L’auteur invité est Gaétan Pouliot, journaliste au Devoir.
Pour convaincre Bruxelles du bien-fondé d’un accord économique Canada-Europe, Ottawa a voulu stimuler l’appétit des sociétés européennes avec les alléchants contrats publics de tout le pays
Les négociations de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne lancées en 2009 sont en fin de parcours. Cet accord, dont on entend peu parler, pourrait être le plus ambitieux de l’histoire du pays et avoir des impacts importants sur le Québec. Pour y voir plus clair, Le Devoir s’est rendu dans la capitale européenne.
Le Devoir à Bruxelles – Les Européens ne voulaient rien savoir d’un accord de libre-échange avec les Canadiens. Trop complexe à négocier en raison du pouvoir des provinces; l’Union européenne n’y voyait pas d’avantages significatifs. Le Canada, lui, rêvait de voir s’ouvrir les portes du Vieux Continent et de ses 500 millions de consommateurs à ses entreprises.
Pour convaincre Bruxelles, Ottawa a décidé de stimuler l’appétit des sociétés européennes avec l’aide du premier ministre québécois Jean Charest. Au menu: les alléchants contrats publics de tout le pays, aussi appelés marchés publics. Ceux du fédéral, bien sûr, mais surtout ceux relevant des provinces, actuellement octroyés avec beaucoup de souplesse… et de protectionnisme. Des contrats chiffrés à des dizaines de milliards de dollars chaque année que l’on offre pour la première fois dans le cadre de négociations de libre-échange.
«La priorité principale, et de loin, ce sont les marchés publics», laisse tomber sans hésitation Adrian Van den Hoven, directeur des relations internationales de BusinessEurope, un puissant lobby basé à Bruxelles représentant les entreprises européennes.
Ce Franco-Canadien qui a grandi à Windsor, en Ontario, connaît bien le dossier. BusinessEurope a joué un rôle actif pour convaincre Bruxelles d’enclencher des pourparlers avec Ottawa et conseille, depuis, les négociateurs européens. «Notre but, c’est d’être certains que nos entreprises pourront participer à tous les appels d’offres sur un pied d’égalité avec les entreprises dites nationales», résume-t-il.
Les secteurs de l’énergie, de l’équipement médical, des transports et du traitement des eaux sont entre autres ciblés par des géants comme l’allemande Siemens et les françaises Alstom et Veolia. Avec la conclusion de l’Accord économique commercial global (AECG), ces multinationales espèrent avoir la voie libre pour remporter d’importants contrats au Canada. Mais cette ouverture des marchés publics ne se ferait pas sans ébranler nos manières de faire.
Des élus moins influents
La Pocatière, 5 octobre 2010. Le premier ministre Jean Charest annonce en grande pompe l’octroi d’un contrat de 1,2 milliard de dollars au consortium Bombardier-Alstom pour remplacer les voitures du métro de Montréal. Un contrat accordé de gré à gré au terme d’une saga judiciaire de quatre ans, au cours de laquelle la firme espagnole CAF fut écartée même si elle affirmait pouvoir construire les voitures à moindre coût.
Une des raisons évoquées par Québec: protéger des centaines d’emplois dans la région du Bas-Saint-Laurent. «Il est normal que le Québec puisse bénéficier, chez lui, d’une vitrine lui permettant de démontrer son savoir-faire et de mettre en avant le talent de sa main-d’oeuvre», affirmait dans un communiqué la vice-première ministre du moment, Nathalie Normandeau.
Ce qui paraissait légitime en 2010 pourrait devenir illégal avec un accord de libre-échange avec l’Europe. L’AECG interdirait l’octroi d’un contrat de cette valeur sans appel d’offres. Les entreprises canadiennes et européennes pourraient ainsi soumissionner sans discrimination.
L’entente d’une dizaine de millions de dollars signée en septembre dernier entre la Ville de Québec et Quebecor pour la gestion du nouvel amphithéâtre n’aurait peut-être pas été possible non plus.
La valeur des contrats publics au Canada est considérable: 127 milliards de dollars annuellement. Pour l’Union européenne, il s’agit du marché public le plus intéressant de l’OCDE après les États-Unis (715 milliards) et le Japon (376 milliards). La grande partie de ces dépenses est effectuée par les provinces, les villes et les autres organismes ne relevant pas d’Ottawa, dont les commissions scolaires, les cégeps, les universités, les hôpitaux et les sociétés d’État. Les juteux contrats octroyés par Hydro-Québec font notamment saliver les Européens.
L’ouverture des contrats publics, accompagnée de la perte de pouvoir des élus, ne serait pas seulement une monnaie d’échange pour un accès plus important au marché européen. Il y aurait aussi du bon, dont la réalisation d’économies lors de l’achat de biens et de services grâce à une concurrence plus vigoureuse. Cela favoriserait aussi la transparence et la lutte contre la corruption dans le milieu de la construction, laisse-t-on entendre discrètement du côté de Québec.
Si les deux parties disent que les négociations tirent à leur fin, le bras de fer n’est cependant pas terminé. Selon ce qu’a appris Le Devoir de l’équipe de négociation de la Commission européenne, Bruxelles n’a pas encore réussi à faire suffisamment de gains sur ce terrain pour conclure une entente. Et l’Europe ne se contentera pas d’une ouverture partielle des marchés publics, au coeur des négociations.
La gestion de l’eau au secteur privé ?
Est-ce qu’un accord de libre-échange Canada-Europe ouvrirait la porte à la privatisation des services publics comme l’eau potable? Non, affirment tous ceux qui sont engagés de près ou de loin dans ces négociations. «Il n’y a pas d’obligation pour l’Europe ou le Canada de privatiser les services publics», explique le député européen Vital Moreira, président de la Commission du commerce international, rattaché au groupe des Socialistes et démocrates (S&D). Si l’eurodéputé portugais voit cet accord d’un bon oeil, il n’est toutefois pas question de forcer les villes à privatiser quoi que ce soit.
«Clarifions: un accord [comme l'AECG] ne dit rien sur les services publics qui devraient être ouverts au marché, comme l’eau, les transports, l’électricité et la santé. Chaque pays, province et ville peut choisir s’il veut fournir lui-même ces services ou les sous-traiter à des compagnies privées», explique-t-il sur un ton professoral dans son bureau du parlement. L’idée que l’accord menace les services publics n’a pas de fondement, c’est tout.»
Si on ne veut pas forcer l’entrée du privé dans la gestion des services publics, les entreprises seront toutefois prêtes à sauter dans la partie lors d’éventuelles privatisations.
«La seule chose, c’est que, s’ils décident d’ouvrir ces services publics au privé, ils seront obligés de les ouvrir non seulement aux entreprises nationales, mais aussi aux compagnies de l’autre partie», poursuit le député, bien au fait des négociations et au courant des offres canadiennes.
Un intérêt confirmé par le patronat européen: «S’il y a des décisions de certaines villes d’ouvrir cela à la concurrence [le service de traitement des eaux], on voudra pouvoir y participer», dit M. Van den Hoven, de BusinessEurope.
Chose peu commune au Canada, le privé gère de nombreux services publics en Europe. Les sociétés Veolia et Suez ont été, durant de nombreuses années, responsables de l’eau potable de Paris. Après 25 ans de privatisation et quelques controverses, la mairie a toutefois décidé de reprendre le contrôle de ce «bien commun» en 2010.
Pour lire le texte original, on va sur le site du quotidien Le Devoir
Discussion
Pas de commentaire pour “Les provinces dans la mire de l’Europe”