L’auteure invitée est Antoinette Brouyaux, du Réseau finance alternative, Belgique.
De tout temps, l’agriculture a eu besoin de financements pour assurer la continuité de la chaîne alimentaire, depuis l’accès au foncier jusqu’à la distribution des produits transformés. Dès le XIXe siècle, des caisses de crédit mutuel ont permis aux paysans européens de s’organiser pour pouvoir investir dans des conditions équitables. Des pratiques similaires, comme les tontines en Afrique, ont permis à des générations entières de paysans de faire face aux achats d’intrants ou aux aléas climatiques nécessitant la constitution de réserves. Ces coutumes ont d’ailleurs inspiré de nombreux projets d’aide au développement comme les « banques de céréales ».
Pourtant, à l’ère de la globalisation, des cultures pourrissent sur pied dans des pays manquant d’infrastructures de stockage ou d’acheminement des produits vers les marchés. Production, transformation et distribution nécessitent une fixation des prix et des préfinancements que garantissent des mécanismes comme le commerce équitable, mais qui ne sont malheureusement pas assurés via le commerce traditionnel.
Il ne faut pas aller bien loin pour constater les méfaits d’une dérégulation agricole qui entraîne un dumping fatal aux producteurs : pensons aux litres de lait versés dans les champs par les producteurs wallons en septembre 2009…
L’heure est donc venue de repenser le financement de l’agriculture, de sorte que la mobilisation d’actifs contribue réellement à une agriculture durable, tant sur le plan social qu’économique et environnemental.
Un cadre politique fondé sur la souveraineté alimentaire
Certes, les investisseurs privés ne sont pas les premiers acteurs auxquels on pense, lorsqu’on parle d’agriculture. Les États ont évidemment un rôle fondamental à jouer dans la fixation de leur politique agricole et des règles du jeu au plan international.
Du côté des pays riches, il s’agit de garantir à la fois l’approvisionnement de leurs propres populations et l’intérêt des pays moins avancés, qui subissent de plein fouet la libéralisation des échanges, et ne combattent pas à armes égales sur le marché international. L’aide au développement fournie par les pays riches devrait permettre des investissements dans le sud, visant à garantir la souveraineté (ou l’autonomie) alimentaire des pays concernés. Cependant, les pays riches ont une fâcheuse tendance à reprendre d’une main ce qu’ils donnent de l’autre (quand leurs promesses d’aides se concrétisent, ce qui n’est pas toujours le cas), parce qu’ils imposent aux pays du sud des politiques inéquitables. Un exemple : les subventions à l’exportation de produits à bas prix qui concurrencent la production locale. De telles subventions sont a priori interdites, mais dans la pratique, le phénomène perdure.
Du côté des pays pauvres, l’intérêt des populations commande le soutien à une agriculture paysanne, permettant de répartir les terres, les revenus et les denrées. Le plus souvent, sur le terrain, c’est tout le contraire qui se passe… D’où l’augmentation de la malnutrition et de l’exode rural, que les aléas climatiques ne peuvent qu’amplifier. Pour renverser cette tendance, plutôt que de laisser l’agro-industrie détruire la paysannerie et accroître l’insécurité alimentaire, les États devraient mieux protéger leurs marchés par des mécanismes comme les droits de douane ou la fixation de prix. Ce qui peut être envisagé dans une perspective de collaborations à l’échelle régionale, comme l’Europe l’a fait en construisant le marché européen.
Il s’agit aussi à présent de réinvestir dans le secteur agricole pour améliorer les rendements mais aussi le niveau de vie des agriculteurs, premières victimes de la malnutrition. Et cela, sans porter préjudice à l’environnement qui garantit leur survie à long terme mais en optimisant, au contraire, les potentialités de la nature.
Enfin, qu’il s’agisse de fonds publics ou privés, leur affectation à des pratiques agricoles durables devrait pouvoir être garantie par une traçabilité de l’argent. Ceci pour éviter le syndrome du Petit Poucet : soit qu’entre le bailleur de fonds et les paysans, l’essentiel de l’argent soit semé sur le chemin !
Finance solidaire : dans quelles conditions ?
Même si leurs conditions de vie sont très différentes, agriculteurs du nord et du sud de la planète sont à présent confrontés au même défi : celui de la maîtrise des outils de transformation et de distribution de leurs productions. C’est l’avis que partage Marc Fichers, directeur de l’ASBL Nature & Progrès (Belgique), avec de nombreux autres acteurs. D’après lui, il n’y a plus d’avenir dans une agriculture basée sur une fourniture d’ingrédients où la valorisation est aux mains de l’industrie. Les agriculteurs ont au contraire intérêt à s’orienter vers les produits à haute valeur ajoutée : fruits et légumes, voire fromage, ce qui nécessite peu de surfaces. De tels produits peuvent en effet être vendus localement avec une plus grande marge pour l’agriculteur, que les matières premières qu’il livre à un marché mondialisé où la concurrence fait rage, et sur lequel il n’a aucune prise.
