mais les incidences mentales sont aussi sérieuses que les incidences physiques. La télévision et les autres outils de communication ont été les plus grands pourvoyeurs et transmetteurs de propagande politique et commerciale dans la société.

Les chaines de télévision américaines sont principalement détenues par des mains privées, et leurs propriétaires tirent une grande part de leurs revenus de l’incessant flot de publicités. Des campagnes publicitaires efficaces, répondant à des envies inconscientes –généralement en lien avec la nourriture, le sexe et le statut – créent des désirs insatiables pour des produits et des acquisitions qui n’ont que peu de valeur pour les consommateurs et la société.

Et il en est bien sûr de même avec la politique. Les hommes politiques américains sont désormais devenus des marques que l’on habille comme des céréales pour petit déjeuner. Quiconque – ou quelque concept – peut être vendu avec un joli ruban et un slogan accrocheur.

Toutes les routes du pouvoir aux Etats-Unis passent par la télévision, et tous les accès à la télévision passent par l’argent. Cette simple logique a plus que jamais mis la politique américaine entre les mains des riches.

Même la guerre peut être vendue comme un nouveau produit. L’administration Bush a fait la promotion des débuts de la guerre en Irak – la prétendue non-existence d’armes de destruction massive par Saddam Hussein – dans un style classique familier de campagne publicitaire, coloré, enlevé et graphiquement puissant. Puis la guerre elle-même a débuté avec le « choc terrible » du bombardement de Bagdad – un spectacle live, spécial télévision, conçu pour assurer un audimat de poids à l’invasion menée par les Etats-Unis.

De nombreux neurologues pensent que les effets de la télévision sur la santé mentale pourraient être plus profonds que l’addiction, le consumérisme, la perte de confiance sociale et la propagande politique. Il se peut que la télévision reconfigure les cerveaux de ceux qui la regarde énormément et diminue leur capacité cognitive. L’Académie Américaine des Pédiatres a récemment déclaré que la télévision peut être dangereuse pour le développement cérébral des jeunes enfants, et conseille aux parents d’écarter les enfants de moins de deux ans du petit écran et des moyens électroniques de même type.

Une récente enquête effectuée aux Etats-Unis par l’organisation Common Sense Media révèle un paradoxe, mais un paradoxe parfaitement compréhensible. Non seulement les enfants issus de foyers américains pauvres regardent-ils plus la télévision que ceux des familles riches, mais ils sont aussi plus susceptibles d’avoir un poste de télévision dans leur chambre. Lorsqu’un bien de consommation se fait moins courant au fur et à mesure que l’échelle des revenus est importante, les économistes le qualifient de bien « inférieur. »

Ce média de masse peut bien sûr être utile en tant que vecteur d’information, d’éducation, de divertissement et même de conscience politique. Mais en excès, il nous met face à des dangers qu’il nous faut éviter.

A tout le moins, nous pouvons minimiser ces risques. Des approches qui fonctionnent de par le monde incluent la limitation des coupures publicitaires à la télévision, surtout à l’attention des jeunes enfants, des réseaux de télévision publique comme la BBC, et un temps libre (mais limité) dédié aux campagnes politiques.

Et la meilleure défense est notre propre détermination. Nous sommes tous en mesure de laisser la télévision éteinte plus longtemps pour consacrer ce temps à lire plus, discuter, et renforcer les fondements de notre propre santé et de la confiance sociale.

Copyright: Project Syndicate, 2011.
www.project-syndicate.org
Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats

Pour lire le texte original, on va sur le site Project Syndicate

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