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Le samedi 23 avril 2022

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La lutte des classes n’est pas morte

L’auteur invité est Thomas Piketty. L’auteur est interviewé par Blandine Grosjean, de Rue 89.

Historien, économiste, professeur à l’école d’économie de Paris, Thomas Piketty travaille sur les questions de répartition de revenus, des inégalités et de la fiscalité. Il est l’auteur des « Hauts revenus en France au XXe siècle » et coauteur de « Pour une révolution fiscale ».

Rue89 : Vous dites que la lutte des classes n’est pas morte. On va vous accuser de réveiller une vieille guerre dépassé…

Thomas Piketty : J’essaie de comprendre ce qui a vraiment changé dans la structure des classes sociales – et ce n’est pas un gros mot, « classes sociales » – depuis le XIXe siècle, qui est un peu le point de départ du capitalisme industriel et des grands traumatismes en matière d’inégalités.

On a aujourd’hui une structure de classes qui est tout de même un peu plus méritocratique, plus fondée sur la liberté individuelle et la justice que sur la filiation. Mais, par rapport à l’immense espoir méritocratique sur lequel sont fondées nos sociétés démocratiques, les transformations ont été plus limitées qu’on ne l’imagine souvent.

Et surtout, on assiste aujourd’hui à une vraie régression. Les privilèges de naissance et le patrimoine viennent concurrencer le capital humain, le mérite. C’est un type d’inégalité violent, que l’on croyait avoir dépassé. Je pense possible un retour des structures de classes plus proches du XIXe siècle que de celles des Trente Glorieuses.

Vous dites que la supposée « lutte entre les générations » masque les inégalités structurelles.

On reste pétri d’une croyance naïve dans le progrès qui date des Trente Glorieuses, quand on pensait que naturellement et spontanément, la croissance et le développement économiques conduiraient à une société de plus en plus méritocratique.

Cette croyance repose sur deux idées qui se renforcent l’une l’autre :
• d’abord la foi dans le capital humain, qui aurait remplacé le capital financier et immobilier. En gros, grâce à la rationalité technicienne, le cadre compétent aurait naturellement la peau de l’actionnaire bedonnant et du rentier paresseux, héritant sans avoir rien fait. Cette première croyance est en grande partie fausse ;
• l’autre croyance l’est complètement. La guerre des âges auraient remplacé la guerre des classes. Dans une société avec une espérance de vie de plus en plus longue, les gens se seraient mis à accumuler du capital non pas pour créer des dynasties capitalistes et permettre à leur famille de ne plus travailler, mais simplement pour leurs vieux jours. L’inégalité de fortune ne serait plus une inégalité de classe, mais une inégalité à l’intérieur de la vie de chacun, chacun devenant tour à tour travailleur et capitaliste. C’est un modèle très apaisant. Il suffit de patienter, et on se concentre sur les inégalités face au travail, plus faciles à gérer dans l’ordre symbolique.

Qu’est-ce qui a changé ?

Si on regarde le partage du revenu national en se reportant au XIXe siècle, la part revenant au travail n’a pas tant augmenté que ça. Du temps de Balzac, les revenus purs du capital (rentes foncières, intérêts et dividendes seulement liés à la possession pure d’un patrimoine) représentaient 35%, peut-être 40%. Aujourd’hui, c’est entre 25% et 30%. ça fait une différence, bien sûr.

Est-ce que ça suffit pour changer de société ? Non, on est toujours proche des deux tiers contre un tiers. Et la part du revenu du patrimoine a beaucoup remonté ces dernières années. Dans les années 1950, ce n’était que 15% du revenu national. On a mis beaucoup de temps à se remettre des chocs des deux guerres mondiales. Il faut attendre les années 1990-2000 pour retrouver les niveaux de capitalisation boursière et immobilière de 1914.

Que s’est-il passé ?

A l’issue des guerres mondiales, des chocs terribles avaient été portés aux patrimoines – la crise des années 1930 –, mais le choc a surtout été politique. On tenait les détenteurs de fortune pour responsables de l’effondrement du système des années 1930.

Et il y a vraiment une volonté de reprise en main du système capitaliste de la propriété privée. Ça a créé une transformation assez profonde du système, mais qui était en partie transitoire. En Europe, ça correspondait à un capitalisme de reconstruction.

Ce cycle est terminé selon vous ?

Oui, même si les générations des Trente Glorieuses, qui mettent un peu de temps à laisser la place, y compris dans l’ordre du discours et de l’analyse de la société, peuvent le contester. Elles ont l’impression de s’être construites elles-mêmes et d’avoir très peu hérité. C’est une réalité, car beaucoup de patrimoine avait été détruit.

Pour les générations nées à partir de 1960-1970, le monde est très différent. S’il n’y a pas d’héritage familial, si vous avez uniquement les revenus de votre travail, il y a de fortes chances que vous restiez locataire toute votre vie et que vous vous retrouviez à payer des loyers a des enfants de propriétaires.