A partir du moment où l’agriculteur se réapproprie la transformation et la commercialisation de ses produits, le rapprochement avec le consommateur redevient possible. Ce dernier peut par exemple contribuer à financer l’activité agricole en souscrivant à un abonnement de produits livrés régulièrement. On a vu se multiplier, ces dix dernières années, dans de nombreux pays, les groupes d’achat collectifs (GACs) ou solidaires de l’agriculture paysanne (GAS ou GASAP).
Une telle forme de fidélisation de la clientèle assure un revenu régulier au producteur. Si l’engagement du consommateur s’inscrit dans le long terme comme le proposent les GASAP (via un contrat d’un an), le financement de l’ensemble de l’activité s’en trouve facilité, depuis la production jusqu’à la livraison en passant par la transformation.
Adopter un point de vue collectif
On le voit, le préfinancement via la formule d’abonnement revêt un caractère collectif important. Toute une dynamique de groupe est à l’œuvre, qui relie les producteurs aux consommateurs-investisseurs et ces consommateurs-investisseurs entre eux. Ce fonctionnement collectif favorise l’apprentissage mutuel et la démarche solidaire.
L’accès au foncier peut, lui aussi, être envisagé de manière collective. Vu le prix prohibitif des terres, les agriculteurs pourraient se les partager, en développant des complémentarités. Certes, reconnaît Marc Fichers, « en Belgique, l’agriculteur est une personne qui travaille plutôt seule. On ne connaît pas beaucoup d’agriculteurs qui acceptent de partager leurs idées, leurs outils, voire leur production. Mais la situation les y amènera peut-être ». En ville, déjà, on voit fleurir des potagers communautaires et même des vergers collectifs.
Quant au modèle coopératif, il connaît un regain de succès. On distingue les coopératives spécialisées dans la transformation et la distribution des produits (ex. Coprosain, Faircoop) et les coopératives foncières (ex. Ferme du Hayon). Certains agriculteurs combinent une coopérative de production et une coopérative foncière, comme la ferme de la Baillerie à Bousval.
Attention, met en garde Marc Fichers, de ne pas idéaliser le modèle coopératif : « au départ, les grandes fromageries ou les grandes structures de transformation du lait étaient toutes des coopératives d’agriculteurs. En grandissant, elles ont fait rentrer du capital extérieur dans leur structure pour, à la fin, se faire racheter par des grands groupes agro-industriels. D’où l’importance de fixer clairement les règles du jeu dès le départ, de sorte que les coopératives agricoles restent clairement dans les mains des agriculteurs ».[…]
Les terres publiques
Enfin Marc Fichers relève que de nombreuses structures publiques – communes, régies foncières, CPAS, églises – possèdent des terres, mises en location. Vu leur prix et l’état des finances publiques, ces propriétaires institutionnels sont de plus en plus souvent tentés de les vendre. Habituellement, les critères régissant la vente ou la location de terres publiques sont le prix et la proximité.
Il revient aux citoyens et à ceux qu’ils élisent de faire valoir auprès de ces instances, que les cahiers des charges de telles ventes – tout comme les contrats de location (bail à ferme) – pourraient contenir des clauses sociales et environnementales. Ceci afin de permettre le déploiement de l’agriculture biologique, d’activités agricoles à finalité sociale, de production maraîchère pour la vente en circuit court, au niveau local.
Conclusion : la finance de la fourche à la fourchette
Chacun peut contribuer au financement de l’agriculture paysanne en tant que consommateur fidélisé et solidaire, en tant que coopérateur et en tant que citoyen pour exiger des responsables politiques qu’ils prennent leurs responsabilités à tous les échelons de pouvoir : au niveau global pour adopter des politiques agricoles garantissant l’accès aux terres et la protection des marchés ; et au niveau local où se discutent les règles d’attribution des terres agricoles publiques.
L’enjeu est surtout de différencier la capture des rentes foncières, des investissements nécessaires, du moins si l’on s’accorde sur leur objectif : garantir une agriculture durable pour les paysans comme pour les consommateurs et la préservation des ressources naturelles.
Des modèles intéressants sont à découvrir à l’étranger ou près de chez nous, des solutions de partage des terres sont envisageables pour ceux qui souhaitent s’installer comme agriculteurs sans pour autant posséder les terres ad hoc. Plus que jamais, la créativité et l’échange sont à promouvoir pour orienter les pratiques agricoles vers une gestion commune de la chaîne alimentaire.
On peut lire ce texte, avec ses références, sur le site de Financité
[...] celui de l’argent. Ce sont là des biens trop importants pour être laissés aux seuls marchés. À l’ère de la globalisation, nous dit Antoinette Brouyaux, des cultures pourrissent sur pied dans certains pays alors que des pénuries frappent des [...]