Je le soulignais dans le précédent billet, avec une production de plus de 15 millions de barils par jour, 365 jours par année, le chiffre d’affaire des Big Five – BP, Chevron, ConocoPhillips, ExxonMobil et Royal Dutch Shell – tiré de la seule exploitation de ces ressources naturelles, non renouvelables, dépassait les 500 milliards $ en 2011, avec des profits de 136 milliards $. Leur pouvoir de nuisance est donc à l’avenant, dépassant la capacité d’agir de la grande majorité des États du monde. En soi, c’est donner à des organisations guidées par le seul profit beaucoup trop de pouvoir. Et cela est d’autant plus problématique que, acquis sur la base de l’exploitation de ‘dons de la nature’, ce pouvoir sert aujourd’hui les forces réactionnaires négationnistes qui s’opposent par tous les moyens à la lutte contre le réchauffement climatique.
Grâce à la lumière qui est faite sur les Big Five – qu’on peut raisonnablement extrapoler pour les autres entreprises de l’industrie du pétrole et du gaz – il est possible d’illustrer ce pouvoir de nuisance de l’industrie. Par exemple, comme le signale un collaborateur de ThinkProgress aux États-Unis, le tiers des profits des pétrolières sert à racheter des actions pour en faire grimper le prix artificiellement, au profit des actionnaires et des dirigeants, contribuant ainsi à la croissance des inégalités mondiales de revenu. Aux États-Unis, ces Big Five contribuent aux campagnes de financement des deux grands partis, mais dans un ordre de 4 pour 1 pour les Républicains. Cela est très payant puisque tous les efforts des sénateurs ou des représentants progressistes pour éliminer les avantages fiscaux des pétrolières se sont jusqu’à maintenant révélés vains (les pétrolières peuvent en effet être exonérées de 15% de leurs dépenses d’exploitation des puits). Pour un investissement de 50 millions $ en lobbying et de 8 millions $ en contributions politiques en 2012, les grandes pétrolières ont profité d’exonérations fiscales estimées à 2,4 milliards $ ! En mars 2012, c’est à 51 votes pour et 47 contre qu’un projet de loi pour éliminer cette exonération a été perdu au Sénat (parce qu’il devait atteindre au moins 60 votes). Le président de l’American Petroleum Institute a beau affirmer que l’industrie n’est pas subventionnée, la réalité est que les exonérations fiscales – ou dépenses fiscales – produisent les mêmes avantages que des dépenses budgétaires.
Prenons l’exemple très concret d’Exxon: en 2011, en raison d’exonérations fiscales de 600 millions $, son taux effectif de taxation a été de 13%, soit bien en deçà du taux maximum de 39% aux États-Unis. Au troisième trimestre de cette année là, elle a dépensé 5,3 milliards $ en rachat d’actions, dépensé 12,9 millions $ en lobbying, donné 2,77 millions $ aux deux grands partis, dont 89% aux républicains, accordé 24,7 millions $ à son PDG et, finalement, pris la décision stratégique d’investir dans le développement des sables bitumineux de l’Alberta.
Donc, le pouvoir de nuisance des pétrolières sur les finances publiques est réelle. Mais la nuisance qu’elles représentent sur le climat est encore plus néfaste. Comme on peut le constater dans le graphique suivant, les secteurs qui émettent le plus de GES sont la production d’électricité (charbon et gaz principalement), le transport (pétrole), le bâtiment (gaz et pétrole) et l’industrie (dont les raffineries).
Aux États-Unis, l’EPA a dévoilé pour la première fois la liste des 41 sources les plus importantes d’émission de GES dans lequel on trouve, parmi les trois premières places, l’industrie du pétrole et du gaz. On peut voir dans le tableau suivant que, loin en avant de toutes les autres sources, la production d’énergie (principalement le charbon, mais aussi le gaz) est responsable de l’émission de 2 221 millions de tonnes de CO2 (à elle seule un tiers des émissions totales, mais elles sont en baisse). La deuxième source est le secteur de la production de pétrole et de gaz (les puits), avec l’émission de 225 millions de tonnes, dont le tiers est due aux émissions de méthane des puits (40% de toutes les émissions de méthane). La troisième source est l’ensemble des raffineries, avec 182 millions de tonnes. On pourrait aussi y ajouter l’industrie pétrochimique avec ses 53 millions de tonnes de CO2 produites.
L’industrie du charbon reste le principal responsable, mais son pouvoir de nuisance s’affaiblit : en raison de la fermeture de plusieurs centrales, ses émissions sont en baisse. Et cela devrait s’accélérer avec les nouvelles mesures mises en place par l’EPA concernant les centrales électriques. Par contre, les efforts qui permettraient de s’attaquer plus globalement aux émissions de carbone sont systématiquement bloqués par le lobby de l’industrie du pétrole et du gaz. Le cas le plus récent de ce blocage est en train de se produire au Congrès : deux projets de loi viennent d’être déposé simultanément, dont l’un à la Chambre des représentants par des démocrates conduits par Henry Waxman (Californie) qui propose d’imposer une taxe carbone sur les principales sources d’émission, et l’autre au Sénat par Barbara Boxer (démocrate de Californie) et Bernie Sanders (indépendant socialiste du Vermont) pour une taxe sur les émissions de carbone. Les chances de succès restent néanmoins très minces.
Pourquoi ? Parce que les opposants anti-taxes sont nombreux : tous les républicains, l’American Fuel and Petrochemical Manufacturers, l’American Energy Alliance, Heritage Action, l’American Petroleum Institute, etc. Ils vont inonder les ondes, dont évidemment Fox News, d’une campagne de désinformation pour condamner cette taxe qui va ralentir le développement de l’industrie, affaiblir la compétitivité des entreprises étasuniennes et faire perdre des emplois…on connaît bien la chanson. Dans ce domaine ils ont les moyens financiers que les autres n’ont pas. On a montré ailleurs que, dans la campagne des pour et des contre le projet de pipeline Keystone XL, ceux qui étaient favorables avaient des moyens financiers 35 fois supérieurs à ceux qui s’y opposaient. Le lobby du pétrole avait un budget de 178 millions $ en 2012 pour cette campagne (dont 95 millions $ de la Chamber of Commerce, 14 millions $ de la Business Roundtable, 13 millions $ d’Exxon ainsi que 1,5 million $ provenant de 5 syndicats), contre un faible 5 millions $ pour les opposants (dont des groupes environnementaux, la League of Women Voters, l’Oglala Sioux Tribe et un groupe affilié aux Quakers).
Je pourrais conclure ce 2e billet, qui porte sur le pouvoir de nuisance des pétrolières, en mettant une emphase particulière sur les éléments probablement les plus dangereux de ce pouvoir, c’est-à-dire les milliardaires Koch. J’ai déjà abordé dans des billets d’OikosBlogue (dont celui-ci) le rôle de cette famille de milliardaires étatsuniens réactionnaires qui ont financé les mouvements extrémistes et négationnistes. Un billet récent paru sur le site du groupe Center for Public Integrity permet de faire le point sur leur soutien financier des causes réactionnaires (dont 310 millions $ accordés à 4 Fondations).
La nuisance dont j’ai parlé dans ce billet provenait essentiellement d’exemples des États-Unis. Mais elle se révèle partout ailleurs où les intérêts de l’industrie du pétrole et du gaz a des intérêts, y compris au Canada. C’est ce que je vais montrer dans le prochain billet.
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