Dans un billet, en septembre, OikosBlogue a donné la parole à ces économistes français qui, atterrés de voir que les politiques ultralibérales, qui ont mené l’économie mondiale au bord du gouffre de la dépression, sont toujours à l’ordre du jour et que leurs fondements théoriques ne sont pas remis en cause, faisait une présentation critique de dix postulats qui continuent à inspirer chaque jour les décisions des pouvoirs publics partout en Europe, malgré les cinglants démentis apportés par la crise financière et ses suites.
Appuyé par 630 signataires, le manifeste des économistes atterrés souligne pourtant que d’autres choix sont possibles et souhaitables, à condition de desserrer l’étau imposé par l’industrie financière aux politiques publiques. Dans le présent billet, je désire revenir sur ce qu’il nous disait dans le domaine de la fiscalité. La réflexion reposait sur trois fausses évidences.
D’abord celle (no 4) selon laquelle l’envolée des dettes publiques résulte d’un excès de dépenses. La dette publique sacrifie les générations futures en s’adonnant à des dépenses sociales inconsidérées ? Faux ! La montée de la dette publique, en France et dans de nombreux pays européens, provient largement non pas d’une tendance à la hausse des dépenses publiques mais de l’effritement des recettes publiques, du fait de la faiblesse de la croissance économique et de la contre-révolution fiscale menée par la plupart des gouvernements depuis vingt-cinq ans. Ainsi en France, un récent rapport parlementaire chiffre à 100 milliards d’euros en 2010 le coût des baisses d’impôts consenties entre 2000 et 2010. Faute d’harmonisation fiscale, les États européens se sont livrées à la concurrence fiscale, baissant les impôts sur les sociétés, les hauts revenus et les patrimoines.
Deuxième fausse évidence (no 5) : il faut réduire les dépenses pour réduire la dette publique. Encore une fois, faux ! La dynamique de la dette dépend en toute généralité de plusieurs facteurs : le niveau des déficits primaires, mais aussi l’écart entre le taux d’intérêt et le taux de croissance nominal de l’économie.
Le taux de croissance de l’économie n’est pas indépendant des dépenses publiques : à court terme l’existence de dépenses publiques stables limite l’ampleur des récessions (« stabilisateurs automatiques ») ; à long terme les investissements et dépenses publiques (éducation, santé, recherche, infrastructures…) stimulent la croissance. Si la réduction des déficits plombe l’activité économique, la dette s’alourdira encore plus. Le succès de l’ajustement des comptes publics au Canada dans les années 1990, nous disent ces économistes, n’a été possible que parce qu’elle s’est faite de façon isolée dans un contexte de croissance général. Si tous les pays développés cherchent en même temps à appliquer cette politique, les risques de dérapage sont manifestes.
Pour éviter que le rétablissement des finances publiques ne provoque un désastre social et politique, le manifeste propose deux mesures : maintenir le niveau des protections sociales, voire les améliorer (assurance-chômage, logement…); accroître l’effort budgétaire en matière d’éducation, de recherche, d’investissements dans la reconversion écologique, pour mettre en place les conditions d’une croissance soutenable, permettant une forte baisse du chômage.
Dernière fausse évidence (no 6) : la dette publique reporte le prix de nos excès sur nos petits-enfants. Bien sûr que ce peut être vrai. Mais l’idée est elle-même un excès d’hypocrisie ! Dans la réalité, la dette publique est un mécanisme de transfert de richesses des contribuables ordinaires vers les rentiers. Autrement dit, si les petits-enfants sont les héritiers des rentiers, nous n’avons pas à nous inquiéter pour eux. Évidemment, dans un pays où le système de retraite est par répartition, les grands perdants sont les contribuables d’aujourd’hui.
Mais peu importe le système de retraite, les politiques fiscales anti-redistributives ont donc aggravé à la fois, et de façon cumulative, les inégalités sociales et les déficits publics. Ces politiques fiscales ont obligé les administrations publiques à s’endetter auprès des ménages aisés et des marchés financiers pour financer les déficits ainsi créés. C’est ce qu’on pourrait appeler « l’effet jackpot » : avec l’argent économisé sur leurs impôts, les riches ont pu acquérir les titres (porteurs d’intérêts) de la dette publique émise pour financer les déficits publics provoqués par les réductions d’impôts…
L’accroissement de la dette publique en Europe ou aux USA n’est pas principalement le résultat de politiques keynésiennes expansionnistes ou de politiques sociales dispendieuses, mais plutôt celui d’une politique en faveur des couches privilégiées. Pour redresser de façon équitable les finances publiques ils suggèrent deux mesures : redonner un caractère fortement redistributif à la fiscalité directe sur les revenus; supprimer les exonérations consenties aux entreprises sans effets suffisants sur l’emploi.
Un autre manifeste d’économistes, cette fois aux États-Unis, est venu ajouter une pièce à ce puzzle de la politique budgétaire et fiscale dans le contexte actuel. Lancé par 16 économistes réputés (dont Joseph Stiglitz, Alan Blinder, Robert Reich, Richard Parker, Derek Shearer, Laura Tyson et Sir Harold Evans), ce manifeste exige de l’administration Obama un nouveau plan de relance pour remettre le pays au travail. Reconnaissant la nécessité de limiter l’explosion des déficits budgétaires dans le moyen-long terme, ces économistes affirment que le moyen le plus sûr de corriger le déficit est de revenir rapidement au plein emploi.
Pour eux, l’impératif est de remplacer le pouvoir d’achat perdu par les millions de travailleurs en chômage afin de stimuler la demande. Faire de la réduction du déficit la première cible, affirment-ils, reviendrait à faire exactement la même erreur que celle des années 1930, ce qui prolongerait la Grande récession, mettrait à mal la cohésion sociale déjà fragile du pays et infligerait à des millions de personnes une inutile souffrance.
Trois économistes progressistes, Paul Davidson, James K. Galbraith and Lord Robert Skidelsky, ont cependant refusé de signer ce manifeste, qu’ils appellent la pétition des « Colombes ». Ils ont refusé pour une raison : ils rejettent catégoriquement l’idée selon laquelle ils devraient « …recognize the necessity of a program to cut the mid-and long-term federal deficit », incluse dans le texte du manifeste.
Pour eux, les Etats-Unis ne font pas face à un problème de déficit grave. En ramenant le plein emploi, les déficits seront rapidement résolus. Ils appellent donc les économistes du manifeste à « …reconsider their casual willingness to concede to an unfounded hysteria over supposed long-term deficits, and to concentrate instead on solving the vast problems we presently face ».
[...] Je le signalais dans un billet récent, les meilleurs économistes annoncent une retombée dans la crise dans les années à venir. « Faire de la réduction du déficit la première cible, affirment-ils, reviendrait à faire exactement la même erreur que celle des années 1930, ce qui prolongerait la Grande récession, mettrait à mal la cohésion sociale déjà fragile du pays et infligerait à des millions de personnes une inutile souffrance ». [...]