Au-delà des pratiques frauduleuses à grande échelle des grandes institutions financières mondiales, que j’ai abordé dans le billet précédent, c’est la financiarisation de l’économie qui pose problème. Elle nous renvoie à la domination du monde de la finance sur l’ensemble des décisions économiques. Le secteur financier, autrefois fortement réglementé et cloisonné par les divers États, s’est graduellement autonomisé par rapport à l’économie réelle grâce à la déréglementation et au support des nouvelles technologies de la communication. La finance est ainsi devenue un monde qui permet l’enrichissement d’individus sans qu’il y ait nécessairement création de richesse. Dans la foulée, l’industrie financière a été le principal facteur d’accroissement des inégalités dans le monde.
Selon l’économiste Paul Krugman, les écarts croissants de revenus qui se sont produits aux États-Unis dans les années 1920 et dans les années 1990 s’expliqueraient principalement par l’explosion des revenus des employés du secteur de la finance. Autrement dit, pendant les périodes où se conjuguent libéralisme économique et dérégulation des marchés financiers, on assiste systématiquement à des euphories spéculatives, à une croissance effrénée des revenus des acteurs de la finance en même temps qu’à un accroissement des inégalités de revenus dans la société. Dans les deux cas, la liberté des marchés nous ont plutôt conduit à une croissance insoutenable parce que fondée sur des inégalités sociales croissantes et sur la prise de risques systémiques qui nous ont mené à la catastrophe. Dans les deux cas, ces mouvements de libéralisation et de dérégulation des marchés financiers nous ont conduits à la démission des gouvernants face aux marchés et à la perte de souveraineté des États endettés (principalement auprès des marchés internationaux plutôt qu’auprès des résidents).
Il apparaît maintenant clair que la fameuse primauté accordée à l’économie (traduction : aux marchés) et à la croissance (traduction : l’enrichissement sans bornes d’une oligarchie prédatrice), dont la finance devait assurer les conditions, est par nature contraire au développement des sociétés et des territoires, parce que l’une et l’autre lui font obstacle. Comme l’affirme un rapport commandité par le Commissariat général au développement durable (France) : « la logique abstraite des marchés financiers mondialisés ne connaît plus les limites que l’ordre social, la retenue ou la décence lui imposaient. Elle privilégie la satisfaction de l’individu sur la cohésion du groupe et ne reconnaît pas plus des territoires définis que des particularités sociales ou culturelles. »
Le processus de financiarisation que nous avons connu au cours des trente dernières années va bien au-delà de la seule spéculation financière; il signifie que les financiers président désormais aux décisions des directions d’entreprise, contaminant l’ensemble de l’économie. La financiarisation tend à s’imposer comme mécanisme de régulation de l’économie entière, enserrant l’économie réelle sous les règles du marché spéculatif, tournées sur le court terme et sur la valeur arbitraire du marché. Alors qu’elle devrait être gouvernée sur le long terme, l’économie réelle se voit imposer les diktats du court terme et des rendements excessifs.
On ne pourrait trouver mieux pour démontrer que la financiarisation va au-delà des dérives frauduleuses qu’en se penchant sur le cas particulier des banques canadiennes. Bien sûr, en cherchant bien on pourrait trouver certains cas de pratiques frauduleuses dans lesquelles seraient impliquées des banques canadiennes. Certaines d’entre elles sont impliquées dans les scandales décrits dans le précédent billet. Mais il faut admettre que dans ce domaine, leur comportement diffère de celui des autres banques dans le monde. La raison pour expliquer cela est fort simple : les banques canadiennes ne sont pas incitées à pratiquer la fraude sur une vaste échelle parce qu’elles profitent d’un marché oligopolistique qui fait en sorte que, quoiqu’il arrive, elles ont la capacité d’imposer les tarifs qu’elles veulent aux usagers. Et lorsqu’une crise provenant de l’extérieur aggrave leur situation, elles réclament des aides publiques (114 milliards de dollars accordées par l’administration Harper entre octobre 2008 et juillet 2010).