Il y aurait alors deux classes sociales : celle qui hérite et celle qui n’aura rien.

Grosso modo, la moitié de la population hérite de rien ou presque rien, les 10% du dessus vont hériter de 500 000 euros et plus. Et les 40% du milieu héritent de 100 000 euros en moyenne. […]

En quoi la dimension héritage est-elle plus violente ?

Il y a l’égalité du droit de vote et la réalité des inégalités sociales et économiques. Mais ces dernières sont censées être fondées sur une justice, sur l’utilité commune, le mérite.

L’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme dit que les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité sociale. Oui, il y des inégalités, mais fondées sur le travail. C’est ce qui rend les inégalités supportables en démocratie.

Mais personne n’a besoin d’un propriétaire à qui payer son loyer, on peut être soi-même propriétaire, c’est très différent comme logique. Quel est l’intérêt d’avoir Liliane Bettencourt qui touche des dividendes ? On sait bien que L’Oréal, dans la compétition mondiale, peut se passer de Liliane Bettencourt, et là est le truc très perturbant dans l’analyse du mérite. On voudrait préserver cette illusion méritocratique, également au sommet des fortunes. Pourtant elle n’a rien inventé.

Certains parlent du retour d’une société de rentiers. N’est-ce pas exagéré ?

Si vous n’avez pas un gros grain de sable qui s’appelle la fiscalité, on revient inévitablement à une société de rentiers. Au niveau mondial, la fortune des millionnaires augmente de 6 à 7% par an. Si vous prolongez ça et que vous avez une croissance économique de 1%, vous allez dans un mur.

Cette croyance dans un développement harmonieux du capitalisme que la science économique du XIXe siècle a diffusée, c’est le concept du sentier de croissance équilibré, où tout progresse au même rythme : les salaires, les patrimoines, les profits. Il n’y a plus qu’à se laisser porter.

On en revient à un questionnement de l’économie politique du XIXe siècle, Marx, ou Ricardo avant lui. Ils regardaient les évolutions à long terme (Ricardo regardait la rente foncière, on pourrait prendre le prix de l’immobilier, Marx regardait le profit industriel, on pourrait prendre les stock-options), ils essayaient de s’imaginer le long terme. Et on allait dans le mur, avec des classes de plus en plus antagonistes.

Je ne dis pas qu’ils avaient raison sur tout, mais ils posaient les bonnes questions.

Et la question aujourd’hui est : qu’est-ce qu’on a comme raison pour être optimiste, si on n’a pas des institutions démocratiques assez fortes, notamment via l’impôt, pour reprendre le contrôle de ce capitalisme patrimonial complètement fou. Si on n’agit pas, alors oui, le risque d’avoir des évolutions complètement divergentes entre groupes sociaux est très fort.

Le sentiment d’injustice, dites-vous, est croissant dans cette société ?

Il y a un très fort sentiment d’injustice sur la répartition des richesses, et en même temps une difficulté à passer à des solutions politiques de lutte… Il y a aussi une très forte résignation face à la mondialisation.

Le niveau de souveraineté démocratique n’a pas évolué, mais la réalité des échanges économiques et humains s’est mondialisée, et cette contradiction crée le sentiment d’impuissance face au politique.

Vous parlez de la nécessité d’un « révolution fiscale » alors qu’au PS, dont vous êtes proche, on parle de « réforme ».

L’impôt progressif est l’enfant des guerres, du chaos, de la violence, des conflits, pas de débats démocratiques rationnels. On avait le suffrage universel bien avant 1914 et on n’arrivait pas a créer l’impôt sur le revenu. Il a été voté le 15 juillet 1914, pas pour financer des progrès sociaux, mais parce qu’on avait besoin de recettes fiscales pour faire la guerre. Mais je reste optimiste et rêve toujours d’un dépassement rationnel et pacifique du capitalisme.

La lutte des classes, c’est aussi du haut vers le bas. On entend parler de « culture de la pauvreté », de « cancer social ». Un épiphénomène ?

Je vois un très sérieux risque de sécession, non plus économique mais mentale et culturelle, d’une certaine élite.

J’étais très étonné au moment de la loi Tepa, en 2007, lors des débats de la reforme de l’impôt sur les successions. Christine Lagarde, alors ministre de l’Economie, expliquait que cela permettrait à une famille de transmettre un million d’euros sans être taxée. Elle ne se rendait pas compte qu’elle était en train de parler d’un tout petit groupe d’individus, sans doute très nombreux parmi ses amis, mais ultra-minoritaires en France.

C’est très nouveau qu’en France on soit dans cette rupture avec le réel dans le discours public et politique. Là aussi, il y a risque de sécession.

Pour lire le texte original, on va sur le site de Rue 89

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