La conjoncture économique de 2012 n’a pas été facile. Les marchés financiers ont été traversés par des fluctuations assez fortes, confrontés à la crise de la dette souveraine européenne et aux divers bras de fer qu’ont connu nos voisins étatsuniens. Malgré cela, les grandes banques canadiennes ont connu une hausse de leur profitabilité de 18%, comme on peut le constater dans le tableau suivant. Avec près de 30 milliards $ de profits, si le taux d’imposition des entreprises étaient encore à 28%, comme il l’était en 2006 (l’administration Harper a baissé ce taux à 15%), le gouvernement fédéral aurait eu la capacité de s’accaparer une partie plus importante de la rente oligopolistique des banques et ainsi se donner une marge de manœuvre supplémentaire de 4 milliards $ en dépenses publiques, année après année (nous revenons sur ce point dans le prochain et dernier billet de cette série).
Pourtant, les dirigeants et les cadres des banques canadiennes, eux, ne se gène pas pour s’accaparer au passage d’une partie importante de cette rente. Alors que l’emploi dans le secteur de la finance au Canada ne dépasse guère 5% de l’emploi total, la part des profits qu’elle s’accapare voisine les 25%. En 2011-2012, ils se partageront un peu plus de 10 milliards $ en primes salariales. Il s’agit d’une hausse de 8% par rapport aux 9,5 milliards de l’année précédente. Le premier rang appartient à la Banque Royale (RBC), avec une somme de 3,6 milliards inscrite dans ses plus récents résultats annuels. Dans les autres pays industrialisés c’est l’inverse : les bonis chez les principales banques étatsuniennes, frappées par les scandales à répétitions et des amendes gigantesques, s’annoncent en baisse d’au moins 10% cette année. La baisse pourrait aller jusqu’à 15% parmi les grandes banques européennes, encore aux prises avec les dommages de la crise financière de 2008 et les récessions qui suivent les politiques d’austérité.
Michel Nadeau, directeur général de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP), explique cette situation par le fait que les grandes banques canadiennes profitent de conditions extrêmement avantageuses dans leurs activités de prêts. Avec des taux d’intérêt très bas, quasi nuls lorsqu’elles empruntent directement auprès de la Banque du Canada, elles sont en mesure de se prendre une bonne marge quand elles prêtent aux consommateurs, alors que le taux de défaut sur les prêts est très bas, ce qui maximise les profits des grandes banques. D’autre part, ajoute-t-il, les grandes banques conservent une part de leurs fonds en liquidités pour profiter des occasions et en placent une autre partie dans des placements qui leur rapportent de bons revenus sans représenter un risque trop grand.
Si on ajoute le fait que les banques canadiennes utilisent les paradis fiscaux pour frauder le fisc (là-dessus, elles sont comme toutes les banques du monde), on peut imaginer les montants astronomiques que les gouvernements fédéral et provinciaux perdent en revenu. Les auteurs d’une étude récente du Tax Justice Network estiment que les divers gouvernements du Canada perdent plus de 80 milliards de dollars par année à ce chapitre. En 2011, 24% des investissements des banques canadiennes à l’étranger allaient dans les 12 plus importants paradis fiscaux (ce n’était que 10% en 1987). En fait, sur les huit plus grandes destinations des investissements des banques canadiennes, cinq (la Barbade, les îles Caimans, l’Irlande, le Luxembourg et les Bermudes) sont des paradis fiscaux. Au cours des dix dernières années, les Canadiens auraient investi (par le biais des banques) 390 milliards $ aux Barbades (population de 284 000) et 175 milliards $ aux Îles Caïman (population de 55 000).
Toutes les grandes banques canadiennes produisent des rapports annuels dans lesquels elles magnifient leur responsabilité sociale, avec un peu de philanthropie par-ci, un peu d’investissement responsable par-là. Mais leur ‘core business’, lui, est fondamentalement irresponsable. Par exemple, c’est à hauteur de 20 milliards $ que la RBC finance les sables bitumineux de l’Alberta. En outre, elles profitent toutes du fait que plus de 75 % des sociétés mondiales d’exploration ou d’exploitation minière ont leur siège social au Canada.
Dans le dernier billet de cette série, on cherchera à comprendre ce que nous pouvons faire pour que la finance dominante soit plus responsable.
[...] de la finance n’est pas un dérapage mais dans la nature de la financiarisation de l’économie, d’une finance dominante mondialisée qui s’est graduellement autonomisée de la société. Dans ce dernier billet de la série je vais tenter de répondre à la question : la finance [...]